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Un sursaut nécessaire en Israël

à propos du livre de Régis Debray, "A un ami israélien"

Par Denis Collin • Internationale • Dimanche 23/05/2010 • 1 commentaire  • Lu 1939 fois • Version imprimable


Régis Debray : À un ami israélien – avec une réponse d’Élie Barnvavi. Flammarion, 2010, collection « Café Voltaire ». Voici un livre bref, mais dense et écrit d’une plume incisive, sans contorsions, sans circonlocutions pour noyer le poisson. Bref, tout ce qui fait les qualités de Régis Debray, un homme qu’il faut lire, même quand il vous agace, même quand vous n’êtes pas d’accord du tout avec lui, vous en tirerez toujours un surplus d’intelligence. Et sur ce dernier ouvrage, je crois qu’on peut que suivre l’auteur. Alors que les antisionistes fanatiques le disputent aux sionistes qui veulent transformer tous les Juifs en suppôts de la politique de Netanyahu (comme l’indique l’évolution du CRIF sous l’autorité de son dernier président, Richard Prasquier), Debray incommodera les uns et les autres. Mais surtout dans l’atmosphère intellectuelle qui règne en France aujourd’hui sur la question du conflit israélo-palestinien, il va certainement se faire beaucoup d’ennemis et d’ores et déjà sa critique sans concession de la politique d’Israël lui a valu de prendre des coups.

Commençons par le commencement et une bonne approche peut-être donnée par ce constat qu’on trouve dans la brève réponse d’Élie Barnavi: « Les Arméniens, les Tziganes, les Juifs … On ne massacre aussi facilement que des peuples sans défense. Les peuples sans État. » (p.148)

Debray rappelle qu’il était à vingt ans « philosioniste », « comme neuf Français sur dix » (p. 20). Les images de l’époque et les réalités l’expliquent. Israël fut d’abord une cause de gauche, on l’oublie trop souvent. L’Union Soviétique fut le premier État à reconnaître officiellement Israël. Les fondateurs d’Israël n’étaient pas seulement les nationalistes fascisants à la Jabotinsky et les artificiers de l’Irgoun, d’où est sorti le Likoud, ce furent des militants de gauche, des sociaux-démocrates qui formaient l’ossature du parti travailliste de Ben Gourion, des rescapés du Bund, des révolutionnaires qui voyaient dans le kibboutz le point de départ d’un vrai socialisme, fondé sur des communautés de base. Israël était démocratique, égalitaire (les femmes y étaient militaires, comme les hommes) et se distinguait avantageusement des potentats des pays arabes. Mais en quarante ans, l’évolution est saisissante : « L’image de Ben Gourion en sandales dans son kibboutz, des insurgés de Lapierre et Collins, des pionniers, truelle dans une main, fusil dans l’autre, ne peut plus nous voiler que Sparte est aux commandes d’Athènes et la question, pour les ennemis en prison, une routine réglementée. Ni qu’au cours des quarante dernières années le nombre d’Arabes tués par des Israéliens est dix fois plus grand que le nombre d’Israéliens tués par des Arabes, qui, il est vrai, s’entretuent à plus grande échelle encore. » (p.22)

Israël est un État colonial. Sans aucun doute. Quoiqu’il ait aussi arraché son indépendance par la lutte contre l’Empire britannique. Mais, comme le dit Debray, « [les communautés] les plus civilisées ont par-devers elles un forfait fondateur » (ibid.). Israël existe et c’est un fait dont il faut partir. Comme les États-Unis existent, fondés sur l’extermination des nations indiennes et l’esclavage des Noirs, comme existent la plupart des États au monde, seule les différenciant l’ancienneté du forfait. Après tout, il n’y a pas grand monde pour s’offusquer que l’Algérie puisse se dire « arabe » alors que les Arabes y sont venus comme occupants impérialistes et que les traces en sont encore vives, plus de mille ans après. Et notre République française doit cacher dans son placard les cadavres des Vendéens... Pour Israël, le « péché originel » s’appelle en arabe « nakba », la catastrophe: « huit cent mille autochtones chassés de leurs terres manu militari, (...). Villages rasés, civils exécutés sur-le-champ, foules poussées dans le dos, impitoyablement » (p.23).

« Israël, issu d’une lutte de décolonisation, symbole du colonialisme », « le hic n’est pas là » affirme Debray (p.24). Il est dans la poursuite sans fin de ce début. « Il n’était pas écrit que la fierté retrouvée d’un peuple signifierait un jour la dégradation, le morcellement méthodique du voisin, ni que “réprimer, faire peur et humilier” puisse devenir un jour une consigne. » (p.25) Israël est devenu « l’État des rabbins et des généraux », ce qui était le cauchemar de Herzl. Méditant de longtemps sur le fait religieux, Debray constate la dangereuse évolution (ou plutôt involution) d’Israël vers un « militarisme messianique » qui ne porte rien de prometteur.

Le deuxième aspect du livre de Debray porte sur l’antisémitisme et la Shoah. Contre les campagnes sur la renaissance de l’antisémitisme en France, Debray confirme ce que tout le monde sait : il y a bien de l’antisémitisme en France mais « l’antisémitisme français est en voie disparition » (p.36). Ce dont il faudrait plutôt s’inquiéter, c’est de la place exorbitante qu’a prise le judaïsme dans la république. Debray en donne de nombreux exemples, des privilèges accordés aux écoles confessionnelles juives à la presse de tous les hommes politiques au banquet annuel du CRIF, en passant pas notre « prurit pénitentiel ». Revenant sur une vieille affaire, Debray réaffirme qu’il ne ressent pas « le besoin d’expier les fautes de mes ennemis invétérés » (p.45) et donc de participer à ces accusations « obscènes » qui chargent la République française des péchés du « protectorat allemand à Vichy après la fin de la république ». Pour ne rien dire des invraisemblables poursuites pour antisémitisme, engagées contre Edgar Morin, Jacques Derrida et autre « alter-Juifs ».

Dans la foulée, Debray démonte le rôle qu’a pris la Shoah, comme véritable religion de l’Occident. À côté des assassins de la mémoire, il y a ses « envoûtés », même s’ils ne peuvent être mis sur le même plan. « La tragédie du Proche-Orient, c’est que rue arabe est aveugle à la Shoah, tandis que la rue juive – la nôtre aussi – est aveuglée par la Shoah. Les responsables arabes n’arriveront à rien tant qu’ils n’auront pas ouvert les yeux de leurs concitoyens, mais les nôtres non plus tant qu’ils n’auront pas appris à cligner des paupières. (…) L’abus de mémoire ne permet plus de regarder l’histoire en face et d’y faire face hic et nunc. » (p.60) Il en isole quelques effets : glaciation de l’histoire, auto-absolution, auto-enfermement qui conduit la politique israélienne (et celle de ses soutiens) à un véritable autisme. Celui qui s’exprime par le fait qu’Israël se permet « parce que nous lui passons tout », y compris ce retour à la « guerre coloniale vieille école, entre le mousqueton et la sagaie, le bombardier et le Molotov » (p.75) dont la « guerre » contre Gaza a encore donné l’exemple.

Dans la dernière partie, Debray montre que tout cela peut avoir des conséquences dangereuses pour Israël même. Les transformations des rapports de puissance à l’échelle mondiale auront leurs répercussions : les Chinois, les Indiens ou les Brésiliens n’ont pas les mêmes raisons que les Occidentaux de « tout passer » à Israël. La dynamique démographique va également rendre encore plus difficile la situation de ce pays, entourés d’Arabes. Les Israéliens ont « un problème avec l’Autre » (p.81) qui est un concentré de tous les problèmes au Proche-Orient et c’est à ce problème qu’il leur convient de s’attaquer. Barnavi croit que seule l’intervention décidée des États-Unis pourrait obliger Israël à renoncer à la colonisation et à accepter la construction d’un État palestinien souverain et viable à côté d’Israël. Mais Debray ne croit pas à cette solution : les États-Unis raisonnent exactement comme Israël, ils sont une espèce d’Israël en grand, construits sur les mêmes mythes religieux et donc sont congénitalement incapables de ramener les dirigeants israéliens à la raison – non en raison du poids du « lobby sioniste » à Washington comme le pensent les antisémites déguisés en antisionistes qui nous ressortent la vieille histoire du « complot juif » et ces Juifs « maîtres du monde », mais en raison d’une structure de pensée commune.

Tout n’est cependant pas désespéré. Debray soutient qu’il existe, depuis toujours, deux Israël, un Israël ouvert à l’universalisme et un Israël replié sur lui, l’un multicommunautaire et potentiellement laïque, l’autre étroitement clérical et militaire. Pour une part, la partie est jouée : les assises du fondamentalisme religieux sont minées par l’évolution de la société elle-même. C’est pourquoi il faut miser sur un « sursaut intérieur » … et le retour au réalisme chez les dirigeants.

Tout cela ne règle pas la question. Mais comment un livre le pourrait-il ? En tout cas, il donne une indication précieuse. Les gauchistes ou les pro-islamistes en Europe ou ailleurs sont intransigeants, ils sont prêts à se battre jusqu’à la dernière goutte du sang palestinien... Mais pour l’heure les Palestiniens ont été défaits militairement et politiquement, pris entre le Hamas et une « autorité » palestinienne qui n’a justement plus beaucoup d’autorité, minée qu’elle est par la corruption. Il n’y a pas de solution pour les Palestiniens sans trouver l’appui d’une fraction importante de l’opinion israélienne. Le livre franc et direct de Régis Debray peut y contribuer.


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Commentaires

Universalisme introuvable par Michel Gandilhon le Mercredi 26/05/2010 à 11:30

Je viens de terminer la lecture du livre de Régis Debray. L'ouvrage est intéressant mais la partie finale consacrée aux deux Israël et aux deux judaïsmes me semble bien faible.
S'il est vrai que le sionisme fut traversé de courants idéologiques et politiques contradictoires voire antagoniques, il me semble tout de même que ce mouvement, quelles qu'aient été les contradictions qui l'animaient, se fondait sur un mythe commun, le mythe de la terre sans peuple. Et quand ledit peuple était impossible à nier, les sionistes de droite comme de gauche se retrouvaient côte à côte pour le combattre et le refouler de son espace. Le sionisme universaliste dont parle Debray n'a jamais existé. Le terme "sionisme universaliste" est d'ailleurs une contradiction dans les termes dans la mesure où le sionisme vise à instaurer un Etat juif. Même les sionistes les plus à gauche, dans leurs kibboutzs et leurs syndicats, excuaient le travail arabe. Par ailleurs, un certain marxisme ( voir Marx et les Mexicains paresseux) pouvait venir justifier une certain nombre de préjugés contre une civilisation musulmane incapable de développer les forces productives. C'est un peu la version de gauche du poste avancé de la civilisation occidentale contre la barbarie qu'évoquait Herzl quand il songeait au rôle du futur Etat, au début du mouvement. 
Le véritable universalisme juif est à chercher hors du mouvement sioniste, du côté du BUND notamment qui cherchait une solution à la question juive passant par l'instauration du socialisme. Cette perspective, de même que le substrat humain qui la portait, ayant été balayée par les effotrs conjugués du stalinisme et du nazisme, cette autre voix juive est marginae et ne pèse rien face à la montée des fondamentalismes.  



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