Non, et c’est pourquoi il faut chercher ailleurs les raisons (bonnes ou mauvaises, c’est selon) de l’incartade française. La rencontre de Genève semble avoir servi d’accélérateur aux rancœurs françaises contre l’administration américaine. En quelques mois, plusieurs contentieux se sont accumulés. Par leur guerre électronique, les écoutes de la NSA ridiculisent les alliés des Etats-Unis. L’Iran même est le théâtre d’une guerre économique. L’Executive Order 13645, signé le 3 juin par le Président Obama, sanctionne les pays fournissant des pièces ou des services au secteur automobile iranien. En visant, sans l’écrire, Peugeot et Renault, les Etats-Unis ménagent à leurs entreprises (ou filiales) la possibilité d’approvisionner le marché iranien en véhicules complets. L’assouplissement de l’embargo permettrait ainsi d’ouvrir le marché aux entreprises étasuniennes en le fermant aux sociétés des autres pays, dont la France, fortement présente en Iran dans le secteur automobile. Business as usual. Les Français en sont d’autant plus dépités qu’ils avaient montré un zèle certain dans l’application de l’embargo, allant contre leurs propres intérêts économiques. D’autres dossiers peuvent nourrir les mêmes ressentiments. Les Français ont pu espérer que leur ralliement au commandement militaire intégré de l’OTAN ouvrirait des débouchés à l’avion de chasse Rafale, de l’avionneur Dassault. Ce ne fut pas le cas. Les Etats-Unis ont contré les espoirs français de vente du Rafale au Brésil. Seules les révélations de Snowden et la colère qu’elle provoque chez les dirigeants brésiliens pourraient conduire le Brésil à revenir vers l’offre française, ce malgré l’effet catastrophique, dans toute l’Amérique latine, de l’interdiction française de vol de l’espace aérien national au président bolivien Morales, suspecté d’abriter à bord Edward Snowden. La France compte aussi sur le ressentiment saoudien envers les Etats-Unis dans la double affaire syrienne et iranienne pour reprendre pied dans le royaume. Ecartée du nucléaire, elle se console avec d’autres marchés et veut faire mieux encore, avec le Rafale notamment, qui a fait ses preuves en Lybie, salon de l’aéronautique et de l’espace grandeur nature.
En résumé, l’éclat de Laurent Fabius relève de deux lectures, qui pourraient s’avérer complémentaires. Le premier niveau est un affichage d’alignement sur les positions des faucons israéliens et étasuniens à la veille d’une visite du Président Hollande en Israël. La seconde lecture relève du billard à plusieurs bandes, d’un mélange de guerre économique et de rivalités diplomatiques sur l’échiquier international.
Dans le contexte de déconfiture sociale et politique de la France, la saillie de Fabius serait au moins un signe d’indépendance à peu de frais, au mieux l’esquisse d’un partage plus équilibré des zones de pouvoir et d’influence économique et diplomatique, l’une confortant l’autre.
Les afféteries de John Kerry à Paris, cajolant Fabius en français, voici quelques semaines, ne sont plus de mise, les aménités du ministre français non plus. La diplomatie française n’affiche guère de lisibilité si elle manque d’ambition, se contentant d’alterner alignement et rodomontades, respect du droit international et dédain pour la Charte de l’ONU, souci d’équilibre et partis-pris.
Le pari de Fabius est osé. Il court le risque de faire capoter le processus de normalisation en Iran, par contrecoup, la paix en Syrie.
S’il ouvre à la France des marges de manœuvre que l’allié américain et sa propre flagornerie lui ont fermées, l’éclat s’avérera utile. Encore faut-il ne pas trop froisser les Iraniens ni donner du grain à moudre aux faucons, adversaires de la « chouette » Obama (la distinction entre les faucons excessifs et les chouettes avisées en matière politico-militaire est reprise de Benjamin Barber : L’empire de la peur, Fayard, 2003).
Une partie de la réponse sera fournie à partir du 20 novembre, le reste fera l’objet d’épreuves de force plus ou moins feutrées, de discrètes transactions entre alliés, néanmoins farouchement rivaux. La constance fera que le coup d’éclat soit un coup de force, non un coup d’épée dans l’eau.
* Vice-président du GIPRI (Institut International de Recherches pour le Paix à Genève), Gabriel Galice a dirigé l’ouvrage collectif Regards croisés sur la guerre et la paix (L’Harmattan, 2013)