Sommaire
L’un des obstacles majeurs que rencontrent les tentatives de résistances au déploiement du « capitalisme absolu » réside dans conviction bien ancrée que finalement Mrs Thatcher avait raison : TINA ! There Is No Alternative ! Enfermée dans cage d’acier de la pensée économique, c’est-à-dire de la « science économique » dominante, les courants socialistes, communistes, ou du moins les vagues débris qui surnagent après le naufrage sont incapables de fournir une réponse un tant soit peu cohérent aux défenseurs de l’ordre de la valeur-marchandise. J’ai au maintes fois l’occasion de montrer l’inanité du keynésianisme de gauche dans ses diverses variantes. Je n’y reviens pas. Je veux ici donner des réponses claires à quelques questions essentielles :
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le mode de production capitaliste peut-il durer ?
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Se forme-t-il « super-impérialisme » transnational qui assurerait au capital financier une domination totale interdisant toute remise en cause sérieuse de l’ordre existant ?
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Les nations disparaissent-elles ?
Le mode de production capitaliste peut-il durer ?
La discussion sur cette question remonte au moins au tournant du XIXe/XXe siècle. Face à la montée des courants « réformistes » prônant une lente et graduelle marche des réformes qui seules correspondrait à la réalité d’un mode de production beaucoup plus résistant que les marxistes ne l’avaient cru, Rosa Luxemburg défendit la thèse d’une crise finale inéluctable. Il est bien possible que, dans le contexte du débat chez les marxistes, Rosa Luxemburg ait tort. Mais sur le fond, avec sa sûre intuition révolutionnaire, elle a énoncé une thèse qui, pour n’être pas à proprement « marxistes », et peut-être même pour cette raison, se trouve être à long terme la plus pertinente. L’idée de base de Rosa était que l’accumulation illimitée du capital est tout bonnement impossible et sur ce point elle a fondamentalement raison.
Le mode de production capitaliste est l’automate qui valorise la valeur. Cette caractéristique que l’on trouve développée dans la première section du Capital contient en elle-même la formule de la crise finale du capitalisme. L’impératif de la croissance qui se défend à gauche sous les couleurs des politiques néo-keynésiennes n’est rien d’autre que l’impératif de l’accumulation illimitée du capital. Pour l’accumulation se poursuive, il faut réaliser la valeur des marchandises produites et donc les vendre. Et pour cela il faut trouver des clients solvables. Or les clients solvables demandent à être payés plus chers pour être justement des clients solvables. Mais s’ils sont payés plus cher et que le profit de l’entreprise tombe à zéro, à qui bon continuer à produire ? La seule solution viable, la « voie allemande », décalquée à bien des égards de la « voie chinoise » consiste à comprimer les coûts de production pour favoriser l’exportation. Inutile d’avoir fait de longues études en sciences économiques pour comprendre qu’un tel modèle ne peut fonctionner longtemps ! La prospérité de l’Allemagne exige qu’elle mette à genoux les économies concurrentes. Mais quand les voisins de l’Allemagne auront tous suivi la voie grecque, l’Allemagne, à son tour, mourra. Le modèle allemand de sauvetage du capitalisme est un miroir aux alouettes tendu à tous les gogos qui croient aux miracles.
Pour que l’accumulation se poursuive, il faut au Moloch capitaliste de la « chair fraîche ». Or là aussi, ça coince. On pourrait croire que, compte-tenu du taux de chômages des jeunes en Europe, l’armée industrielle de réserve est bien pourvue. Il n’en est rien. D’une part ces jeunes Européens n’ont nulle intention de se faire embaucher au tarif des ouvriers chinois et d’autre part ils ne sont plus assez nombreux. La crise démographique, particulièrement nette en Allemagne, en Italie, en Espagne, n’est que l’annonce d’un processus qui conduira vers la moitié au siècle à la stagnation de la population mondiale. On sera alors dans une situation totalement inédite : si l’accumulation du capital est la transformation du travail vivant en travail mort, le carburant de cette accumulation manquera.
Les nouvelles technologies n’y pourront rien. Plus elles se développent, plus s’accélère le processus qui conduit à la « crise finale » du capital. La contradiction déjà pointée par Marx dans manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse) s’exprime dans toute son acuité aujourd’hui. D’un côté, par sa logique propre, le capitalisme doit diminuer le temps de travail nécessaire à la production des marchandises, c’est-à-dire remplacer le travail vivant par du travail mort – c’est la fameuse course aux gains de productivité. D’un autre côté, le capital n’est rien d’autre que du travail vivant accumulé. Cette contradiction en acte, c’est le capital lui-même.
Il n’est pas difficile de montrer que, comme le disait Marx, le principal obstacle à l’accumulation du capital, c’est le capital lui-même.
Se forme-t-il « super-impérialisme » transnational qui assurerait au capital financier une domination totale interdisant toute remise en cause sérieuse de l’ordre existant ?
Si ceux qui sont convaincus que le capitalisme est un danger mortel pour l’humanité se découragent, c’est parce qu’ils pensent que l’adversaire est décidément trop fort. Par-delà les contradictions, les classes dominantes des pays dominants ont fini par constituer un système d’alliances imbriquées qui permettent un contrôle total. Les nouvelles technologies rabotent les différences, les cultures s’homogénéisent et les moyens de contrôle et de manipulation des citoyens se développent à une échelle extraordinaire. Les tyrans les plus absolus du monde d’hier ne possédaient qu’un pouvoir ridicule au regard de celui qui est entre les mains de la nouvelle classe dominante.
Mais, disons-le tout de suite, l’empire mondial, l’empire des ouvrages de science-fiction ou celui de Stars War ne s’établira pas. On a beaucoup critiqué le livre de Samuel Huntington, Le choc des civilisations, parce qu’on y a vu à juste titre, une entreprise de légitimation de la politique des néo-conservateurs. Il y a pourtant quelque chose de profondément vrai dans ce livre. Nous ne sommes pas arrivés à la fin de l’histoire, comme le pensait Fukuyama dans son fameux essai publié après la chute de l’Union Soviétique et la désagrégation du bloc de l’Est. D’ailleurs, en général, les conservateurs sont souvent des analystes plus pertinents que les progressistes niais qui donnent le « la » dans la gauche bien-pensante. La « globalisation » (pour parler comme les anglo-saxons) loin d’abolir les conflits entre nations et États, produit de nouvelles et puissantes tensions et de nouvelles menaces de conflagration.
Ont tort également ceux qui divisent le monde en deux camps, celui de l’impérialisme US et celui de toutes les nations qui formeraient un camp anti-impérialiste où se trouveraient pêle-mêle l’Iran et la Corée du Nord, les djihadistes et les néo-nationalistes européens, le Venezuela, la Chine et la Russie. L’affrontement de ces deux camps constituerait la « quatrième guerre mondiale » qui serait commencée après que les USA ait gagné la troisième guerre mondiale. Le regretté Costanzo Preve, philosophe avisé dont la lecture de Marx ou les analyses sur la pensée grecque sont fort stimulantes, s’est égaré dans cette géopolitique sommaire.
Essayons de considérer les choses du point de vue le plus général d’abord. La mondialisation ou la globalisation (peu importe ici la terminologie) est un processus consubstantiel au mode de production capitaliste. Comme je l’ai montré dans La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, 1997), le capitalisme est d’emblée un phénomène « mondial ». Braudel, en partie à la suite de Marx, nous l’a appris, c’est par le commerce au loin, les surprofits accumulés par les compagnies monopolistes et la conquête coloniale que le capitalisme est venu au monde. Mais même avant 1492, avant la « découverte de l’Amérique », les premiers pas du capitalisme ne se font pas sur l’arène nationale mais dans le commerce international. La richesse de Gênes et Venise est liée au commerce maritime, en Méditerranée et avec l’Orient. Florence et les « banquiers lombards » tissent dans toute l’Europe un réseau commercial et financier déjà dense. Faire de la « mondialisation » des années 90 un phénomène absolument nouveau qui transformerait la nature même du capitalisme relève donc d’une grave cécité et d’une absence totale du sens de la profondeur historique.
La dynamique même de l’accumulation capitaliste conduit, dit encore Marx, à « l’entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel, d’où le caractère international imprimé au régime capitaliste. »1 Ailleurs, Marx écrit encore : « Ce qui caractérise par conséquent le processus de circulation du capital industriel, c’est l’origine universelle des marchandises, l’existence du marché comme marché mondial. Ce qui est vrai des marchandises étrangères est vrai également de l’argent étranger. »2 Le caractère mondial du mode de production capitaliste est donc double, suivant qu’on l’envisage du point de vue de la construction logique – c'est-à-dire du point de vue des règles de fonctionnement dans la phase de son développement le plus achevé – ou du point de vue du développement historique.
En effet, « la tendance à créer un marché mondial est incluse dans le concept même du capital. Toute limitation y apparaît comme un obstacle à franchir. En premier lieu, il s’agit de soumettre chaque moment de la production elle-même à l’échange et de supprimer la production de valeurs d’usages qui n’entrent pas dans l’échange. Aussi, s’agit-il d’établir la production capitaliste à la place des modes de production archaïques, qui, par rapport au capitalisme, avaient un caractère de spontanéité naturelle. Le commerce n’apparaît plus ici comme une fonction s’accomplissant entre producteurs indépendants en vue de leurs produits superflus, mais comme condition et moment essentiels de la production même. »3
Pour les spécialistes des questions économiques qui ne lisent pas Marx, afin de pouvoir le mépriser en paix, procédons à un rafraîchissement de mémoire. Ricardo a lui aussi noté que l’expansion du régime capitaliste est illimitée, du moins tant qu’on ne fait pas augmenter artificiellement le niveau de salaires, car « il n’est pas de limites pour la demande, pas de limites pour l’emploi du capital, toutes les fois que le capital donne quelques profits et ces profits ne peuvent baisser que par suite de la hausse des salaires. »4. C’est la raison pour laquelle les « primes et prohibitions » n’ont aucun effet bénéfique et sont, en général, néfastes parce qu’elles contribuent à la hausse des salaires. C’est encore Ricardo qui fait l’éloge de Smith : « il a prouvé que si on laissait chaque pays libre d’échanger les produits de son industrie dans le temps et dans les endroits qui lui conviendraient, on obtiendrait ainsi la meilleure distribution possible du travail de l’espèce et l’on s’assurerait de la plus grande abondance des choses nécessaires ou agréables à la vie »5, ce qui suppose évidemment qu’on admette cet autre grand principe de la religion révélée smithienne, celui qui affirme que « les pauvres pour avoir de la nourriture travaillent à la satisfaction des fantaisies des riches. »6 Mais tout à l’émerveillement de leur découverte, si harmonieusement adaptée aux idées de l’époque et aux aspirations d’une bourgeoisie conquérante, les classiques ne voient pas que c’est précisément sur ce terrain de l’économie mondiale que naissent et se développent les crises de surproduction7, et non en raison de la survivance des barrières nationales, ce que Marx ne manquera pas de leur objecter, dans les termes d’une discussion qui semble d’une actualité toujours brûlante.
Mais à partir de là, il faut être un peu dialecticien et si notre professeur de « science économique » ne comprend rien à la dialectique, nous lui rappellerons que l’ignorance n’est pas un argument. L’universel disait déjà Hegel n’existe que dans le particulier. Les particularités nationales forment les éléments différenciés de cette « économie capitaliste mondiale » et elles jouent ici véritablement le rôle actif.8 Toutes les formes de la mondialisation n’existent effectivement que dans la mesure où elles sont mises en œuvre par les États. C’est pourquoi les contradictions même du mode de production capitaliste s’expriment dans les contradictions entre États. Puisque nous commémorons le centième anniversaire de la Première guerre mondiale, rappelons que celle-ci n’est pas déclenchée à cause de l’assassinat d’un archiduc autrichien à Sarajevo mais par des causes structurelles que Lénine énumère et parmi lesquelles figurent en premier lieu la fusion entre le capital bancaire et le capital industriel formant un capital financier et l’achèvement du partage du monde entre les grandes puissances capitalistes.
La première mondialisation a ainsi débouché sur une conflagration qui scelle le destin de ce « court XXe siècle » dont parle Eric Hobsbawm. Sur quoi débouche la deuxième mondialisation ? Non pas sur une unification du monde sous l’égide du commerce civilisateur cher aux philosophes du XVIIIe siècle, mais sur un nouveau développement des antagonismes entre les grandes puissances et les plus petites. Le « carburant » du capitalisme mondial a été, depuis les années 1980 le développement économiques des « pays émergents », c’est-à-dire la Chine, l’Inde, la Corée et quelques autres « dragons » de moindre importance. Pendant qu’économistes et idéologues et autres marchands de soupe pensent que la « nouvelle création de richesse » se fait dans la spéculation financière, il a bien fallu produire de la plus-value quelque part, et faire suer l’ouvrier chinois ou l’ouvrier indien. Ces vieilles nations, réveillées par la révolution dans le cas chinois, et par l’aiguillon du profit capitaliste, loin d’être des nations soumises aux autres grands comme elles l’étaient auparavant deviennent des grandes puissances capitalistes à part en entière. Si l’impérialisme US, britannique ou français régnaient sur les autres nations par l’intermédiaire de « bourgeoisies compradores » ( de bourgeoisies achetées), la révolution chinoise a créé par le biais de l’État une nouvelle classe capitaliste qui ne trouve absolument aucune raison de rester docilement à la place que les dirigeants de Washington veulent lui assigner dans la division mondiale du travail. Voilà un moment d’ailleurs que la Chine ne cache plus ses ambitions sur le terrain mondial, en Afrique et ailleurs. La montée régulière des tensions militaires avec le Japon d’une part, avec le Vietnam d’autre part, fait partie de la stratégie des gesticulations, puisée dans le passé guerrier de la Chine, qui indique clairement la volonté de la classe dirigeante chinoise de ne pas se laisser cantonner dans un rôle de contre-maître de « l’usine du monde ». De manière moins frappante, il en va de même avec l’Inde. Lorsque Huntington désigne clairement le « choc » avec le monde asiatique comme le choc auquel les États-Unis doivent se préparer, cela signifie que les capitalistes états-uniens perçoivent le danger de ce côté-là. L’importance du commerce sino-américain et le poids de la Chine dans le financement de la dette publique américaine ne sont pas une garantie de paix perpétuelle, bien au contraire !
Le cas russe est un peu différent mais les mêmes problèmes se posent. La « chute du communisme » n’a pas été la chute du communisme qui n’avait jamais existé dans l’ex-URSS mais l’accomplissement d’une transformation de la caste bureaucratique (profiteuse d’une sorte de « capitalisme d’État) en une nouvelle classe capitaliste d’un genre particulier. Le transfert de la propriété d’État entre les mains des oligarques qui, pour la plupart, sont issus de la bureaucratie soviétique – à commencer par l’ancien officier du KGB, Vladimir Poutine, n’a pas transformé la Russie en une sorte d’État capitaliste sur le modèle américain. La « gazo-oligarchie » russe, faible économiquement puisqu’elle est d’abord un État rentier, reste une puissance militaire nucléaire redoutable. Poutine ne cache pas sa volonté de reconstituer la domination russe dans les frontières de l’ex-URSS – c’est lui qui affirme que l’effondrement de l’Union soviétique a été la grande catastrophe du XXe siècle. En Géorgie voici quelques années, en Ukraine aujourd’hui, l’impérialisme russe essaie de restaurer sa gloire passée. Inversement, les manœuvres des États-Unis et de l’Union européenne visent clairement un encerclement de la Russie pour tenter de la vassaliser.
D’autres nations, longtemps vassalisées, tentent de jouer leur propre carte. C’est le cas évidemment du Brésil et, à un moindre degré, de l’Argentine. Ni l’un ni l’autre de ces deux pays n’est aujourd’hui un vassal des USA et Washington a dû renoncer à la doctrine Monroe (« l’Amérique aux Américains », c’est-à-dire l’Amérique aux États-unis) et le « big stick » de l’oncle Sam doit être remisé au magasin des outils obsolètes. Nous devons aussi évoquer l’imbroglio du Moyen-Orient. l’Arabie Saoudite et les autres monarchies pétrolières sunnites étaient, officiellement depuis 1943, les plus fidèles alliés de Washington. Lors de la révolution iranienne, avant d’être une révolution religieuse, a d’abord été une révolution nationale populaire contre la tyrannie impitoyable du shah, fidèle serviteur des anglo-saxons qui l’avaient mis au pouvoir après le coup d’État monté pour chasser le nationalisme laïc Mossadegh. C’est pourquoi la révolution iranienne est devenue très vite l’ennemi public numéro un de Washington et des capitales européennes qui ont suscité et organisé le catastrophique guerre de Saddam Hussein contre l’Iran. Les Bush, père et fils, ont soutenu le projet de remodeler la carte du Moyen Orient, objectif des deux guerres d’Irak. Mais ici plus qu’ailleurs peut-être, l’affaiblissement de l’impérialisme US est patent. Les uns après les autres, tous leurs relais leur claquent dans les mains. On se souvient que les groupes liés à Al Qaida et les Talibans afghans ont d’abord été soutenus par les USA dans la lutte contre les Soviétiques au cours des années 1980 avant de devenir leurs ennemis. Ensuite les USA s’en sont pris à leur ex-homme de main Saddam Hussein … pour installer en Irak un régime chiite favorable à Téhéran ! La Syrie de Bachar El Assad avait été très bienveillante à l’égard des USA pendant la seconde guerre d’Irak (des prisons clandestines de la CIA avaient été installées sur le territoire syrien. Avec les « révolutions arabes », les puissances occidentales ont fait mine de soutenir la révolte populaire contre le tyran de Damas. Mais ce sont les groupes djihadistes qui ont récupéré la mise. Du coup les Occidentaux voient comme un moindre mal le maintien au pouvoir de Bachar et face à l’offensive sunnite de l’État islamique en Irak et au Levant, les Occidentaux se rapprochent de Téhéran qui pourrait voir sa position géopolitique régionale considérablement confortée, alors que l’Arabie Saoudite et le Qatar, deux États pétroliers complètement intégrés dans le système financier du capital mondial arment les djihadistes sunnites. Un renversement stratégique pourrait être en cours dans la région – d’autant qu’avec l’exploitation massive des gaz de schistes, les USA pourraient s’affranchir de la dépendance à l’égard du pétrole saoudien. Ce qu’il faut noter, c’est que des États jadis vassalisés par la puissance dominante jouent tous leur propre carte. Téhéran vendra cher son alliance avec les USA quand les monarchies pétrolières du Golfe se sentent pousser des ailes au fur et à mesure de l’expansion de leur puissance financière.
Loin donc du « super-impérialisme » annoncé par Kautsky au début du XXe siècle, et repris aujourd’hui par les « anti-impérialistes », loin également d’un monde pacifié par le marché où le rôle des États-nations s’estomperait, nous sommes dans un monde où les puissances rivales ou hostiles s’affrontent pour la suprématie mondiale ou régionale. Ce n’est nullement un hasard si l’accord sur le commerce transatlantique n’est que la face visible d’un accord beaucoup plus important et dont on ne parle guère (voir Gabriel Galice dans « La sociale ») et qui vise à l’intégration militaire totale des armées de l’UE dans le dispositif de guerre piloté par Washington. Paradoxe apparent : le triomphe absolu du capitalisme à l’échelle mondiale s’accompagne du déclin de la puissance américaine et de l’apparition de nouveaux conflits pour le partage du monde.
Les nations font de la résistance
Les thuriféraires de la mondialisation capitaliste, autant que bon nombre de ses adversaires voient d’un bon œil la disparition programmée des nations. Vieilleries historiques appelées à s’engloutir dans le monde d’après l’histoire, dans l’éternel présent du mode de production capitaliste et du marché. Troquant les oripeaux de l’internationalisme (qui suppose, « c’est horrible à dire », l’existence des nations), plusieurs variétés de gauchistes se sont converties au « mondialisme ». Ces prétendus marxistes oublient que, pour Marx, si la lutte de classe est internationale dans son contenu, elle est nationale dans sa forme. Et une lutte de classes sans forme n’est tout simplement pas une lutte de classes. Les sectaires et les gauchistes se contentent d’attendre la fin du capitalisme à l’échelle du monde et délaissent en attendant le processus réel. Les travailleurs et plus généralement tous ceux qui refusent de subir les attaques du capital mondialisé ne se battent pas contre cette abstraction insaisissable qu’est le capital financier mondial. Ils s’en prennent très naturellement à l’instrument, à la réalité effective de ce capital financier mondial qu’est le gouvernement national auquel ils ont affaire. Et ils savent bien que la résistance n’est possible que si le gouvernement est contraint de prendre des mesures en faveur des revendications sociales ou s’il est remplacé par un gouvernement représentant les intérêts de l’immense majorité de la nation. C’est cette question décisive qui a toujours séparé Marx des anarchistes, même si Marx détestait l’État en général et la bureaucratie en particulier tout autant et même plus que les anarchistes. Rappelons aussi à ceux qui ignorent l’histoire que la première association internationale des travailleurs, fondée à Londres en 1864 mêlait revendications nationales et revendications sociales en un tout indissoluble. Sa première revendication fut précisément une revendication en faveur de l’indépendance de la Pologne et de l’Irlande – un détail qu’on dédiera tout particulièrement à ceux qui croient que la défense du mouvement ouvrier implique que l’Ukraine reste sous la coupe de la Russie de Poutine.
Si le capitalisme se présente, à l’instar de l’Empire romain et de l’Église catholique, comme un « dominium mundi », un empire sans frontières sur lequel le soleil ne se couche jamais (voir l’excellent film de Gérard Cailliat et Pierre Legendre, Dominium Mundi), s’il impose partout ses règles et ses principes, les nations, les civilisations résistent, en partie en refaçonnant le capitalisme à leur façon, en partie en faisant fond sur leurs traditions séculaires. L’homme est un être social-historique, pas un homo oeconomicus désincarné, pure machine occupée à maximiser rationnellement son utilité comme le croient les docteurs Diafoirus de la science économique. Convertis au capitalisme, les Chinois y voient le moyen de faire renaître la puissance de l’Empire du Milieu. L’obsession du court terme les fait sourire : ne s’appuient-ils pas sur une civilisation millénaire ? Les gouvernements de Téhéran sont sans doute des musulmans, prétendant appartenir à l’ « ouma », la communauté des musulmans, mais ils sont surtout les héritiers de l’Empire perse, les ultimes représentants d’une civilisation jadis puissante et brillante. On peut mettre des MacDo dans toutes les capitales du monde, on n’égratignera jamais que la surface des choses.
C’est un premier aspect de l’affaire. Le deuxième aspect est qu’en englobant des centaines de millions d’humains dans le processus de production capitaliste, la « mondialisation », par une de ces ruses de l’histoire, appelle à l’action des nations qui osaient à peine exister par elle-même : par exemple, le Brésil ou la Corée du Sud. Le troisième aspect concerne plus spécifiquement l’Europe. Les nations européennes qui ont inventé ce système qui triomphe partout dans le monde se sentent marginalisées. Leur puissance relative décline inexorablement. Mais personne ne peut se résigner à mourir. La construction européenne, le « machin » comme disait De Gaulle, a accentué ce sentiment. Les peuples qui ont conquis les premiers la liberté – la grande révolution française a été si longtemps un modèle pour les peuples du monde entier – ne se résignent pas à être dessaisis de leur destin. Pendant longtemps, la construction européenne était plutôt acceptée parce qu’elle semblait le gage de la paix, du « plus jamais ça ». Aujourd’hui, elle apparaît de plus en plus comme une machine étrangère aux peuples et acharnée à détruire leurs libertés et leurs conquêtes sociales. Seule l’imbécillité d’une « gauche » soumise à l’idéologie de la mondialisation capitaliste a pu faire que ces sentiments sains de revendication de la souveraineté nationale aient pu être captés par des partis xénophobes bien plus que patriotiques.
Il est nécessaire aujourd’hui de prendre sérieusement en compte la dimension nationale des humeurs populaires. Les leçons de morale prodiguées par les intellectuels et les vedettes du show-biz sont absurdes et contre-productives. Vouloir rester maître chez soi n’est pas une revendication réactionnaire, bien au contraire. Il n’y a pas d’autre forme par laquelle puisse s’affirmer le refus de la soumission et l’aspiration à recréer un véritable espace politique. Il n’y a absolument rien qui soit honteux dans le fait de vouloir défendre sa langue, sa culture, une certaine manière vivre. Loin de condamner ces sentiments comme « ringards », les défenseurs d’une politique de l’émancipation devraient bien plutôt s’appuyer sur ces sentiments pour exiger la rupture avec l’ordre du capital qui met en pièces la culture des peuples et leurs formes de vie politique et sociale. Aucun risque alors d’être confondu avec les lepénistes et leurs semblables dans les autres pays d’Europe. Tous ces « identitaires » se moquent comme d’une guigne d’une identité nationale enracinée dans les luttes populaires pour la liberté et l’égalité. Ils utilisent la légitime angoisse des classes populaires pour la tourner contre des ennemis imaginaires (l’étranger, le cosmopolite, etc.). Les proclamations creuses contre le danger fasciste qui devrait ressouder la « gauche » sont des mensonges. Les capitalistes n’ont aucune envie de recourir aux moyens violents et coûteux du fascisme pour mater une classe ouvrière menaçante, comme ce fut le cas dans les années 30. Les prétendus « fascistes » du FN ou des partis du même acabit sont des épouvantails, pleinement intégrés au jeu politique des classes dominantes, un jeu dans lequel ils jouent, avec un certain talent parfois, leur rôle. Une grande partie de la classe ouvrière ne vote plus, et, dans les régions industrielles ruinées, une autre partie, minoritaire, s’est tournée vers le FN, non par adhésion idéologique mais pour protester, en se disant que c’est le meilleur moyen de « foutre le bordel » dans ce système entièrement verrouillé où l’on voit le chef du PCF faire les yeux doux à Mme Hidalgo et proposer de négocier avec le PS pour les prochaines échéances électorales, pendant que le PS se transforme en courrroie de transmission du MEDEF. Quand Jean-Luc Mélenchon écrit que un quart des électeurs votent FN et que là est le danger : il ment, sciemment – 25 % de 40 %, cela fait 10 % – et se repositionne dans l’espace politique des dominants, exactement comme il l’avait fait au moment de la révolte bretonne des « bonnets rouges ».
Remarquons enfin que l’affaiblissement politique organisé des États-nations produit non la création d’entité plus vastes mais des morcellements et des replis « communautaires ». Ainsi trois pays d’Europe occidentale, l’Espagne, la Grande-Bretagne et la Belgique sont aujourd’hui menacés d’éclatement. Si l’Écosse ou la Catalogne deviennent indépendantes, personne ne sait où s’arrêtera le mouvement, dès la première digue rompue.
4 David Ricardo : Des principes de l’économie politique et de l’impôt ; trad. P. Constancio et A. Fonteyraud ; Flammarion, Champs, 1977 page 259
5 David Ricardo : op.cit. page 299
6 David Ricardo : op. cit. page 259.
8Michel Beaud définit le capitalisme d’aujourd’hui comme un « système national-mondial hiérarchisé ». Voir l’ouvrage éponyme de cet auteur.
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Monsieur Collin, toujours excellent pédagogue, nous offre un tableau du moment présent tout à fait satisfaisant (le tableau, pas le moment !).
C'est dans l'air comme on dit !
On ne compte plus les contributions similaires. La nation, le retour du politique, etc. Tout cela est bien vu en théorie et quant au réel il s'appliquera vraisemblablement
à en confirmer le sens.
Mais c'est aussi le moment ou "il ne faut pas se louper" pour parler popu, pour une gauche universaliste et démocrate.
Car le danger est grand de se faire "surclasser" par des adversaires de vieille connaissance : dévots de l'Etat, des Origines, de l'Ordre et j'en passe.
On est bien d'accord, par dela droite et gauche et au nom du réalisme politique, il faut aujourd'hui réactiver la figure de l'etat protecteur" qui chez nous remonte loin.(la monarchie)
Mais surtout il faut le faire de manière dé-idéologisée. Recréer une pensée du politique plus exigeante car le socialisme (sous toutes ses formes) n'a absolument rien à faire valoir sur ce plan
vis à vis de la tradition libérale.
De telle sorte qu'il a suffit a la contre révolution capitaliste de puiser de maniére instrumentale dans un stock d'idées laissées en jachère par ses héritiers légitimes (de gauche),
pour conquerir à peu de frais le leader-ship des idées ( l'hégémonie gramscienne);
Pour répondre à la question posée en titre mais guère traitée par Denis : le capitalisme a opéré une contre-révolution en tout point calquée sur le modèle léniniste, controle des noeuds stratégiques organisationnels et militaires, des idées, des médias, usage de la guerre secrète et paniques organisées.
Faut-il s'en indigner ? C'est la guerre !
En revanche il faut profiter d'un certain épuisement qui se profile à l'horizon de l'offensive du système (si on veut bien d'abord, diagnostiquer son critère N° 1 : sa cohèrence)
pour rajeunir et innover. Un champ immense est ouvert : dans les nouvelles dispositions esthétiques et ethiques de la jeunesse, dans la discussion mondialisées des idées, dans des perpectives situationnistes
d'occupation de l'espace.
A quand un vrai discours pro-mondialisation, contre les misérables contrefacons (internationnalisation financière, médias sous influences, etc.)