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Réforme de l’évaluation des professeurs : une question fondamentale

Par Denis Collin • École • Jeudi 29/12/2011 • 1 commentaire  • Lu 5096 fois • Version imprimable


Le projet de décret Chatel « réformant » l'évaluation des professeurs marquerait, s'il était adopté, un tournant brutal non seulement dans le statut administratif des professeurs mais plus fondamentalement dans la conception que l'on doit se faire de l'école dans la République. Sans aucune exagération, il s’agirait d’un pas décisif dans la mise à mort de l’école républicaine et de la conception de l’instruction publique et de la transmission du savoir qui lui sont liés.

Placé sous le signe de l’introduction de l’esprit d’entreprise dans l’école et de la transformation des chefs d’établissements en « patrons » (sic), ce projet de décret n’implique pas seulement la liquidation des statuts particuliers qui régissent le corps enseignant depuis 1950. Il n’est pas seulement grave pour nos carrières, qui seraient désormais soumises à l’arbitraire d’un « patron » lui-même sous pression des « acteurs » extra-scolaires. Il s’agit d’une mise en cause radicale du sens et de la dignité de notre métier.

Si en effet, l’évaluation dépend d’un entretien avec le proviseur ou le principal (le « patron »), en remplacement de la notation consécutive à la visite d’inspecteur dans la classe, cela signifie que, désormais, le centre de gravité de notre métier n’est plus la salle de classe, ni ce rapport particulier entre professeur et élèves sous l’autorité du tiers qu’est le savoir objectif garanti par les programmes nationaux et dont l’inspection devait vérifier qu’il était bien l’objet du cours. Avec le décret Chatel, le professeur devra être un  « manager  » chargé de produire des résultats en fonction d'un contrat d'objectifs fixés en tête à tête avec son   « patron  », contrat qui, du reste, comportera de plus en plus les activités non enseignantes, des   « projets  », de la représentation, des réunions où il importera de faire voir sa présence, bref toute cette machinerie bureaucratique parasitaire qui absorbe déjà une part importante des ressources de direction des grandes entreprises privées. Comme un « patron » qui, du reste, sera de moins en moins souvent recruté parmi les professeurs, ne pourra pas se prononcer sur l’enseignement d’une discipline qu’il ignorera dans l’immense majorité des cas, le professeur ne sera évalué que sur ce qui n’est pas son enseignement disciplinaire.

De cela découle qu’enseigner ne sera plus notre métier : nous serons des « animateurs » de classes (une notion elle-même en voie de disparition) et des répétiteurs de cours déjà conçus par des spécialistes en « ingénierie de la formation », calqués sur le modèle de la formation professionnelle dans le secteur privé. Mais si enseigner n’est plus notre métier, c’est que le savoir lui-même n’a plus d’importance. Apprendre les rudiments de ce qui permet de mettre en œuvre des procédures opératoires suffit amplement pour « l’employabilité » des jeunes gens. À quoi bon s’intéresser à l’art de la démonstration mathématique, quand les mathématiques sont réduites à des procédures de calcul ? À quoi bon apprendre la littérature française, au hasard « La princesse de Clèves », pour ne rien dire du latin, du grec ou de la philosophie – encore que la philosophie puisse trouver son utilité comme adjuvant des méthodes de « coaching », ainsi que le montre une collection éditée par Eyrolles, spécialisé jusqu'alors dans les manuels et guides techniques. On sait déjà que la culture est un business et que les musées se transforment progressivement en parcs d’attractions. L’école doit s’adapter et éradiquer tout ce qui peut rester de la tradition de la culture humaniste, celle qui prévalait quand le lycée était le lieu où l’on faisait « ses humanités ».

Il y a un autre aspect encore. Jadis l’école reposait sur la collégialité, la confiance et la reconnaissance des pairs.  Dans les concours nationaux traditionnels, promis à une prompte disparition quand les « patrons » recruteront eux-mêmes les professeurs, ce sont encore des professeurs qui recrutent des professeurs. Le proviseur n’est dans son établissement que le premier entre ses pairs et c’est pourquoi il s’adresse aux professeurs en les appelant « chers collègues ». L’autorité du proviseur ou du principal ne repose pas sur ses moyens de coercition ou de contrainte, mais tout simplement sur le respect de l’autorité dont les professeurs sont eux-mêmes les porteurs. Pour nos réformateurs et révolutionnaires issus des grandes entreprises privées, il faut en finir avec cette collégialité et avec l’autorité au sens traditionnel, pour faire prévaloir les règles de gestion des « ressources humaines ». On s’étonne d’ailleurs que l’obscénité de l’expression « ressources humaines », qui réduit la personne à n’être qu’un moyen, ne soit pas plus souvent dénoncée.

Un dernier point concernant l’inspection. Nous en connaissons les défauts.  Nous savons qu’il lui arrive d’être arbitraire et injuste. Mais si c’est un mauvais système, c’est le pire à l’exception de tous les autres. L’inspection garantit le lien entre le professeur et son savoir disciplinaire. Elle garantit également l’existence de programmes nationaux. Elle a également pour fonction de maintenir une certaine neutralité de l’administration par-delà les changements de gouvernement. Le projet de décret Chatel porte en lui-même la suppression de l’inspection – déjà malmenée depuis la loi de 1989 – au profit d’experts extérieurs qui viendraient faire de l’audit. À l’encontre de ceux qui veulent négocier avec Chatel la suppression de l’inspection, il faut rappeler que l’inspection est le garant du statut des professeurs et s’il est un reproche à faire, c’est aux gouvernements successifs qui ont cherché à la politiser et à l’instrumentaliser.

Destruction du savoir, destruction de la dignité qui s’attache au métier de professeur, ce sont donc les enjeux essentiels du projet de décret sur l’évaluation, lequel doit d’ailleurs être replacé dans le contexte d’ensemble des « réformes » incessantes de l’école et des programmes des « think tanks » qui inspirent le pouvoir. Et parce qu’il s’agit de notre dignité, du respect que nous nous devons à nous-mêmes, du respect que nous devons aux maîtres qui nous ont formés, nous devons refuser avec la dernière énergie ce qui se concocte aujourd’hui entre l’Élysée et la rue de Grenelle. Et puisque le libéralisme est à la mode, citons Léo Strauss : « l'éducation libérale consiste à écouter la conversation des plus grands esprits entre eux. » Nous ne revendiquons pas seulement nos avancements de carrière – aussi important que cela soit. Nous revendiquons le droit pour les jeunes générations d’écouter la conversation des grands esprits et nous exigeons de pouvoir continuer notre métier de passeurs aptes à organiser cette écoute.

 
Denis COLLIN – le 29 décembre 2011

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Commentaires

Former un citoyen par nouvellon jean claude le Samedi 31/12/2011 à 19:32

Au lieu de former un citoyen ou citoyenne capable de penser, de réfléchir, la droite préfère former des agents économiques bien disciplinés. Alors faire de l'école une usine à former les esprits est bien dans leurs programme.



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