L'Europe, c'est d'abord et avant tout un ensemble de peuples qui vivent depuis des siècles sur de vastes étendues à l'ouest de la Russie, de la Mer Noire et de la Mer Egée jusqu'aux rives de l'Atlantique. Née de l'empire romain, sa matrice commune plus vaste qu'elle-même, l'Europe est un héritage commun qui a généré des valeurs diversement partagées et respectées à travers un ensemble de nations, fières de leur passé, de leurs traditions, de leur culture, de leur langue, de leurs différences. Ces valeurs ont rayonné au point d'imprégner profondément d'autres peuples hors du périmètre européen. Constituées en Etats qui se sont affrontés pour des ambitions territoriales ou des rivalités religieuses, ces nations ont survécu à travers les siècles aux pires vicissitudes et même aux terribles déflagrations du XXe siècle.
Elles sont aujourd'hui menacées comme jamais elles ne l'ont été. Non par la guerre, mais par une monstruosité technocratique au service d'une idéologie libre-échangiste qui a nom "Union européenne". L'UE n'est pas l'Europe. C'est même la négation de ce que le meilleur de l'Europe a pu proposer au monde.
L'UE n'est pas la paix, contrairement à ce que certains veulent faire croire. La paix, ce fut l'œuvre de deux nations, l'Allemagne et la France décidées à tourner la page d'un siècle de conflits. Ce ne fut pas le résultat d'une UE incapable de faire la paix en Yougoslavie où même lors d'un minime conflit entre l'Espagne et le Maroc.
L'UE n'est pas la démocratie, c'est même tout le contraire. La "méthode Monnet" est un processus de contournement des Etats, où s'applique un certain degré de contrôle démocratique, par transfert d'attributions de ces Etats vers des institutions supranationales qui échappent à ce contrôle. Le Conseil des Ministres de l'UE - l'institution qui est en charge de la décision - n'est soumis à aucun contrôle démocratique et n'est comptable de ses choix devant aucune institution représentative des peuples affectés par ces choix.
L'UE n'est pas la justice sociale. Au nom de ce qui est présenté dans la littérature européenne comme "les quatre libertés fondamentales de l'UE" (liberté de circulation des personnes, des capitaux, des biens et des services), au nom du primat de la concurrence érigée en valeur suprême, l'objectif de l'UE est de "réduire le périmètre de l'Etat", c'est-à-dire confier au secteur privé l'essentiel des activités humaines.
La Cour de Justice de l’UE, s’appuyant sur une interprétation extensive des traités, a construit un ordre juridique imposé aux Etats et à leurs ressortissants qui comporte des choix de société sur lesquels jamais personne ne s’est prononcé et qui bafoue les droits humains fondamentaux tels qu’ils sont énumérés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, en particulier ces droits déclinés aux articles 22 à 27 : droit à la sécurité et à la protection sociales, au travail, à un niveau de vie suffisant, au logement, à la santé, à l’éducation, à la vie culturelle…
Le libre-échange érigé en dogme est devenu l’instrument non pas de la prospérité des peuples, mais de leur asservissement. Ceux-ci sont livrés à la concurrence débridée à laquelle se livrent les firmes à la recherche du moins disant social, fiscal et écologique, dressant les salariés d’Europe les uns contre les autres et faisant renaître, de ce fait, les formes les plus dangereuses de nationalisme.
La pauvreté, la précarité et le chômage ont atteint des sommets inconnus depuis un siècle. Les politiques de l’UE ont ressuscité une catégorie que les luttes sociales avaient fait disparaître : le travailleur pauvre. Elles ont amplifié un phénomène autrefois marginal : le travailleur détaché.
L'UE a remplacé l'objectif d'égalité par celui de la compétitivité, mettant, au nom de leur prétendue unité, les peuples européens en concurrence les uns contre les autres.
L'UE ne porte en elle aucune des valeurs que l'Europe véhicule depuis le Siècle des Lumières. Elle est au service de la globalisation, c'est-à-dire de la volonté de soumettre la planète aux exigences du monde des affaires et de la finance. Elle est à l'avant garde de ces traités internationaux qui démantèlent la puissance publique des Etats au profit des firmes transnationales et de la finance mondiale.
L'UE n'existe pas sur la scène internationale. Elle étale son impuissance sur tous les dossiers, agissant exclusivement en supplétive des USA. En adhérant à l'OTAN, elle a complété son aliénation générale aux Etats-Unis d'Amérique.
Le rêve d'une Europe européenne a été tué dans l'oeuf. Et celui d'une Europe fédérale relève du mythe.
Le fédéralisme européen est une fausse bonne idée. Parce qu'elle repose sur une illusion et un déni. L'illusion, c'est de croire qu'on peut soumettre à des institutions communes des peuples différents qui se pensent chacun comme nation. Le fédéralisme est un mode d'organisation institutionnelle qui réunit avec succès seulement les membres d'un même peuple. Le peuple américain se pense américain avant d'appartenir à la Californie ou à la Floride. Le peuple allemand se pense allemand avant d'appartenir à la Bavière ou à la Saxe. Il en va de même du peuple autrichien qui lui aussi s'est doté d'un système fédéral. Et le jeune fédéralisme belge n'a de l'avenir que si les Flamands se sentent Belges avant d'être Flamands. Il n'y a pas de peuple européen. Il n'y a pas de nation européenne.
Unir les peuples d'Europe dans un cadre fédéral est une illusion qui n'a pu prendre corps qu'à la faveur d'un déni : celui de la nation, assimilée au nationalisme. Evoquer le peuple rassemblé autour de ce qui fait sa communauté de destin est systématiquement stigmatisé. Ce déni, véritable méthodologie de l'intégration européenne, explique, à bien des égards, les réactions souverainistes. Car la nation est l'unique siège d'une souveraineté populaire remise en question par l'UE ("Il n'y a pas de vote démocratique contre les traités européens" a déclaré le président de la Commission européenne). La réaction souverainiste véhicule à la fois un sursaut démocratique contre une oligarchie européenne qui entend imposer ses choix de société et un sursaut identitaire qui rejette une uniformité négatrice des spécificités historiques, culturelles et linguistiques de chaque peuple et son mode de vie. L'UE, c'est même bouffe, mêmes fringues, même sabir, mêmes paysages urbains.
Est-il possible, comme beaucoup le pensent, de réformer l'UE ? Lorsque les peuples de deux Etats fondateurs - la France et les Pays-Bas - ont rejeté le traité constitutionnel en 2005, toutes les initiatives européennes qui ont suivi sont allées dans le sens rejeté par ces deux peuples c'est-à-dire dans le déni de la souveraineté populaire. D'abord le traité de Lisbonne imposant ce qui avait été refusé. Ensuite, en prenant prétexte de la crise financière, on a observé de nouvelles avancées du pouvoir totalitaire d’institutions échappant à tout réel contrôle démocratique : la Commission européenne, la Banque centrale européenne, l'Euro-groupe et la Cour de Justice de l’UE. Les traités ratifiés en 2012 (MES et TSCG) ont consacré de nouveaux et insupportables abandons de souveraineté au profit de ces institutions. Ces traités furent soutenus avec la même force par la droite et par la social-démocratie européennes, toutes deux résolument au service de la dictature des marchés. On ne réformait pas l’UE, on accentuait la négation de la souveraineté des peuples. La primauté de la bureaucratie sur la démocratie est devenue un principe central auquel il est manifeste que les institutions de l'UE ne renonceront jamais. L'UE n'est pas réformable.
Faut-il pour autant prôner le retour à une mosaïque européenne d'Etats sans liens entre eux ? Assurément pas. Ce serait accomplir autrement ce que l'UE mène à bien de manière organisée : la soumission à l'impérialisme des firmes transnationales. Dans le monde multipolaire qui émerge progressivement, protéger et promouvoir un certain nombre de valeurs et rendre possible leur application nécessite aujourd’hui des moyens que seule peut procurer une taille géographique et démographique suffisantes, hors de laquelle aucun des Etats européens pris isolément ne pourra éviter la servitude économique, financière et culturelle.
Aucun Etat européen, même pas l’Allemagne, n’est en capacité d’imposer, seul, des règles à la finance mondiale et aux firmes multinationales. Une union des peuples d’Europe se donnant, à l’inverse de l’Union européenne, la mission de veiller au bien-être des peuples serait, elle, en capacité de le faire.
Aucun Etat européen, même pas la France, n’offre le cadre pertinent pour s’opposer, à lui seul, au démantèlement des politiques sociales voulu par un patronat puissamment organisé non seulement au niveau européen, mais surtout au niveau atlantique. Il en va de même pour imposer à ce patronat les indispensables mesures qu’impose le réchauffement climatique et la destruction de la biodiversité.
Refuser d’unir les peuples d’Europe qui le veulent, c’est décider la servitude, aux multinationales d’abord, aux grandes puissances de la planète ensuite. Il nous faut chasser de nos esprits la fausse espérance du réflexe Maginot.
Pour ces raisons, il faut élaborer et faire avancer le projet d’une Europe européenne fondée sur des peuples souverains forts de leurs valeurs propres et d’une aspiration commune à un même modèle de société. Une Europe européenne maîtresse de ses choix et solidaire des peuples du monde. Ce qui implique que le respect de la souveraineté populaire devienne le principe cardinal d'une telle union populaire. Ce qui suppose qu'on ne peut unir que les peuples qui le demandent au terme d'une consultation directe.
Comment organiser une telle union pour qu'elle ne soit plus jamais la confiscation de la souveraineté populaire ? Le chemin nous est tracé par ce qui fait le succès des Européens dans le monde : c'est-à-dire ce qui résulte de la coopération intergouvernementale et non du supranationalisme européen : Airbus, Ariane,....
Nous n'avons pas besoin de la Commission européenne, ce monstre administratif avec ses dizaines de milliers de fonctionnaires vendus à l'idéologie néolibérale et aux lobbies du monde des affaires et de la finance. Nous n'avons pas besoin d'un parlement européen avec ses centaines de députés grassement rémunérés qui sont surtout en capacité d'imposer à une nation ce qu'elle refuse. Nous n'avons pas besoin d'institutions européennes qui violent les principes fondamentaux de la démocratie : séparation des pouvoirs, indépendance de la Justice, contrôle du pouvoir exécutif par des élus du peuple. Une union entre des peuples d'Europe qui la souhaitent, basée sur la souveraineté absolue de chaque peuple, n'a besoin que d'un organe transparent de coordination intergouvernementale.
L'UE, c'est la nouvelle Bastille à prendre et à démanteler. Comment y parvenir ? D'abord, en imposant la question dans le débat électoral qui va occuper 2017 et en exigeant la plus grande clarté de la part des candidats, à l'élection présidentielle comme aux législatives. Les candidats doivent mériter la confiance qu'ils sollicitent. Il faut les interpeller, les harceler si besoin est. Il faut les forcer à indiquer quelle Europe ils veulent et comment ils comptent y parvenir. Ne prenons plus pour argent comptant leurs promesses qui n'engagent que les naïfs qui les gobent. En 1997, Jospin avait promis de renégocier le traité d'Amsterdam. Il ne l'a pas fait. En 2008, le PS et l'UMP avec la complicité des Verts ont rendu possible le traité de Lisbonne dont le texte avait été rejeté par le peuple français en 2005. En 2012, Hollande avait promis de renégocier le pacte budgétaire (TSCG). Il ne l'a pas fait. N'oublions pas leur mépris du peuple.
Ensuite, en faisant avancer le débat d'idées sur la nécessité du démantèlement de l'UE comme moyen d'unir les peuples qui le veulent sur des bases vraiment démocratiques, sociales et écologiques et sur le primat de la souveraineté populaire.
Enfin, en lançant un mouvement mobilisateur pour promouvoir cet objectif ; un mouvement qui fera descendre dans la rue celles et ceux qui veulent décoloniser les peuples soumis à l'UE-OTAN.
Je n'ai rien à dire sur le diagnostic exposé ici. Le problème, c'est qu'à partir de ce diagnostic Jennar part non pas sur la recherche d'une véritable solution institutionnelle, mais sur le discours utopique d'une "autre Europe". Un discours qui ne peut que nous emmener vers une construction de même nature que celle que nous avons aujourd'hui.
Il n'est pas bon de partir sur des mythes. Lorsque Jennar écrit que "faut-il prôner le retour à une mosaïque européenne d'Etats sans liens entre eux", il commet une erreur historique. Les Etats européens ont depuis la plus hauet antiquité établi des "liens entre eux". Ils ont fait des alliances, signé des traités de commerce, se sont fait la guerre... penser qu'il y eut un temps ou l'Europe était "une mosaïque d'Etats sans liens entre eux" à laquelle nous pourrions en quelque sorte "retourner" est une fantasmagorie. Personne, même les nationalistes les plus radicaux, ne propose un tel "retour", par ailleurs impossible. L'alternative n'est donc pas "Europe supranationale vs. mosaïque d'Etats sans liens entre eux". Il y a au contraire une infinité de choix quant à la nature et à la profondeur des liens qui peuvent unir les nations dans une Europe divisée en nations souveraines.
En fait, l'Europe supranationale que Jennar chasse par la porte revient dans son discours par la fenêtre. Après avoir fait le diagnostic des horreurs de la construction européenne telle qu'elle est, Jennar nous ressort les vieux arguments des eurolâtres sur le mode "nos pays sont trop petits, aucun Etat seul ne pourra s'opposer à la finance, il faut s'unir pour être plus forts" qui ont servi à justifier chacun des traités Européens qui se sont succédés. Jennar ne s'aperçoit pas qu'une fois accepté ce principe - faux, d'ailleurs, mais cela est une autre histoire - tout le reste suit. Si pour être "plus forts" il faut avoir des règles et des positions communes, alors il faut des institutions supranationales pour les élaborer, et ces institutions doivent avoir le pouvoir de contrainte pour éviter que tel ou tel Etat joue les "passagers clandestins" en n'appliquant pas les règles ou les positions qui ne l'arrangent pas. On ne peut pas vouloir le beurre et l'argent du beurre, imaginer que des Etats souverains avec des intérêts différents et souvent contradictoires vont agir de concert spontanément par la grâce d'une "instance de coordination".
En fait, tout le raisonnement de Jennar repose sur une fantasmagorie du "peuple". Ainsi, il écrit que "il faut élaborer et faire avancer le projet d’une Europe européenne fondée sur des peuples souverains forts de leurs valeurs propres et d’une aspiration commune à un même modèle de société". Mais pourquoi diable les peuples "européens" - et eux seuls - aspireraient-ils à un "même modèle de société" ? Par quel miracle des peuples qui ont chacun leur histoire, leurs institutions, leur rapport au monde, et même - horresco referens - leurs intérêts, auraient-ils tout à coup envie d'un "modèle de société" unique ? On retrouve ici un postulat classique chez une certaine "gauche radicale": on charge de tous les péches les nations, mais les "peuples", eux, sont purs. Les nations s'affrontent parce que leurs intérêts s'opposent, mais les "peuples" sont au contraire coopératives et n'ont que des intérêts communs. Il est impensable qu'un "peuple" puisse entrer en conflit avec un autre "peuple". Et lorsqu'on prolonge le raisonnement, cette uniformité conduit assez vite à oublier "les peuples européens" pour les transformer en un seul "peuple européen". Si l'on pousse le raisonnement plus loin, on voit que c'est l'ambiguïté dans la notion de "peuple" qui pose ici problème. Jennar - comme une bonne partie de la "gauche radicale", Mélenchon inclus - a peur de l'idée de Nation, c'est à dire, du peuple historiquement constitué, avec des intérêts, des institutions, une histoire. Pour pallier à ce problème, on met en avant un "peuple" évanescent, qui n'a ni contour précis, ni institutions, ni histoire.
Le problème de Jennar - et de beaucoup d'autres penseurs de la "gauche radicale" - est qu'ils ne veulent pas entendre parler de nation. Et cela conduit vite à des contradictions. Ainsi, Jennar reconnaît que "la nation est l'unique siège d'une souveraineté populaire remise en question par l'UE", mais dans la suite de son discours la nation disparaît et non ne parle plus que de "peuple". Il est temps à mon avis de remettre la nation, cette réalité structurante et je dirais même constituante pour chacun d'entre nous, au centre de la réflexion. Nous ne sommes citoyens que parce qu'il existe un ensemble de gens qui sont liés à nous par des liens de solidarité impersonnels et inconditionnels. C'est cette solidarité qui constitue la nation. Et il n'y a de politique que parce qu'il faut des institutions qui organisent cette solidarité, et parce qu'il faut un appareil symbolique pour que cette solidarité puisse être soutenue. La notion de "peuple" est non seulement vague, elle est dangereuse.