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Voyage au pays judiciaire D’Erdogan…

… D’un pouvoir légitime à l’autoritarisme dictatorial.

Par Jacques Cotta • Actualités • Mercredi 02/10/2019 • 0 commentaires  • Lu 2301 fois • Version imprimable


Vous vous promenez à Istanbul et questionnez innocemment sur le président Recep Tayyip Erdogan, sa politique, son régime. Dans les lieux publics, la discrétion est de mise. Ce sont comme souvent dans tous les pays les chauffeurs de taxi qui se risquent à une réponse rapide. Chance, le mien baragouine l’anglais et les embouteillages donnent le temps de s’y reprendre. L’interlocuteur renvoie à des constructions récentes qui laissent peu de doutes sur le caractère mégalomaniaque de leur maitre d’oeuvre. L’aéroport inauguré il y a peu, un des plus fastueux du monde, avec ses colonnes et son sol de marbres, ses verrières et ses couloirs démesurés. La demeure présidentielle à Ankara de 200 000 mètres carrés, forte d’un millier de chambres, éclairées jour et nuit, à faire pâlir de jalousie notre roitelet jupitérien. Puis vient le palais de justice d’Istanbul, un des plus grands du monde… L’interlocuteur averti évoque des efforts titanesques pour donner une image de modernité, de grandeur et de respectabilité. Mais qu’en est-il en réalité?

Erdogan? Mon chauffeur lève les yeux au ciel. Puis ponctue sa mimique d’un geste de la main fataliste. Durant plus de 15 ans Erdogan s’est maintenu au pouvoir. Cette longévité a un temps reposé sur ses succès économiques. En mars 2003 à 48 ans il est désigné chef du gouvernement. Il se présente comme un « musulman-démocrate » qui doit faire face à la crise bancaire et monétaire de 2000 - 2001. Avide de pouvoir, Erdogan emporte tous les scrutins auxquels il participe depuis 2003 jusque dans les années 2015. Ce sont les résultats économiques dans les premiers temps qui permettent de comprendre sa réussite. Après avoir testé ses capacités électorales à Istanbul dont il prend la mairie en 1994 à l’issue d’une campagne dans laquelle il promet de combattre avec fermeté la corruption, il s’entoure de technocrates, d’hommes d’affaires, et crée un environnement pro-business qui lui sera redevable, favorise la montée en puissance des « tigres anatoliens », hommes d’affaires conservateurs et religieux basés dans le sud du pays. Il séduit en même temps les couches populaires par des aides sociales basées sur le principe de la charité. En 2010 et 2011 les résultats économiques, une croissance qui culmine à plus de 8%, lui apportent un crédit inespéré. Comme le souligne l’historien Hamit Bozarslan, L’AKP, le parti d’Erdogan, aura su percer les secrets du succès en s’attachant victorieusement trois clientèles politiques -couches favorisées, moyennes et populaires- aux intérêts pourtant antagoniques. Là est sans doute l’explication de sa longévité comme celle de ses actuelles difficultés. Car comme me l’indique mon chauffeur toujours affable, sa majorité craque. Majorité politique avec une double tendance scissionniste et une prise de distance de sa base électorale, majorité sociale avec l’élargissement des couches de plus en plus critiques victimes d’une politique qui ne porte plus ses fruits et d’une répression à toute épreuve.

Evidemment, le mirage turc, comme tous les mirages, est appelé à se dissiper. La place Taksrim à Istanbul est le théâtre en 2013 des premières révoltes notamment dirigées contre la corruption et les inégalités. Erdogan un an plus tard se fait porter à la présidence de la Turquie en même temps qu’il perd la majorité dont il a toujours bénéficié, notamment en 2015 lors des élections législatives qu’il voudra contrarier au prix d’une stratégie de tensions notamment avec les kurdes. Depuis, Erdogan est engagé dans une fuite en avant basée sur une politique ultra autoritaire dont la gigantesque purge qui a suivi le coup d’état manqué de juillet 2016 est une illustration parlante. 150 000 fonctionnaires limogés dans les secteurs de la police, de la justice, de l’armée, de l’école. Responsables politiques ou associatifs, journalistes, intellectuels sont jetés dans les geôles du pouvoir. Un climat de peur s’est installé. La crise politique est venue nourrir la crise économique et réciproquement. L’autoritarisme d’Erdogan constitue la réponse répétée inlassablement. A l’occasion du référendum constitutionnel de 2017 Istanbul et Ankara, fief historiques de l’AKP, se sont opposées à l’élargissement considérable des pouvoir du président. Du coup, les maires de ces villes ont été démis de leurs fonctions. Une habitude sous l’ère Erdogan. Depuis 2014 de nombreux maires ont été destitués, arrêtés pour « propagande terroriste », souvent emprisonnés, et remplacés par des administrateurs nommés par le gouvernement.

Les élections municipales de 2019 sont marquées par une récession économique, la dépréciation de la lire turque, et une forte augmentation du chômage. Comme souvent en de telles circonstances, en Turquie et ailleurs, les médias sont mis à contributions par le pouvoir mais ne peuvent changer le cours des évènements. L’AKP perd Ankara, Istanbul, Antalya et Adana. Pour la première fois dans l’histoire de la Turquie, un maire communiste est élu à la tête d’un chef lieu de province, Tunceli, en Arménie orientale. A Istanbul, le maire est démis. De nouvelles élections sont organisées. En juin, le même maire est réélu, plus largement encore. La gifle prise par Erdogan une première fois se transforme en cinglant aller-retour. D’autres maires sont destitués. Ceux de Diyarbakir, de Mardin, de Van, sont démis de leurs fonctions dans la nuit du 18 au 19 août 2019. Le geste esquissé par mon chauffeur conférencier en dit long. Erdogan ne cède rien.

A observer aujourd’hui les quelques dizaines de milliers de stambouliotes qui peuplent le centre d’Istanbul, sur les 15 millions que comprend la cité, la progression sous l’ère Erdogan serait « fulgurante ». Mais la réalité dit tout autre chose. Là sont les germes de la crise politique, économique et sociale qui couve. Istanbul donne une image déformée de la Turquie. Elle fait partie des régions les plus riches lorsque l’Est et le sud-Est de l’Anatolie à majorité Kurde sont les plus pauvres. Les chiffres de référence datent car la Turquie d’Erdogan est avare en statistiques réelles et objectives. Le chômage dépasse les 12 à 13%, l’inflation annuelle atteint les 15%, la livre turque fait le yoyo à la baisse, les inégalités de revenus explosent pour faire du pays, avec le Mexique, le champion des disparités au sein de l’OCDE, les 20% les plus riches gagnant 20 fois plus que les 20% les plus pauvres. Le droit social est inexistant. La durée légale du travail est de 45 heures par semaine, et dans le meilleur des cas les salariés déclarés ont droit à deux semaines de congés payés. Le salaire minimum mensuel légal est de 333 euros. Le salaire moyen s’élève à 404 euros par mois lorsque le revenu médian, celui qui divise la population en deux parts égales, l’une touchant moins, l’autre plus -200, 250, 300 euros peut-être- est bien difficile à définir, tellement « l’économie informelle » est répandue et les disparités grandes d’une région à l’autre. En 2011, 16% de la population vivait sous le seuil de pauvreté. Plus de 40% étaient concernés dans le monde agricole. Le travail infantile y est développé. Les enfants kurdes et roms dont les familles sont particulièrement touchées par la pauvreté ont de fortes probabilités de faire des semaines avoisinant les 51h de travail, selon Gündem çocuk, une association de défense des droits des enfants.

Ainsi, non seulement en Turquie les inégalités de revenus sont très fortes, mais l’Etat ne contribue qu’à la marge à réduire ces inégalités. Existe-t-il aujourd’hui une volonté politique de lutter contre cette économie informelle  ou contre les inégalités ? Le chemin suivi par le pouvoir est celui de la répression, d’un régime ultra autoritaire, de méthode dictatoriales qui affrontent toute velléité démocratique.

Mon chauffeur de taxi me dépose devant le nouveau palais de justice d’Istanbul. Parmi les constructions ordonnées par Erdogan, celle-ci semble à la hauteur des besoins. Le bâtiment circulaire à la hauteur sous plafond impressionnante possède plusieurs entrées dont une réservée au « public » ou plus simplement aux justiciables. Une foule incessante en ce milieu de journée franchit les six portiques de sécurité placés sous bonne garde armée. La clarté du jour qui traverse de grandes baies vitrées se reflète sur le marbre du sol, des colonnes, des murs… Je retrouve une délégation d’avocats français venus assister au procès de plusieurs de leurs confrères turcs accusés par le régime de « propagande terroriste ». Avec eux — deux nantais, une bordelaise, une parisienne respectivement mandatés par l’ordre des avocats de Nantes et par l’association « défense sans frontière, avocats solidaires » — secours inestimable, un franco-turc qui possède la double nationalité et est totalement bilingue. Après avoir fait ses études en France, il est venu reprendre pied dans son pays d’origine où il porte la robe par passion et conviction.

-Pourquoi une telle foule au palais?
-C’est tous les jours ainsi. 80% des affaires qui se traitent au palais sont aujourd’hui politiques.
-Dans quel domaine?
-Tous, dés que Erdogan ou sa politique sont mis en cause, la justice intervient. Jusque dans les simples affaires économiques. Une opposition à un projet gouvernemental est synonyme de « complot terroriste ». Sous ce vocable, tout y passe…
-C’est efficace?
-Oui, ça fait peur, ça impressionne, ça fait taire les opposants, car une fois là, ça ne plaisante pas.


Mon avocat confirme les éléments délivrés par mon chauffeur de taxi. Le tableau qu’il trace de la situation n’a rien à envier à la description que j’ai pu avoir durant mon trajet.

Avec la délégation d’avocats français, je me retrouve au cinquième étage, à l’entrée d’un couloir bloqué aux deux bouts par une forte présence policière. Paradoxalement, c’est assez facilement que je peux me glisser dans la délégation française et entrer dans la zone particulièrement contrôlée. Dans la salle d’audience, trois magistrats dont une voilée, une greffière également voilée, des dizaines de policiers, et deux rangées de chaises installées au fond sur lesquelles nous prenons place, sous le regard attentif de policiers en civil qui complètent la faible assistance.

Les accusés de « propagande terroriste » sont ce jour au nombre d’une quinzaine. Ils sont donc avocats, défendus eux-mêmes par d’autres avocats turcs, majoritairement des jeunes femmes dont la plus âgée n’a pas la trentaine. Je m’inquiète:

-Celles là ne risquent-elles pas d’être les accusées de demain?
-En effet, il est très possible qu’elles soient accusées un jour de solidarité avec des propagandistes terroristes.


Particularité de la justice turque, la procédure ne prévoit pas que l’instruction soit menée avant le procès, comme cela est le cas en France. C’est le président du tribunal qui juge qui mène dans son audience l’instruction comme il l’entend. Il peut ainsi suspendre, remettre, poursuivre, tenir un procès à rallonge convoquant et re-convoquant sans fin les protagonistes.

-Nous sommes abonnés aux déplacements, me glisse une avocate française membre de la délégation venue vérifier le respect des droits de la défense des avocats turcs. C’est au moins la dixième fois qu’il renvoie…

Parmi les accusés, la plupart des avocats jugés se présentent libres. Ils sont en effet toujours en exercice, n’ayant pas été déjà condamnés.

-Pourquoi faire ainsi durer? je m’étonne auprès de mon avocat traducteur.
-D’une part ça paralyse les prévenus. Tant qu’ils ne sont pas jugés, ils doivent se tenir à carreau. Ensuite pour l’opinion publique, ça entretient la peur, les risques, le silence…

Une des prévenues arrive menottée. Elle est détenue, emprisonnée, et a déjà été condamnée à une peine de 18 années de prison pour « apologie du terrorisme en faveur des kurdes ». Il lui est reproché notamment d’avoir présidé « l’association des juristes progressistes » qui existe depuis des dizaines d’années, mais qui depuis le coup d’état de 2016 a été interdite comme beaucoup d’autres par le pouvoir du président Erdogan. C’est la première à prendre la parole sur demande du président.

-J’ai été maintenue durant plus de deux heures menottée dans le dos, dans un fourgon, devant une caméra. Ça relève d’un acte de torture. Que craignait la police? Pourquoi? Le véhicule était fermé, j’étais seule à l’intérieur. Et malgré ma demande de m’ôter les menottes, de les desserrer à tout le moins, rien. Il existe une décision de la cour de cassation, mais ça ne compte visiblement pas. Ils ont voulu me les enlever lorsque nous sommes arrivés dans le tribunal. J’ai refusé pour que vous puissiez voir, que tout le monde puisse voir. Pourquoi tout cela? Pourquoi moi et les autres sommes-nous là? Durant des années, à la faculté de droit d’Istanbul, nous avons appris que dans notre pays il y avait droit de manifester, de s’exprimer à condition de ne pas utiliser les armes. Nous y avons cru. Mais ce droit n’existe pas. Je suis militante, je me battrai toujours pour la liberté du peuple, du pays, contre les tyrans.

Dans la salle, silence. Seul mon traducteur murmure à mon oreille sans rater un mot. L’accusée reprend:

-On nous reproche d’avoir manifesté. C’est vrai. On nous reproche des slogans. Mais dans l’acte d’accusation, rien de personnel. L’accusation est incapable de dire exactement ce qui est reproché à l’un ou l’autre d’entre nous. J’ai manifesté sans violence car l’armée à Cizre a torturé des kurdes, les a assassinés. La ville a été ravagée. Je suis dirigeante d’une association de juristes turcs. J’aurais voulu que le peuple kurde, turc, azéri soit plus fort pour empêcher ces crimes et ces tortures. Des milliers ont été décimés. Voila pourquoi j’ai été condamnée et me retrouve devant vous.

Le président et le tribunal écoutent, impassibles.

-Je n’ai rien fait de mal, rien de mauvais. Ce que j’ai dit à l’époque, je le répète. Si je suis condamnée, la Turquie sera condamnée. Je vous le dis et redis, je continuerai à militer car c’est juste, simplement juste. Je continuerai, sachez-le.

Le juge reprend.

-vous avez dit « l’état commet des crimes, c’est bien ça? ».
-Oui, absolument.
-Désirez vous une peine avec sursis?


Mon traducteur commente.

-Il propose du sursis car elle serait paralysée pour la suite sous peine de voir une condamnation très lourde et ferme être prononcée si elle se faisait reprendre pour un motif ou un autre.

L’accusée répond.

-Un sursis, non. Je veux la relaxe, tout simplement.

C’est au tour d’une autre avocate, également accusée de « propagande terroriste en faveur des kurdes » de déposer. Elle indique s’être rendue à Cizre, avoir constaté les crimes commis contre la population civile ou les combattants du PKK, avoir décidé de décrire ces crimes, avoir soutenu des gens qui n’ont même pas pu reconnaitre leur mort, tellement la violence s’était abattue sur cette ville martyr, n’avoir rien fait de mal elle, réclamer également la relaxe.

Puis une autre, et une autre encore, et encore qui complètent les témoignages, détails à l’appui.

Une avocate qui défend une prévenue interpelle le président du tribunal.

-Le président Erdogan affirme à la face du monde vouloir permettre une expression libre. Donnez l’exemple monsieur le président. Déposez plainte auprès du procureur pour acte de torture contre notre confrère, menottée abusivement durant des heures dans le wagon cellulaire pour la conduire devant vous.

Les autres prennent la relève, demandant la relaxe de leurs confrères et le dépôt d’une plainte contre torture. Le président suspend.

Une heure plus tard, la séance reprend. Le tribunal fait son apparition. La police entoure la salle. Et dans un brouhaha général, nous apprenons des policiers, sans même que le président du tribunal ne l’annonce lui-même ou apporte la moindre précision, que l’affaire est renvoyé à la mi-décembre dans l’attente d’une décision d’une autre cour, sur un autre aspect du dossier concerné. La délégation française encaisse. « Décidément, il le fait exprès. Ça doit l’amuser de nous faire faire des allers retours à répétition. Ils attendent qu’on se lasse, mais c’est peine perdu. Nous serons là… Les libertés… ».

En quittant le tribunal d’Istanbul, j’avoue à mon traducteur, devant une tasse de café dont les turcs ont le secret, que les enjeux politiques sont à mes yeux assez transparents mais que la procédure judiciaire me semble pour le moins opaque. Il explique, puis s’adresse aux avocats français, souligne l’importance de leur présence en signe de témoignage d’un soutien international indispensable. A l’entendre, je ne peux m’empêcher de penser à cette hypocrisie générale concernant des kurdes décimés à Cizre dans l’indifférence générale, les mêmes combattants kurdes qui faisaient la « une » de la presse internationale lorsque femmes en tête ils montaient à l’assaut des positions de Daech sous le regard des tanks turcs inactifs… Je ne peux m’empêcher de penser aussi à notre propre justice, à la situation que nous connaissons en France, à l’état d’urgence devenu permanent et surtout à sa banalisation. Situation bien paradoxale que de voir dévouement et énergie à destination de turcs opprimés au nom de la France, pays des droits de l’homme. Des milliers d’arrestations depuis le 18 novembre dernier de jeunes, vieux, salariés, retraités, hommes ou femmes dés lors que la couleur jaune est exhibée, une violence policière déchainée, des mutilations, des condamnations par milliers… Notre roitelet jupitérien ne roule -t-il pas dans les traces d’Erdogan? Et faudra-t’il qu’une délégation internationale vienne faire la clarté pour dénoncer l’autoritarisme que subit le peuple français, pas très éloigné quant à sa nature de celui qui sévit au confins de l’occident? A moins qu’ici aussi la défense des droits soit saisie, qu’un ticket de métro se substitue à un billet d’avion, et que par dizaines, par centaines, juristes, intellectuels, journalistes décident de se dresser pour sauver les libertés démocratiques menacées.

Jacques Cotta

Le 1er octobre 2019



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