Reprenons le fil des évènements. Aux élections de février 2013, tout le monde misait sur une victoire du « centre gauche » conduit par Bersani qui aurait suivi la politique économique de Monti. Toute la presse « économique » (c’est-à-dire capitaliste) européenne se réjouissait à l’avance. Si Bersani ne réussissait pas son pari, on avait un plan B : une coalition Bersani-Monti, les sondages promettant monts et merveilles à l’ancien chargé d’affaires de Goldman-Sachs. Patatras ! Les électeurs, sur qui on ne peut décidément pas compter, déjouent ces plans. La coalition du « centrosinistra » obtient bien, de justesse, la majorité absolue à la chambre des députés, mais rate le Sénat. Les deux surprises sont d’une part la poussée du Mouvement des Cinq Étoiles de Beppe Grillo et la résistance du PDL de Berlusconi qui talonne le « centrosinistra ».
Impossible donc de former un gouvernement. Monti est chargé des affaires courantes. La bataille se déplace vers la présidence de la république. Les manœuvres succèdent aux manœuvres. Bersani veut Prodi pour succéder à Napolitano. Mais d’Alema, autre dirigeant du PD fait échouer l’affaire. Une solution émerge : Rodotà, ancien dirigeant du PDS, qui aurait le soutien de la base du PD, de toute la « gauche » et des partisans de Grillo. Mais Bersani s’y oppose. Une alternative réelle au système Berlusconi aurait pourtant pu s’esquisser. Mais c’est précisément ce dont les dirigeants du PD ne voulaient pas. Ils oeuvrent pour un gouvernement de « large coalition », c’est-à-dire pour faire rentrer le PDL de Berlusconi dans le jeu. Et c’est Napolitano qui est à la manœuvre. Ainsi l’accord PD/PDL aboutit à la réélection de Napolitano qui confie ensuite à Letta (un PD ex-démocrate-chrétien) la charge constituer un gouvernement PD/PDL.
Voilà où nous en sommes. Les combines au sommet ont fini par rayer le vote des citoyens. Au lieu d’une rupture avec les deux décennies berlusconiennes, les dirigeants du PD ont réussi à remettre en selle le caïman qu’on croyait sorti de la vie politique italienne. Des milliers de membres du PD ont déchiré leur carte. Il y a eu des manifestations au siège du PD pour dire « Non à Berlusconi ». Mais rien n’y a fait. Les grillistes se réfugient dans l’opposition, mais ils sont sans perspectives, sinon d’être une opposition loyale de la caste au pouvoir qui garde son pouvoir intact.
La suite est déjà presque écrite : le gouvernement de coalition va finir de remettre en scène Berlusconi ; ce dernier a de bonnes chances de faire voter la réforme qui lui tient à cœur, la présidentialisation du régime par l’élection du président au suffrage universel. Aux prochaines élections, le PDL l’emportera et Berlusconi peut sérieusement caresser l’espoir d’être élu président.
À tous égards c’est un désastre. Un désastre dont on voit mal comment pourrait surgir une alternative ; le M5S de Grillo n’est pas un parti politique mais un rassemblement de circonstances des « vaffan » (en bon français « qu’ils aillent se faire enc… »), même si ce rassemblement peut aussi porter des germes de renouveau politique mais qui risquent d’être étouffés après ce week-end « di vomito » (à vomir) comme Grillo a qualifié l’inciucio (les magouilles) des 21 et 22 avril. À gauche du PD, il n’y a rien : l’échec patent de la coalition hétéroclite réunie autour des groupes communistes maintenus, de l’Italie des valeurs et de quelques verts a obtenu un résultat anecdotique et n’a plus aucun poids politique sérieux. Vendola et son SEL sont en retrait. Le PD est un rassemblement de féodalités que n’unit aucune orientation politique sinon le partage des prébendes du pouvoir.
La « povera Italia » ne manque pourtant pas de ressources. La vitalité du peuple et de la « société civile » contraste avec les puanteurs du marais politicien. Mais peut-être faut-il boire le calice jusqu’à la lie pour que le nouveau puisse se faire jour.
Un Français qui observe les événements italiens ne peut s’empêcher de penser « De te fabula narratur ». La bonapartisation du régime italien, nous l’avons connue en 1958. La décomposition de la gauche française et plus généralement de la classe dominante n’a pas grand-chose à envier à celles des rives du Tibre. Avec une histoire très différente, le PS ressemble fort au PD. Une leçon commune : la gauche n’existe plus, ni à Paris ni à Rome. Il est vain de s’accrocher à des fantômes. Il faut laisser les morts enterrer leurs morts, comme le dit l’Évangile.
Effectivement Denis, on peut faire le parallèle avec la France où le clivage droite-gauche n'a pas plus de sens. Je pense que ce qui unit cette crise politique dans les deux pays c'est le rejet de la politique européenne sur laquelle Berlusconi et Grillo ont su habilement flirté. Tu me diras encore une fois que cette politique n'est pas celle de l'Europe mais des Etats européens. Certes. Mais, au final, la coalition des Etats autour de cette politique donne un ensemble cohérent qui s'exprime à travers la voix des institutionsd européennes et c'est ainsi que le vivent à juste titre nos concitoyens et voisins frontaliers. En Italie comme en France il y a une union sacrée des partis traditionnels autour de cet ensemble. C'est ce qui nous vaut le vote de l'ANI (la loi sur le travail en droite ligne de ce qui se fait chez nos principaux voisins : flexisécurité, etc...) mais aussi l'adoption du "mariage pour tous" car il y a aussi une idéologie sociétale européenne et on n'a pas manqué de trouver des sénateurs de droite pour voter cette folie. Sans vouloir jouer les Cassandre, je suis inquiet sur la suite. Les ex-"indignés" espagnols sont en train de se préparer à la confrontation violente avec leur gouvernement. En France, la "manif pour tous" et les actions menées par les ouvriers victimes de la désindustrialisation poursuivie par Hollande portent clairement les germes d'une même voie. La faillite des Gauches européennes est actée. Ce qui nous manque ce sont des hommes d'Etat (au sens républicain bien sûr) dignes de ce nom, d'où qu'ils viennent... Pas des hommes providentiels mais de vrais démocrates qui s'appuient sur la richesse citoyenne qui s'exprime sous de multiples formes, en France comme en Italie. L'obstination des gouvernements européens à ignorer ce que leur crient leurs peuples ne peut déboucher que sur la violence.