L’histoire actuelle pour être comprise dans toute son ampleur nécessite un bref retour en arrière. Elle marque en effet sur le terrain de la lutte sociale les mêmes exigences qui se sont exprimées sur le terrain électoral, exigence de rupture avec l’Union Européenne, de rupture avec la sacro sainte « concurrence libre et non faussée » imposée sans limite dans tous les domaines, exigence d’indépendance et de souveraineté nationale du peuple français.
La question ferroviaire illustre à merveille la volonté de l’UE concernant les services publics. Elle nous ramène à 1997 lorsque la SNCF chargée du transport et RFF chargé de la gestion du réseau sont séparés. La création de ces deux entreprises s’inscrit dans la volonté de mettre en concurrence le service public du transport ferroviaire, d’en casser le monopole, d’ouvrir le rail progressivement aux entreprises privées. Ainsi, celles-ci n’auraient qu’à s’acquitter d’un droit d’utilisation des infrastructures financées intégralement par les fonds publics[1], en payant un droit de passage, ou encore péage, sur le modèle autoroutier.
Dans la perspective de l’ouverture à la concurrence du rail il était donc vital de séparer le transport des marchandises dans un premier temps, puis des voyageurs, de la gestion du rail à proprement parler.
Aussi, lorsque la nouvelle réforme apparait, les responsables, toutes tendances confondues, insistent sur la réunification de la SNCF et de RFF, comme pour éteindre un incendie qu’ils redoutent. Pourquoi donc faudrait-il s’inquiéter puisqu’il y aurait retour en arrière sur la séparation nécessaire pour la mise en concurrence et la privatisation. D’autant clament-ils en chœur que les cheminots en poste n’auraient rien à craindre pour leurs statuts et leurs avantages. Un peu comme à France télécom la privatisation était passée par l’achat massif des personnels sous statuts permettant une paix sociale nécessaire pour liquider l’entreprise et passer à la moulinette les nouveaux personnels recrutés sous un contrat de droit privé.
Ce qui se joue derrière les affaires des cheminots, de la SNCF ou encore des intermittents du spectacle est bien éloigné des questions comptables mises en avant. Bien que ne pouvant être ignorées, celles-ci sont en effet secondaires. Ce qui se joue, c'est l'existence des services publics, c'est la préservation de la protection sociale, ce sont les acquis gagnés de longue lutte, issus pour la plupart des années d'aprés guerre, du conseil national de la résistance lorsque craignant de tout perdre les classes dominantes ont dû concéder beaucoup. Ce qui se joue d’abord, c’est une certaine conception de la société, des rapports humains, du bien commun, de l’intérêt collectif ou des privilèges particuliers. Dans « 1984[2] » la novlangue établissait que « la guerre c’est la paix », « la liberté c’est l’esclavage », « l’ignorance c’est la force ». Pour mieux duper le peuple, les dirigeants d’aujourd’hui, socialistes ou UMP, assènent, dans la foulée de Nicolas Sarkozy qui avait innové, que « la réforme c’est la modernité ». Aujourd’hui, les responsables socialistes osent affirmer que la politique menée est « une politique sociale avec les valeurs de gauche[3] ».
En réalité, la loi prévoit de regrouper dans une holding publique la SNCF et Réseau ferré de France. Une « réunification » qui repose en réalité sur trois établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) : le premier, nommé « SNCF » doit chapeauter deux filiales, « SNCF Mobilités » et « SNCF Réseau ». La réforme revient donc à revenir sur la création des deux Epics –SNCF et RFF- qui ne fonctionnaient pas, pour en créer trois ! L’argument de la réunification du système apparait donc comme un mensonge grossier, digne de ceux qui permettaient aux dirigeants à cheval entre la dictature stalinienne et l’idéal capitaliste dans « 1984 » de broyer l’être humain.
En réalité, s’il s’était agi de revenir sur la division SNCF et RFF, il suffisait de créer une entreprise regroupant les deux, soit un Epic et pas trois. Ce qui compte en réalité dans cette réforme, c’est le maintien des conditions politiques et économiques permettant, dans la lignée de l’Union Européenne, dans le respect des directives et des « paquets ferroviaires », d’ouvrir définitivement et pour tous les secteurs le rail à la concurrence, allant sans doute dans la foulée vers l’asphyxie du service public de transport ferroviaire, voué à desservir le non rentable et donc à courir derrière les déficits pendant que des firmes privées se verront attribuer la part crémeuse du gâteau.
Est-ce un hasard si cette réforme intervient à la veille d’une autre –également dictée par l’Union Européenne- qui concerne l’organisation du territoire, la réunification de régions et surtout la volonté d’en finir avec l’héritage de la révolution française que sont les départements. Le remodelage territorial qui met en question l’exercice de la démocratie, le rapport du citoyen à ses élus, la relation des populations à leur espace pèse sans doute sur l’organisation des transports que préfigure la réforme ferroviaire. Pourquoi en effet s’encombrer de gares, d’infrastructures, de personnels pour des communes ou des espaces délaissés dés lors que ce n’est plus l’égalité des citoyens sur le territoire assuré par les services publics qui prime, mais l’accumulation de profits pour des firmes privées qui peu à peu doivent entrer sur le marché ?
L’orientation de la majorité socialiste, aidée ouvertement par l’opposition UMP et centriste –même lorsque pour les apparences ceux-ci se déclarent opposés à la réforme car elle « ne vas pas assez loin »- est la même qui frappe dans tous les pays européens au nom de la rigueur et des déficits. Il s’agit, comme bras armé de l’Union Européenne, d’accomplir ce que la Troïka a dicté en Grèce, au Portugal, en Espagne, dans l’ensemble des pays où elle est intervenue directement : couper dans les budgets publics, réduire autant que les rapports sociaux et les résistances le permettent le bien commun, faire payer par la collectivité la crise en socialisant les pertes lorsque les profits ont été privatisés, remplir les caisses des capitalistes qui prétendent « repartir pour un tour ».
Il y a correspondance pratiquement parfaite entre la position des uns et des autres sur la question européenne et l’attitude face aux conflits sociaux dont le moteur est la politique de l’Union Européenne et de ses gouvernements relais.
- Sur le plan syndical d’abord.
La CFDT et l’UNSA n’ont pas fait de détour pour approuver la réforme, moyennant quelques miettes, comme elles le font d’ailleurs régulièrement pour toutes les réformes gouvernementales qui marquent une réelle régression, l’ANI ou les retraites par exemple. La CFDT s’affirme ainsi comme un des bras armés du gouvernement pour faire passer sa politique sur le terrain social.
La CGT ensuite, tiraillée depuis le référendum de 2005 sur la constitution européenne entre les européistes qui à la direction se prononcent pour le respect du cadre fixé par l’Union Européenne, « la Confédération européenne des syndicats » qui a pour fonction de nier l’indépendance des organisations syndicales et de les lier à la mise en application des directives, et la base qui en 2005 se prononçait contre la constitution européenne et qui en 2014 a massivement boycotté les élections au parlement pour ôter toute légitimité à l’UE.
Au sein de la CGT, la grève des cheminots indique bien que la question n’est jouée ni dans un sens, ni dans l’autre. Ainsi, jeudi 12 juin, alors que rien n’a changé dans les propositions de la direction de la SNCF ou dans celles du ministère, la CGT continue de siéger dans la commission de négociation alors que SUD-Rail claque la porte et la direction confédérale au plus haut niveau croit voir « des avancées » dans des déclarations qui pourtant n’apportent pas grand-chose de neuf. Des assemblées générales sont convoquées le lendemain comme chaque jour pour permettre aux cheminots de se prononcer. Sur les ondes le climat est à la détente. Les éditorialistes pronostiquent la reprise. François Hollande en voyage à Andorre respire. Mais c’était sans compter les cheminots, notamment la base de la CGT qui refuse le point de vue de sa direction et qui s’offre quelques jours supplémentaires de grève, déjouant la volonté de sa direction
- Sur le plan politique ensuite.
Les députés ont ainsi adopté une série d’amendements pour permettre, de l’aveu général, non pas de rejeter la réforme contraire à l’intérêt général et refusée par les cheminots, mais de « permettre une sortie de grève honorable, en sauvant la face ». En finir avec la grève, voila donc le souci alors partagé par les élus de la Nation. Parti Socialiste, UMP, centristes se sont retrouvés majoritairement derrière la réforme, exprimant des oppositions à la marge pour en préserver l’essentiel… Position commune sur la question de l’Union Européenne, position commune sur les réformes qui en découlent. La logique est ainsi respectée.
Pour tenter de « calmer » les cheminots et pour tourner la page de la grève, les différents groupes parlementaires y sont allés de leurs propositions.
Les écologistes parmi les partisans les plus acharnés de l’Union Européenne ont proposé un amendement soulignant « le caractère indissociable et solidaire » des trois entités, SNCF, SNCF Mobilités et SNCF réseau. De ce côté donc, pas de surprise puisque indissociables ou pas, ces trois entités distinctes sont la condition pratique à l’achèvement de l’ouverture à la concurrence du rail.
Le Front de gauche a fait voter un amendement confirmant que le groupe SNCF est « l’employeur des agents et salariés des trois Epic ». Les députés ont également voté la création d’un comité central d’entreprise commun au niveau du groupe. Mais là encore, aménagement à la marge laissant en l’état la colonne vertébrale de la réforme permettant l’ouverture définitive à la concurrence. Evidemment, dans les discours, les partisans de « l’Europe sociale » qui ont abandonné le terrain de la Nation à l’extrême droite se diront opposés à la destruction du service public ferroviaire, à son ouverture à la concurrence. Mais eux aussi tiennent un discours orwellien. Ils emploient un mot pour son contraire. « Opposés à l’ouverture à la concurrence » mais favorables à la création des trois Epic, « Opposés à l’ouverture à la concurrence » mais favorable à l’aménagement de la réforme qui prépare l’ouverture à la concurrence… Si les députés PCF du front de gauche, si les partisans du PG étaient réellement « opposés à l’ouverture à la concurrence », il leur suffisait de mener bataille pour « le retrait pur et simple de la réforme », d’en appeler à la solidarité nationale avec les cheminots en grève, d’organiser cette solidarité… Comment comprendre leur position souvent camouflée derrière des protestations d’usage ? La « gauche de la gauche » qui se veut combattante de « l’Europe sociale » a-t-elle une autre fonction que d’organiser la soumission à l’Union Européenne ?
N’est-ce pas en réalité l’ensemble des questions politiques auxquelles nous sommes confrontés– la place des services publics et la menace que fait peser sur leur existence l’Union Européenne et les gouvernements à sa solde tel celui de François Hollande et Manuel Valls, le caractère intransformable de l’Union Européenne, la caution apportée à l’Union Européenne par la « gauche de la gauche » et les discours du type « pour une Europe Sociale », la profondeur de la crise politique au niveau européen et dans notre propre pays, la crise de représentation politique, la volonté acharnée du gouvernement à la solde de l’UE de taper toujours plus fort malgré son isolement, le caractère explosif d’une situation que nul ne peut ni prévoir, ni contrôler…- n’est-ce pas donc l’ensemble de ces questions politiques que la grève des cheminots a mis sur le devant de la scène et qu’il serait urgent de débattre démocratiquement pour avancer ?
[1] Le système est répandu à tous les secteurs où les gouvernements successifs ont voulu casser les monopoles publics et ouvrir au privé avant de privatiser purement et simplement. On commence toujours par mettre à disposition des entreprises venues faire bénéfices les infrastructures publiques financées de longue date par l’état et qui en soi appartiennent à la collectivité… Une appropriation pour le moins douteuse légalisée.
[2] « 1984 » roman de Georges Orwell où la société connait la dictature d’un monde à cheval entre capitalisme et stalinisme…
[3] Jean Marie Le Guen, justifiant la réforme ferroviaire.
Je partage en grande partie cette analyse. Cependant, je ne pense pas qu'affirmer que les gouvernements des États membres de l'Union européenne, et celui de Hollande en particulier, sont à la solde de cette Union puisse éclaircir les termes du débat.
La véritable direction de l'UE, c'est le Conseil Européen, où chacun des chefs d'État et de gouvernement prend personnellement la responsabilité de mettre au point les mesures concertées qui vouent chacun de leurs peuples à la ruine. Certains plus vite que d'autres, selon les rapports des forces qui s'exercent dans ces réunions, où les chefs ne sont d'accord que sur un point : faire payer les pauvres, ils sont plus nombreux ; exploiter davantage les exploités, ils vivent trop confortablement.
Voilà pourquoi il est faux d'exonérer Hollande en disant qu'il est « à la solde » : il participe ; il est responsable ; qu'il parte ! Voilà comment la question du pouvoir s'articule avec la question des traités européens, comment peut se poser concrètement la dénonciation de ces traités, c'est-à-dire en bon français leur abrogation.
C'est ainsi, selon moi, qu'on peut commencer à poser le problème de la représentation politique des forces sociales qui ont un intérêt immédiat à mettre fin à l'action des gouvernements qui ont mis en place et perpétuent ce système.
jpa