Loin des spéculations idéologiques, Todd s’appuyait sur des indicateurs démographiques (baisse de l’espérance de vie, hausse de la mortalité infantile) qui disaient on ne peut plus clairement la réalité et la dynamique du « socialisme réellement existant ». Il annonçait que la crise était d’abord celle du centre russe de l’URSS. Pendant Mme Carrère d’Encausse faisait carrière en prévoyant que l’URSS serait confrontée aux forces centrifuges des républiques allogènes, c’était Todd qui voyait juste...
C’est dire qu’on est tenté de prendre Todd au sérieux lorsqu’il annonce que la toute puissance de l’empire américain n’est qu’un mirage et que si l’Oncle Sam est nerveux et volontiers guerrier, c’est tout simplement parce qu’il a une claire conscience de son déclin relatif.
Le propos de Todd est argumenté, non seulement par des données démographiques, par des statistiques économiques, mais aussi par l’analyse des discours des représentants les plus éminents de l’établissement états-unien. Le déclin américain est d’abord relatif : la part des États-Unis dans le commerce mondial et dans la production industrielle ne cesse de diminuer au profit de l’Eurasie. À l’encontre des discours alarmistes tenus de ce côté-ci de l’Atlantique, Todd souligne le dynamisme économique européen qui tend à faire sa jonction avec celui des pays émergeants ou déjà émergés de l’Asie. Mais c’est aussi un déclin plus profond que traduisent les chiffres de la faible productivité du travail américain et le gouffre du déficit du commerce extérieur : comme l’ancienne Rome, la super-puissance ne peut continuer à se nourrir et à entretenir le niveau de vie de sa plèbe qu’en prélevant son tribut sur le monde entier.
C’est précisément pourquoi l’agitation militariste et la création de zones de crise internationale sont devenus les ingrédients essentiels de la stratégie du Washington. Todd n’est pas un optimiste béat, mais pour lui, donc, la principale source de dangers ne réside pas dans l’hyper-puissance américaine, mais, au contraire, dans les conséquences de son affaiblissement patent, et dans la croissance au États-Unis même d’un sentiment d’isolement sur l’arène internationale.
Évidemment, bien des affirmations de Todd sont éminemment discutables à commencer par celle selon laquelle le capitalisme reste le mode d’organisation économique le plus raisonnable. Sa croyance, malgré tout, dans la capacité des démocraties libérales de triompher et ses projections sur un avenir européen où la Russie deviendrait le pôle de stabilisation des relations internationales, sont plus des actes de foi que des prévisions scientifiques. Il reste que Après l’empire est un livre stimulant et qui permet d’aborder l’évolution de la situation mondiale autrement que sur le mode de la déploration impuissante. Si nous ne sommes pas condamnés à quelques siècles de règne du « talon de fer », si la chute du soi-disant « socialisme réel » ne repousse pas à une date indéterminée la perspective d’une transformation sociale radicale, il ne nous reste donc qu’une chose à faire : travailler à reconstruire la perspective d’une régime social et politique plus raisonnable que celui qui domine sans partage aujourd’hui.
Denis COLLIN
Emmanuel Todd: Après l’empire
ESSAI SUR LA DÉCOMPOSITION DU SYSTÈME AMÉRICAIN, GALLIMARD, 2002, 236 PAGES,18,50€