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Régionalisation, le retour

Par Denis Collin • Débat • Lundi 21/10/2002 • 0 commentaires  • Lu 1772 fois • Version imprimable


Parmi les projets de Chirac et Raffarin figurent en bonne place de nouvelles mesures de régionalisation. Des dispositions constitutionnelles vont être adoptées, nous promet-on, qui engageraient la « réforme de l’État » dans une phase nouvelle. Jacques Chirac avait pris l’engagement de « repenser hardiment l’architecture des pouvoirs dans un projet global et cohérent ».

 

C’est ce plan qui est proposé par le Conseil des Ministres du 16 octobre et expliqué ensuite par le Premier Ministre. Il s’agit de favoriser « le développement d’une démocratie locale » par la décentralisation, en organisant un nouveau transfert de compétences vers les régions et en renforçant leur autonomie financière. Enfin, l’ensemble de la mise en œuvre du dispositif repose sur la mise en œuvre d’un principe d’expérimentation.

Comme personne ne sait encore quelle compétence on va transférer, le gouvernement présente sa démarche d’expérimentation comme un moyen de tester ce qui est transférable immédiatement et ce qui ne l’est pas. Dans un débat avec Chevènement dans « L’Express », Perben fait même référence à la loi sur la création des communautés d’agglomération (dite « loi Chevènement ») : les compétences des communautés d’agglomération comportent un seuil minimal et des options qui peuvent être élargies avec le temps.

La démarche du gouvernement Chirac-Raffarin s’inscrit donc dans une continuité, non seulement lointaine (les lois Deferre) mais aussi proche (la LOADT , la régionalisation du réseau ferré, par exemple). C’est d’ailleurs là-dessus que Raffarin compte jouer.

Une démarche bien connue

Ce plan s’inscrit dans une triple démarche :

(1) La réforme de l’État telle que de Gaulle avait voulu l’engager, visait à reconstituer des « corps intermédiaires », ce qui permettraient d’éviter que toutes les revendications se tournent vers le gouvernement, neutralisant ainsi les conflits sociaux et politiques qui, en France, se dirigent toujours immanquablement contre l’État.

(2) C’est la mise en conformité de la France avec les « normes européennes ». Le jacobinisme français était la hantise des cours européennes. Cela n’a pas changé ! Dans l’entreprise de destruction de la liberté des peuples que constitue la soi-disant « construction européenne », l’existence d’un État-nation unitaire semble une anomalie, puisque l’Europe ne comporte que des petits États ou des États à forte coloration fédérale. Ceux-ci et ceux-là sont déjà pré-formatés pour le grand de l’Europe des régions. Seul le caractère unitaire de la République française constitue un obstacle : comment retailler la configuration européenne à la sauce impériale, en rattachant l’Alsace à une zone économique rhénane et la Corse aux îles de la Méditerranée, si la France n’est pas régionalisée, si elle se refuse obstinément à reconnaître qu’il n’y a pas un peuple français, mais un peuple corse, un peuple breton, un peuple basque et que sais-je encore ? Un des axes de la politique européenne est le développement des coopérations inter-régionales : il existe une coordination des îles de la Méditerranée, les coopérations entre la région Languedoc-Roussillon et la Catalogne se multiplient. On souhaitent aussi que s’établissent des coopérations fortes entre les deux rives du Rhin, qui d’ailleurs, du côté allemand, sont de plus en plus considérées comme des régions également allemandes.

Les « expérimentations » chiraco-raffarinesques prennent ici tout leur sens. Elles sont les prolongements des expérimentations bruxelloises. Il est assez piquant de noter que c’est Chirac, l’auteur de l’appel de Cochin et grand pourfendeur du « parti de l’étranger » (c’est-à-dire de feu Giscard d’Estaing) qui confie cette tâche au giscardien grand teint qu’est Raffarin. Que l’ex-RPR, fondu dans l’UMP, avale tout cela sans broncher, démontre à l’envi, pour ceux qui en doutaient, que le gaullisme est mort et bien mort et que toutes les tentatives de le faire revivre sous d’autres formes sont vouées à l’échec. Cependant, on fera remarquer que l’idée de régionalisation remonte à De Gaulle et au référendum de 1969. La différence essentielle est que le référendum gaulliste avait une visée exclusivement intérieure, puisque la politique européenne restait celle de « l’Europe des nations ». Les transformations proposées aujourd’hui s’intègrent au contraire s’intègrent dans le double mouvement de destruction des nations : par en haut avec l’augmentation des pouvoirs dévolus et le projet d’une « constitution européenne », par en bas avec le rôle croissant que les régions, déconnectées des entités nationales, sont appelées à jouer.

(3) C’est un plan de guerre contre les principes républicains, contre le principe d’égalité en premier lieu, contre la fonction publique et contre le « service public à la française » ensuite. C’est aussi à terme la mise en cause de la notion même de « peuple français ». C’est à propos du statut de la Corse qu’on avait eu une première idée de ce qui est en cause. Pierre Joxe avait proposé une réforme basée sur l’idée qu’il y avait un « peuple corse » partie prenante du « peuple français ». Cette réforme avait été rejetée comme inconstitutionnelle. En effet, si le peuple est le détenteur de la souveraineté, on ne peut le diviser, ce qui entraînerait une division de la souveraineté et contredirait le principe selon lequel la République est une et indivisible.

Au-delà des arguments juridiques, il y a des raisons plus fondamentales, des raisons philosophiques qui fondent les arguments juridiques. La définition de la République est exclusivement politique puisqu’elle est réputée résulter d’un contrat entre individus libres. Donc le peuple français n’est pas une notion ethnique (les « descendants des Gaulois » !) ni linguistique (les locuteurs français) et encore moins raciale (toute mention de la race est interdite y compris dans les statistiques de l’INSEE). Cela distingue clairement la France de l’Allemagne qui se pense non pas comme une société d’individu unis par des liens politiques, mais comme un « Volk » partageant une langue et une conception du monde communes. Cela distingue également clairement la France de la République états-unienne, où les individus sont classés par des appartenances ethniques et des types raciaux : on y est « caucasien » ou « afro-américain ». S’il y a donc un peuple corse, être corse, c’est autre chose qu’être français et comme la Corse ne forme pas une nation indépendante, un peuple corse dans le cadre du peuple français serait un peuple ethnique, défini sans doute par sa « corsitude », ses ascendants corses, sa pratique de la langue, etc.. Du reste les indépendantistes corses l’entendent bien ainsi qui refusent de considérer comme Corses les fonctionnaires d’origine « continentale » et revendiquent au contraire la « corsitude » des Corses établis, même de très longue date, à Marseille ou à Paris. La question du « peuple corse » était donc une question décisive puisque sa reconnaissance aurait impliqué la reconnaissance de la validité des critères ethniques et l’introduction d’un véritable racisme institutionnel.

Or la régionalisation Raffarin, même si elle laisse de côté la question de l’unité du peuple français, conduira naturellement à ce que ces questions soient reposées sur une échelle élargie, celle des vingt deux régions. Si les régions en effet ne sont plus de simples découpages administratifs éventuellement révisables au gré des circonstances, comme cela reste encore le cas, mais si au contraire elles deviennent des véritables entités de pouvoir politique disposant de compétences larges, d’une part, les divisions héritées de l’ancien régime et les divers mouvements régionalistes connaîtront un nouvel essor et, d’autre part, ces divisions tendront à se figer en véritables « identités régionales ». Les batailles autour du rattachement ou non de la Loire-Atlantique à la région Bretagne ou celles sur l’unité des deux régions normandes indiquent bien ce qui est en cause : on va chercher à fonder les régions sur des traditions historiques antérieure à la constitution de la France Républicaine, voire sur la nature elle-même. Les Basques « naturellement » se sentiront bientôt plus proches de leurs voisins au-delà des Pyrénées que des Alsaciens. En Allemagne, traditionnellement, l’État central était faible, puisqu’on était en terre d’empire et l’unité allemande était une unité de sentiment, de culture et de langue. C’est pourquoi la RFA s’est bien accommodée du système fédéral. L’unité française a toujours été politique et si le lien politique est brisé, c’est l’ensemble qui volera rapidement en éclat.

La subsidiarité

Raffarin a donné la philosophie de son plan : c’est le « principe de subsidiarité ». L’intégration complète de la France à l’Europe exige que la France elle-même soit organisée selon les principes qui ont fait leur preuve, si on peut dire, au niveau européen.

Ce principe est officiellement la règle de répartition des compétences dans l’Union Européenne. Le mot et le concept viennent en ligne directe de la philosophie thomisme - dans une Europe dont la « démocratie chrétienne » est la colonne vertébrale idéologique, ce n’est pas très étonnant. Mais le Pape Pie XI en définit le contenu moderne dans l’encyclique Quadragesimo Anno.

« Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernements en soient donc persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements, selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »

Jean XXIII le revendique dans Mater et Magistra et l’explicite :

« Il est requis que les hommes investis d’autorité publique soient animés par une saine conception du bien commun. Celui-ci comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité. Nous estimons, en outre, nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la "socialisation", jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »

Enfin, Jean Paul II, évoquant les objectifs des autorités publiques en matière économique et sociale, précise dans Centesimus Annus (1 Mai 1991) :

« L’état doit contribuer à la réalisation de ces objectifs, directement et indirectement. Indirectement et suivant le principe de subsidiarité. Directement et suivant le principe de solidarité. »

C’est cette interprétation qui constitue la clé de l’accord de Maastricht, ainsi que le précise l’article 3B. « La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent Traité.

Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire. L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent Traité. »

C’est un principe qui convenait bien pour une organisation de type impériale comme l’Europe le devait être selon les vœux de l’Église. Il n’est pas question de souveraineté, puisque Dieu est le seul souverain et que la revendication de la souveraineté politique des États a toujours été violemment dénoncée comme une folie de l’orgueil humain. Il s’agit du pouvoir de commander (imperium), de ses limites et éventuellement de la délégation de ce pouvoir. Derrière les discours sur le « bien commun », la subsidiarité est précisément le refus d’un espace politique commun, de ce genre d’espace qui définissait la République fondée sur la liberté des citoyens, qui, comme le disait Aristote, ont tous un droit égal à gouverner et à être gouvernés.

En gros la subsidiarité est une sorte de domination paternelle au sens d’Aristote, mais d’un pater familias moderne qui laisse à ses enfants le soin de gérer leur argent de poche - mais continue naturellement d’en décider lui-même le montant. Comment la subsidiarité s’applique dans l’Union Européenne ? Très exactement selon les préceptes de notre sainte mère l’Église. La commission est investie de l’imperium et du pouvoir de sanctionner les récalcitrants par de lourdes amendes, mais n’a aucun compte à rendre devant les peuples d’Europe. Elle prescrit à tours de bras, depuis les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse, jusqu’à la taille des cases à veaux dans les élevages industriels ; elle s’émeut du sort des grenouilles et autres batraciens mais reste, au nom de la subsidiarité, indifférente aux positions réactionnaires de l’Irlande catholique ou au fait que les Grecs imposent l’affichage de la religion sur la carte d’identité. Ce qui ne l’empêche pas, au nom de l’égalité (sic), de rétablir le travail de nuit des femmes et d’obtenir que la France obtempère sous les applaudissements de la CFDT... Irresponsabilité, gabegie bureaucratique, refus de toute démocratie, telle est la subsidiarité en acte ! Voilà le modèle Raffarin.

Un cas d’école

Il y a un champ d’expérimentation sur lequel les manœuvres ont déjà commencé : l’école. Les projets pré-électoraux du RPR, prolongeant les idées ( ?) de Claude Allègre, proposaient en très large régionalisation de l’Éducation Nationale, y compris pour le recrutement des professeurs, les programmes, etc.. À peine Raffarin avait-il annoncé son projet que les présidents socialistes de Haute-Normandie et d’Ile de France se précipitaient : le premier demandait pour la région la responsabilité de l’intégralité de la formation professionnelle et le deuxième exigeait les Universités. On ne peut guère apporter un soutien plus enthousiaste à ce gouvernement qu’on prétend par ailleurs combattre...

Puisque les régions s’occupent déjà des lycées en ce qui concerne les constructions et l’équipement, le gouvernement envisage de transférer aux régions les personnels administratifs et d’entretien (les ATOS) et les personnels de surveillance : tous ces fonctionnaires d’État deviendraient des agents des collectivités locales. Les professeurs, affirme le gouvernement la main sur le cœur, resteraient sous la tutelle du ministre de l’Éducation Nationale, les programmes resteraient nationaux, tout comme le baccalauréat. Mais Longuet réclame la transformation des rectorats en établissements publics régionaux sous la tutelle du Conseil de région. Bref Raffarin joue la division et veut rôtir l’agneau sans qu’il s’en aperçoive. Car, il apparaîtra bien vite qu’il est impossible de gérer un établissement dont une partie du personnel dépend de la région et l’autre du ministère ; les payeurs (les régions) voudront que les lycées remplissent les missions qu’eux jugent utiles, par exemple en fonction des intérêts économiques dominants dans la région, ou en fonction de leurs orientations idéologiques. Supposons qu’un maire, membre de l’exécutif régional, ait la responsabilité de superviser l’enseignement dans les lycées et la bonne mise en œuvre des « projets d’établissement » - une innovation de gauche qui devrait prendre tout son sel dans les années à venir - et imaginons qu’un des administrés soit mécontents des notes de son fils, de l’enseignement de tel ou tel professeur, etc. Pour l’heure, il n’a comme ressource que d’écrire au recteur ou au ministre qui transmettra le problème à l’inspection, laquelle ne dépendant pas directement des parents d’élèves peut encore si elle le veut juger en toute impartialité. Dans le contexte où les élus locaux contrôlent directement les contenus et la vie des établissements scolaires, toutes ces barrières sauteront, et même si nominalement les professeurs restent recrutés nationalement, ils seront de fait sous la coupe des notables et la pression directe des lobbies. C’en sera définitivement fini de ce que Léo Strauss appelait l’enseignement libéral, c’est-à-dire un enseignement qui n’est soumis ni aux pressions de l’économie ni aux besoins de la « société civile » mais seulement aux nécessités de la transmission du savoir.

En ce qui concerne les Universités, on notera que la première Université non nationale est l’université Léonard de Vinci des Hauts-de-Seine, une création du grand républicain Pasqua ; il est assez comique de voir aujourd’hui Huchon, ce grand rocardien, réclamer pour lui aussi les droits que Pasqua s’était octroyés.

La question des langues régionales (dites langues minoritaires) apparaît bien maintenant comme une question politique importante. Le forcing de Lang pour les écoles Diwan, c’est-à-dire pour l’intégration dans le secteur public d’écoles qui dispensent leur enseignement en breton n’est donc pas une lubie de l’ancien ministre. Si les régions contrôlent l’enseignement non seulement dans ses bâtiments mais aussi dans ses « projets » et ses personnels, la pression pour la généralisation de ce genre d’expérimentation sera très forte : la région Bretagne sera la région du breton ... même si à Rennes et contraire circum-voisines on n’a jamais parlé le breton mais le gallo. Les élèves des Pyrénées Atlantiques (pardon du département basque, puisque les intégristes de la « basquitude » veulent se séparer des Navarrais de Pau) iront dans les iskatolas et apprendront à lire en basque. La question de la laïcité est également posée directement. Dans les régions de forte tradition catholique, on a toujours revendiqué la possibilité de financer comme elles le veulent l’enseignement privé - catholique surtout. Avec la régionalisation, cela serait possible, une fois les compétences dévolues. Il n’est pas besoin de longues démonstrations. Le projet Raffarin signifiera à très brève échéance la fin de l’École de la République et, à certains égards, on peut même affirmer que c’est un de ses objectifs principaux. On a déjà le statut de l’Alsace-Moselle, « provinces » où s’applique encore la loi allemande et le concordat. C’est cela que M.Raffarin veut généraliser.

Jacobinisme et bonapartisme

Il faut souligner dans cette affaire l’extraordinaire continuité entre ce gouvernement et le gouvernement précédent.Rappelons seulement que la régionalisation de la SNCF, première étape de la mise en pièces de l’entreprise, a été mise en place par le ministre communiste Gayssot. Rappelons surtout que « l’expérimentation régionaliste » a d’abord été testée (sans grand succès, il faut le reconnaître) en Corse. À l’époque les giscardiens, Rossi en Corse, Madelin sur le continent, approuvaient chaudement le projet Jospin et demandaient la généralisation de la démarche à l’ensemble des régions. Sitôt dit, sitôt fait : exit Jospin, Raffarin reprend la relève. Rappelons la ratification de la Charte européenne sur les langues régionales, encore refusée par le Conseil d’État le 15 juillet 2002 , rappelons l’acharnement de Jack Lang, qui s’est heurté à plusieurs reprises au veto du Conseil d’État, à faire entrer les écoles Diwan dans l’école de la République.

La « deuxième gauche », d’origine chrétienne, a toujours été hostile au caractère unitaire de la République. Elle a très vite enfourché le cheval des mouvements régionalistes. Michel Rocard est même allé jusqu’à déclarer que la France était le résultat d’une conquête coloniale du centre parisien sur les provinces et que l’unité jacobine n’était que le produit de cette violence coloniale. Les hérauts de la régionalisation, aujourd’hui comme hier, prennent pour cible le « jacobinisme », réputé incarner la centralisation autoritaire et niveleuse. Bref, comme toujours, « la tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. »

Mais si on veut des rappels historiques risquons-en quelques-uns. Les Girondins étaient les représentants des fractions les plus aisées de la bourgeoisie et même de la très grande bourgeoisie. Ils se méfiaient des « excès révolutionnaires » (encore que certains d’entre eux furent d’ardents républicains au début) et surtout défendaient les particularismes provinciaux. Quand la loi française abolissait le « droit d’aînesse » sur tout le territoire, elle ne faisait qu’étendre ce qui était la pratique dans toutes les régions de famille « libérale-égalitaire » (pour reprendre la classification d’Emmanuel Todd). Mais le Sud-Ouest et en particulier les régions basques se dressèrent contre cette mesure au nom de leurs traditions. Si on prenait le temps d’étudier ces questions, on verrait assez vite que l’opposition des Girondins et des Jacobins recoupe non seulement des oppositions de classe aussi des oppositions anthropologiques, c’est-à-dire d’abord des oppositions qui se fixent autour de la question centrale du principe d’égalité comme principe régulateur de toute la vie sociale. Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire. Mais qu’on en appelle aujourd’hui à l’esprit des Girondins est hautement révélateur : ce dont il s’agit, ce n’est pas de la « démocratie locale », comme on feint de la croire, mais bien du renoncement au principe d’égalité.

On confond ensuite, à cause d’un certain Napoléon Bonaparte, le jacobinisme et le bonapartisme. Les Jacobins ne sont pas des « centralisateurs » au sens où ils n’exigent pas que le « centre » dirige « la périphérie ». Ils sont des partisans de l’unité de la République, au nom des principes qu’ils ont appris dans le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau. L’unité de la République, cela veut dire que c’est le peuple tout entier qui est souverain et donc que la loi ne dépend que du peuple et vaut également sur tout le territoire. Mais ils sont aussi, ces Jacobins abhorrés, les inventeurs de l’auto-administration locale, de la commune au département. C’est seulement après le 9 Thermidor et surtout avec le coup d’État de Bonaparte que va se mettre en place un appareil bureaucratique centralisé qui va réduire à néant les libertés communales. Mais il faut remarquer que c’est la réconciliation des jacobins thermidoriens et des girondins qui le rendra possible.

La question des nations en Europe

Les nations sont une invention proprement moderne. Elles apparaissent et s’affirment avec l’entrée des peuples dans « l’histoire universelle ». De la révolution des « têtes rondes » de Cromwell au mouvements nationaux de 1848, l’affirmation des nations est liée à la revendication par les peuples de la maîtrise de leur propre destin et aux aspirations à la démocratie. Les nations se sont directement constituées contre le système des empires, contre le Saint-Empire Romain Germanique, contre la tutelle Pape et de l’Église, contre l’empire austro-hongrois, contre l’empire ottoman. Ces empires, au regard du principe de subsidiarité étaient efficaces à leur niveau puisqu’ils permettaient des économies d’échelle et étaient censés garantir la paix entre États chrétiens ou dans la communauté des musulmans. Mais c’est contre eux que la démocratie advient. La restauration des principes impériaux apparaît comme une involution historique régressive.

Les fondateurs du socialisme moderne, Marx et Engels, ont toujours accordé la plus grande importance à la question nationale qui, pour eux, a toujours été inséparable de la révolution sociale. On a souvent cité la phrase du « Manifeste », « les prolétaires n’ont pas de patrie » pour y voir la preuve que le socialisme est au-delà de la question nationale. Mais c’est oublier que si la lutte de classes est internationale dans son contenu, elle est nationale dans sa forme. Et la forme ... n’est pas là pour la forme ! La forme, c’est l’essentiel puisque c’est ce qui donne la structure. C’est pourquoi Marx et Engels accordent une si grande importance aux questions irlandaise ou polonaise. Le soutien à l’indépendance de des deux nations est même le point de départ du fameux meeting de Saint Martin’s Hall où fut fondée l’Association Internationale des travailleurs. Ainsi quand le Manifeste affirme « le prolétariat au pouvoir fera disparaître [les particularités et contrastes nationaux des peuples] », il s’agit bien d’une des questions fondamentales sur lesquelles Marx et Engels corrigeront leur texte dont ils ont toujours affirmé le caractère historiquement daté. On nous objectera que l’Espagne est fédérale et reconnaît une large autonomie aux régions et que le franquisme au contraire défendait avec obstination l’État central, en brimant et en réprimant sévèrement les Basques et les Catalans. En dépit des apparences, cet argument confirme notre thèse. L’Espagne n’avait jamais fait de révolution démocratique ; les provinces les plus avancées dans le développement économique et social, la Catalogne et Euskadi étaient en fait opprimées par la Castille réactionnaire et parasitaire. Trotsky, non sans raison, comparait la situation espagnole à celle de la Russie considérée comme la prison des peuples - et au premier chef des nations plus avancées comme la Pologne et donc la revendication d’indépendance est alors une revendication clairement démocratique et anti-impériale.

Autrement dit les mêmes principes qui légitiment le droit des nationalités basque catalane en Espagne s’opposent au régionalisme français. Il suffit simplement pour le comprendre de sortir des analogies superficielles pour s’intéresser à l’analyse concrète des situations concrètes. Enfin, on fera remarquer que la décomposition des dictatures en URSS et dans les pays d’Europe de l’Est a d’abord donné lieu à la remontée des revendications nationales et les États baltes aussi bien que la Slovénie ne veulent pas être considérés comme des « régions » mais bien comme des nations à part entière, à égalité de droit avec les autres nations.

Patriotisme constitutionnel contre État-nation ?

On oppose à la nation l’idée d’un patriotisme constitutionnel. La régionalisation est la bonne méthode parce que, nous autres Européens, nous partagerions un certain nombre de valeurs fortes qui sont incorporées dans l’État de droit et dans les institutions européennes. C’est une position de ce genre que défend Habermas. Habermas constate (1) que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État-nation et (2) qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État-nation et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Laissons de côté le caractère convenu du (1) ¬ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le (2), eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C’est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.

Il est vrai que Habermas, que comme beaucoup d’autres intellectuels de gauche allemands est inquiet de la remontée d’un certain nationalisme allemand qui l’inquiète, peut-être à juste titre. Reste que la notion vague de « patriotisme constitutionnel » n’a aucun sens puisque la question est celle de la nature de la constitution. Notre « patriotisme constitutionnel » français nous conduit à défendre l’idée d’unité de la République alors que le patriotisme constitutionnel allemand de Habermas le conduit à défendre le fédéralisme comme principe valable pour toute l’Europe.

L’enjeu

Il faut reposer la question de l’unité de la République sur ses bases politiques. Il s’agit de défendre le principe de la souveraineté populaire et l’existence d’un cadre historique dans lequel le mouvement ouvrier - aussi mal-en-point qu’il paraisse aujourd’hui - puisse agir et se constituer comme force politique autonome.

S’il faut défendre la bureaucratie bonapartiste contre les néo-girondins, c’est une bataille sans intérêt, ou, plus exactement, c’est un trompe-l’œil. Car ce n’est ni du côté de Sarkozy ni du côté d’Alliot-Marie qu’on songe à démanteler l’appareil bureaucratique de l’État. Il s’agit donc d’un côté de maintenir et développer un pouvoir bureaucratique et oligarchique, de plus en plus soustrait à tout contrôle populaire, un pouvoir proprement bonapartiste au sens de Marx, conforme en cela aux inspirations du fondateur de la Ve République, et d’autre part d’organiser la dislocation du peuple en des régions différenciées, aux lois différenciées qui, à terme, ne laisseraient des grandes organisations ouvrières nationales que des coquilles vides. Au lieu d’avoir des négociations générales de la Fonction Publique, chacun serait renvoyé à sa collectivité territoriale... Il pourrait en être de même dans tous les secteurs de la vie sociale. Les dernières élections avaient rayé le mot « ouvrier » du vocabulaire politique ; il s’agit maintenant d’en finir à la possibilité même les ouvriers et les salariés de se constituer en force politique nationale capable de faire valoir ses revendications face au capital. La ligne du MEDEF est clairement fixée : en finir avec les conventions collectives telles qu’elles ont été définies dans la loi de 1950 et se débarrasser du code du travail si contraire aux impératifs de flexibilité. À la place, on propose le « contrat » à tous les étages, dans lequel les travailleurs atomisés sont confrontés à leur patron et dans l’incapacité de faire valoir leurs droits. La régionalisation s’inscrit à l’évidence dans ce cadre - même si, bien sûr, on nous garantira une sorte de minimum social commun, tout comme l’Union européenne garantit en guise d’Europe sociale l’alignement par le bas. En deuxième lieu, il s’agit d’extirper l’idée d’égalité de la conscience collective. Si nous nous habituons à ne plus avoir les mêmes lois quand on passe de Fontainebleau à Sens ou de Belfort à Mulhouse, l’idée même d’égalité de droit perdra son sens et du même coup l’idée même d’une nation française. On voit déjà combien sont inégalitaires et injustes les conditions d’attribution des prestations pour les personnes âgées dépendantes qui dépendent très largement du bon vouloir des départements ... et de leurs moyens financiers. Accessoirement, en transférant aux régions des charges nouvelles, le gouvernement pourra tenir les promesses de Chirac quant à la baisse de l’impôt sur le revenu ... dont la disparition progressive est programmée. À la place, les impôts locaux commencent à monter en flèche et ce n’est qu’un début. Le gouvernement promet une péréquation des ressources fiscales entre les régions riches et régions pauvres, mais celle-ci sera d’une manière ou d’une autre soumise à des négociations obscures dans lesquelles il vaudra mieux être du bon côté du robinet.

Enfin les bruits qui courent au sujet d’un nouveau rôle du Sénat (« Sénat des régions ») dans ce dispositif indiquent clairement que si la régionalisation voulue par le gouvernement et par Chirac, ce serait bien une contre-révolution constitutionnelle qui serait en cours et par une révolution constitutionnelle républicaine démocratique. À la place d’un Parlement représentant directement le peuple tout entier, de plus en plus le pays sera gouverné par des assemblées de notables élus au suffrage indirect et disposant d’un réseau de clientèle. C’est la re-féodalisation de la France qui nous est vue sous les couleurs de la modernité. Il s’agit donc de refuser en bloc comme en détail le projet Raffarin. Car il y va de l’essentiel. À juste titre, Jean-Pierre Chevènement avait fait de l’affaire corse un « casus belli » avec le gouvernement Jospin. Raffarin, c’est la Corse 22 fois ! Et, ce point de vue, l’attitude confuse du Parti Socialiste qui se transforme en soutien à peine critique confirme les diagnostics que nous avions portés dans ces mêmes colonnes sur l’évolution de ce parti.

Il s’agit ensuite de dire ce qu’il conviendrait de faire. Car on ne peut pas considérer le statu quo comme satisfaisant.
- Il est évident que le découpage territorial issu de la Révolution française ne correspond plus guère aux réalités démographiques et économiques : on ne va plus à cheval au chef-lieu du département ! La superposition des structures de la commune à la région rend particulièrement obscur le processus de décision et les responsabilités des uns et des autres, ce qui écarte le citoyen du contrôle de ses propres affaires. On pourrait peut-être réexaminer d’un œil neuf une vieille proposition de Michel Debré (mais oui !) visant à diviser la France en 48 départements. Cela ferait des économies d’échelle et permettrait de supprimer un échelon dans le mille-feuille administratif...
- La sur-politisation de l’administration et notamment des administrations centrales tend à se développer en renforçant le contrôle et l’ingérence du gouvernement dans tous les aspects de la vie sociale. Qu’on songe par exemple à la transformation du statut et des missions de l’inspection au Ministère de l’Éducation nationale avec la loi Jospin de 1989 : placés auprès des Recteurs, les IPR sont sommés d’être des instruments directs de l’action politique du ministre et non plus des sortes de magistrats chargés du respect des règles générales et la qualité de l’enseignement.

La décentralisation et le développement des formes de gouvernement local exige donc :

(1) que soit maintenue l’unicité de la loi et l’égalité des citoyens, notamment dans l’accès aux services publics et aux prestations sociales. Donc que soit condamnée la politique des expérimentations ;

(2) que les moyens financiers dont disposent les collectivités locales soient égalisés en vertu d’un principe d’équité ;

(3) que soit réformée la fiscalité avec la disparition de la taxe d’habitation, une taxe archaïque qui frappe d’abord les pauvres, et la transformation de l’impôt foncier et de la taxe professionnelle.

(4) Que soient maintenues comme prérogatives de l’État non seulement les fonctions régaliennes, mais aussi la collation des grades, la définition et l’attribution des diplômes, l’organisation d’ensemble de l’enseignement, la maîtrise des grandes infrastructures de communications (routières aussi bien que ferroviaires) ;

(5) Que les statuts des fonctionnaires territoriaux soient alignés sur ceux de la fonction publique d’État, notamment en vue de protéger les fonctionnaires contre les despotes locaux et autres notables provinciaux. Sur cette base, on pourrait bien envisager la dissolution de la préfectorale - laissant aux divers organismes de contrôle le soin de vérifier la légalité des décisions des présidents des conseils régionaux et/ou départementaux. Il faudrait enfin et surtout refaire de la commune l’échelon de base de la démocratie. Cela supposerait évidemment que soient encouragées les fusions de communes (trop de petites communes sont vouées à l’impuissance et à une démocratie de pure façade) et que les élus locaux disposent enfin d’un statut et de moyens sérieux, et ce dès le niveau du conseiller municipal.

Ces quelques propositions sont des pistes de réflexion. Mais elles veulent simplement souligner qu’une alternative est possible et qu’une véritable opposition démocratique et républicaine peut s’organiser face aux embrouilles des chefs socialistes et aux projets corporatistes de la droite.

Le 21 octobre 02

Denis COLLIN


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