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Monstres pensifs

Par Robert Pollard • École • Mardi 20/12/2011 • 0 commentaires  • Lu 3233 fois • Version imprimable


La perspective est ouverte de la création de plusieurs milliers d’entreprises – PME spécialisées – en France dans les deux ou trois années qui viennent, et ce malgré la crise ou grâce à elle, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes brillamment relevés et puissamment résolus par nos “monstres pensifs“ de la SarkUbuserie. A l’image de la gargouille de Notre Dame, ils évitent l’engorgement, le trop plein d’impuissance en amont, et par leur gueuloir largement ouvert, ils expulsent les humeurs malignes d’un monde en décomposition avancée.

Bien, mais de quoi s’agit-il ? Tous les collèges d’enseignement, tous les lycées de France et de Navarre auront désormais accès au statut d’Entreprise. Les entrepreneurs chargés de fabriquer de la cervelle adaptée, de la matière grise consommable sans arrêtes, seront des Chefs cuisiniers appelés selon leurs désignations antérieures pour ne pas trop dérouter, “Principal“ ou “Proviseur“ et, plus prosaïquement, “Chef d’Etablissement“ et même “Patron“ déjà usité dans certains cas d’espèce ; ils travailleront en batterie, dans le plus grand style des grands gastronomes. Les petites mains, cuisiniers aux fonctions diverses, devront obéir, au doigt et à l’œil sous la surveillance, austère et tatillonne, du Patron. Le Ministère de l’Education en supervisera les rouages, sans donner pour autant la recette – le mot “programme“, surtout “national“, sera banni, chassé du répertoire.

Et comme nous sommes en démocratie et même en Démocratie Majuscule, les pouvoirs doivent être harmonieusement répartis entre les différents “acteurs“ de la “Société civile“. Au premier rang desquels se trouvent d’autres Patrons exprimant leurs besoins particuliers en matière de main d’œuvre plus ou moins qualifiée et surtout disciplinée. Sur le fond il n’y a pas là de vraie nouveauté, sous Jules Ferry déjà… Ce serait plutôt dans la forme, dans l’exclamation ministérielle, dans la brutalité du système mis en place qu’on ne cache plus.

Laissons de côté, pour le moment, les qualifications les plus pointues, les plus sophistiquées : les Universités autonomes se débrouillent seules et amorcent leur rapprochement avec les filières de l’industrie et du commerce.

Mais le petit patron de la PME d’éducation formatée – initiée par un L’Oréalien d’origine, lui-même bien  modelé à la botte des Bettencourt -  devra répondre aux demandes insistantes, quoique courtoises au moins dans leurs prémisses, des entrepreneurs locaux ; la finance ne sera pas en reste, les banques et les officines commerciales voudront à coup sûr, voir s ‘épanouir la “Force de vente“ de leurs ambitions. Tout ce beau monde aura désormais sous la main les ateliers de modelage de la Cellule grise locale sur lesquels ils pourront peser de tout leur poids, sur l’air du chantage à la réussite promise à nos entreprises nationales. L’Unité de la Nation serait alors devenue une réalité consubstantielle.

Plus de discours : de l’action ! En avant vers l’autonomie des établissements d’enseignement secondaire prélude à la privatisation totale de l’Education en France. Au moins en ce qui concerne l’enseignement de qualité réservé aux plus fortunés, là encore vieille histoire…

 

 Et qu’en disent les dirigeants de nos syndicats enseignants. Le SGEN CFDT, “à âme vaillante rien d’impossible“, entre en conversation avec le gouvernement, un arrangement devrait conclure, car ils ouvrent la voie, comme d’autres s’ouvrent les veines. Les autres, en attendant de pouvoir s’installer à la table sans paraître ni capitulards ni faiblards, dénoncent en public la « dénaturation du métier ». Belle formule qui donne du vague à l’âme en laissant l’esprit vide.

Le SNES FSU pose les prémisses de son analyse avec un sérieux et une retenue qui sont sa marque de fabrique : « Les effets d’une telle réforme et de ces méthodes managériales sur les personnes sont prévisibles : mise en compétition, clientélisme et servilité risquent de se substituer bien vite à la recherche de l’efficacité pédagogique. » ce qui n’est pas toujours faux mais cache la dimension de l’enjeux en focalisant l’attention sur le microcosme de l’établissement. Il faut remonter beaucoup plus en amont de leurs intentions, à ces fanatiques de la culture d’entreprise, pour discerner le but final de leur stratégie : privatiser, à tous les sens du terme, l’enseignement. Statutairement et financièrement, épousailles nécessaires de la forme et des fonds.

Les chiens de garde (*) cherchent à nous enfumer d’autre façon : le sociologue s’échine sur le contresens, « Il s’agit d’un processus d’extension des méthodes de gestion du privé à l’administration. Jusqu’à présent, on avait écarté les enseignants de cette évolution. Derrière ce projet il y a l’idée que les enseignants sont des fonctionnaires comme les autres. » (Le Monde 16/12) jus amer de l’entourloupe ou de l’incompréhension, allez savoir.

Et d’un : les “enseignants n’auraient donc pas été des fonctionnaires comme les autres“ ? Le corps de fonctionnaires, considéré depuis le haut jusqu’au bas de l’échelle, est-il absolument homogène ?  Un haut fonctionnaire de la cour des comptes ou d’un ministère quelconque a-t-il quelque chose à voir avec un professeur de lycée, de collège, en dehors du statut général de la Fonction publique ?

Et de deux : “extension des méthodes du privé“ signifie, par antagonisme des structures, que l’on se dirige vers la privatisation globale du système ainsi corrompu. Sinon pourquoi se donner cette peine de vouloir greffer des pratiques incompatibles avec un corps étranger aux us et coutumes du privé qui obéit quant à lui, dans son immédiateté, aux lois du rendement financier – dites, par euphémisme, “ Lois du marché“ ?

Le but poursuivi depuis des décennies est la réduction presque totale du corps des fonctionnaires, qui devrait être circonscrit aux besoins immédiats de la classe politique dans l’exercice du pouvoir. Sorte de privatisation, dans ce cas de figure, d’un corps dévoué à la fonction étatique et non plus publique et qui bénéficierait des reliquats d’un statut qui est celui du corps de fonctionnaires aujourd’hui.

 

L’école n’a jamais eu le pouvoir de transformer la société et telle n’était pas sa vocation. En revanche elle a souvent dû freiner des quatre fers pour s’éviter l’humiliation et l’instrumentalisation. Mais l’enseignement devient en lui-même un enjeu entre des classes de plus en plus antagoniques. Enseigner quoi et pour qui ?  Vaste débat qui nous agite de manière récurrente.

Ceux qui pourraient se passer d’un Enseignement public sont connus, ce sont les mêmes qui tout en étant aux affaires – voire ministre de l’Education nationale – envoient leurs progénitures dans les écoles privées, confessionnelles de préférence. Ou bien se sont-ils réservé les établissement d’excellence. Des restes ils se font une idée très précise de leurs besoins : parquer d’abord, ensuite former, mettre en condition c’est-à-dire, le gisement de main d’œuvre future. Ratissant large, pas regardant (au-delà des déclarations officielles) sur les pertes et les fuites d’un système qui ne peut plus – n’a jamais pu – assurer quelque discipline ni intellectuelle ni physique que ce soit, par manque évident de moyens et cette évidence se retournant même contre la communauté des enseignants et élèves confondus, ces pauvres d’esprit et de corps à l’aune des nantis.

 

Il n’y a pas lieu de s’étonner de voir à l’occasion les loups gris sortir de leurs territoires pour mordre, dans leur fureur, l’évangéliste matraqueur et même le quidam innocent : « …comme un gosse (miséreux du ghetto londonien) le disait à un certain évêque :“A dix ans on roule des mécaniques, à treize ans on fauche et à seize on tape sur les flics“ »  1902, les nôtres sont mûrs plus tôt c’est la seule différence (Jack London “Le peuple d’en bas“ ). Qu’on se le dise, ce n’est pas la jeunesse des territoires périphériques qui s’encanaille, ce sont les Bourgeois de toujours, accompagnés de leurs monstres pensifs, qui n’ont pas changés, dans une société égale à elle-même depuis plus de deux siècles dans ce qu’elle produit de pire : la misère sous toutes ses formes ; formes qui seules s’ajustent à l’époque.

Et Noël alors : éclipse radieuse… à toutes et à tous.
Robert
 

(*) J’utilise ici la définition radicale que nous aura léguée Paul NIZAN ; “Les chiens de garde“ Editions AGONE. Vous ne l’auriez pas lu qu’il faudrait vous précipiter.


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