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Chili : pistes d'analyse sur les élections actuelles

Par Jean-Paul Damaggio • Internationale • Mardi 05/11/2013 • 0 commentaires  • Lu 1714 fois • Version imprimable


Les médias vont nettement moins parler de l’élection présidentielle chilienne actuelle que de l’anniversaire du coup d’Etat de Pinochet. Or la question de fond me paraît être la suivante : les luttes sociales passées chiliennes qui conduisirent à la forme révolutionnaire portée par Salvador Allende sont-elles perdues à jamais ? Ou pour le dire autrement : l’instauration précoce du néo-libéralisme incrusté dans les tanks de Pinochet a-t-il réussi à effacer toute mémoire du passé social ?

 Quel néo-libéralisme ?

 

Tout comme les USA de 1973 aidèrent Pinochet à éliminer Allende, les USA de 1988 aidèrent la campagne du Non, pour marginaliser le même Pinochet devenu gênant dans le contexte nouveau. La Concertation (union entre PS et démocrates chrétiens) qui va suivre, en finira avec les diverses formes de dictature… pour mieux continuer le néo-libéralisme dominant. Pour les Chiliens, il serait criminel de minimiser ce que signifie ce tournant. La persistance du système ne doit pas effacer les acquis démocratiques de 1988, acquis qui, au contraire, permettent de mieux interroger le cœur du système ! Interrogation qui devient plus que jamais vitale, après le passage au pouvoir de la droite légale, qui finalement n’a rien fait d’autre que de continuer ce que la Concertation avait continué !

Le peuple chilien, qui en Amérique latine avait forgé partis et syndicats pour se libérer du pouvoir de la classe dominante, a été acquis aux mérites du néo-libéralisme dont il a pensé que, débarrassé des formes fascisantes, il pouvait devenir un réel mode de développement. Preuve de ce succès : le Chili plus encore que l’Argentine est devenu un rêve d’eldorado pour Péruviens, Boliviens et autres latinos américains pauvres trouvant en ce pays des raisons d’espérer en une vie meilleure. Or en même temps les inégalités sociales devenaient plus colossales que jamais ! Donc en quoi ce néo-libéralisme était-il une forme nouvelle du capitalisme local ?

 L’extractivisme

Ce néologisme fait fureur aux Amériques : il signifie que la base du développement de la Bolivie, du Pérou, du Chili, de l’Equateur et d’autres pays c’est de développer l’extraction de matières premières éventuellement sous contrôle de l’Etat ayant en charge la redistribution des richesses ainsi produites ppour les besoins d'industries toujours étrangères.

Si un pays a été au cœur de l’extraction minière c’est bien le Chili, et c’est d’ailleurs dans ce secteur que se forgèrent les instruments de la lutte des classes qui aboutirent à la stratégie de la social-démocratie de Salvador Allende que j’appelle révolutionnaire car elle est devenue insupportable pour les maîtres du jeu. Donc, en quoi la période actuelle serait-elle nouvelle ? Pas par l’idée de nationalisation, aussi vieille que l’extraction, et proposée et instaurée dès les années 1860 par le Pérou, d’où la guerre du Pacifique ou l’armée chilienne assassina les aspirations démocratiques de la Bolivie et du Pérou. La nouveauté tient davantage dans la géopolitique mondiale instaurée par le néo-libéralisme.

En même temps que Nixon complotait pour abattre Allende, il préparait son voyage en Chine, au grand désespoir de Taiwan, en vue d'une normalisation des relations diplomatiques avec ce pays communiste. Un voyage aux multiples enjeux quand on se souvient du conflit vietnamien dans lequel les USA affrontaient l’URSS, et surtout quand on se souvient que la Chine avait besoin de franchir le tournant de l’industrialisation.

 Les Yankees ne sont plus les Yankees

Dès les années 1970 les USA préparèrent leur révolution informationnelle : troquer la domination industrielle par la domination informationnelle. Faire en sorte que le Japon d’abord puis la Chine prennent en charge les « bases » tâches matérielles comme la production de voitures (où la classe ouvrière étasunienne avait imposé quelques acquis sociaux), pour que les USA deviennent les rois de cette conjonction phénoménale : l’informatique + la communication[i]. Ce qui à mes yeux est une véritable révolution pas seulement technologique (le mot révolution est trop souvent appliqué à tort et à travers) mais bien générale de la forme d’exploitation capitaliste. La course au profit continue dans le monde industriel mais ce monde est placé à la remorque du monde de la communication qui va assurer le retour des banques au premier plan de la vie économique. En conséquence les Yankees ne sont plus les Yankees en Amérique latine car l’extraction de matière première devient l’objectif majeur de la Chine et d’autres ayant en charge la production industrielle des moyens de consommation… consommés ailleurs qu’en Chine. Pour la première fois les produits industriels ne sont pas consommés là où ils sont produits d’où l’explosion du transport mondial[ii] ! Auparavant le transport était simple : les matières premières quittaient l’Afrique ou l’Amérique du Sud pour les pays fabriquant les objets qu’ils consommaient. A présent le transport est devenu triangulaire : Amérique du Sud – Chine (ou BRIC pour prendre la terminologie : Brésil-Russie-Inde-Chine) – Amérique du Nord + Europe.

Bref, les USA n’ont plus besoin d’intervenir politiquement de la même manière en Amérique latine.

 Le Chili de 2013 dans ce contexte

1 ) Il expérimente l’extractivisme qui cette fois est un extraction minière gigantesque et conduite de plus en plus par des compagnie non originaires des USA (parfois Canadiennes).

2 ) Ce gigantisme provoque des luttes sociales d’un nouveau genre pour défendre l’environnement et surtout l’accès à l’eau dont la dite industrie est plus que gourmande au détriment des besoins élémentaires des populations.

3 ) Il révèle le point faible du néo-libéralisme : l’accès de plus en plus difficile à l’éducation, à la santé et à la culture, domaines que le système précédent avait accepté de développer dans le cadre de luttes où la social-démocratie avait apporté ses valeurs.

 L’enseignant, le toubib et le créateur sont trois travailleurs qui ne peuvent pas être remplacés par des machines, même si les machines changent la forme de leur travail. Tous les efforts tentés pour réaliser des programmes d’enseignement par internet ne peuvent éliminer le rôle de l’enseignant. Toutes les technologies parfois fabuleuses (mais souvent détournées par l’industrie pharmaceutique) ne peuvent éliminer le rôle crucial du médecin. Et enfin, jamais aucune machine ne remplacera les écrivains chiliens comme Coloane, Lettelier, Eterovic, Sepulveda… et Isabel Allende. Là on atteint le symbole : les maîtres du monde ont pu élimer le président médecin Allende mais pas sa fille devenue romancière !

Le Chili vient de connaître des luttes sociales d’étudiants qui, comme au Québec, bousculèrent profondément la société. Tout l’héritage des luttes sociales se retrouve, partout aux Amériques dans les luttes pour l’éducation, luttes jamais médiatisées et pourtant si grandioses, avec comme dernier exemple celles d’enseignants du Mexique confrontés à une nouvelle réforme du pouvoir.

Parmi les luttes pour la santé, nous avons l’exemple de toute une ville qui s’est levée pour défendre son hôpital : Tocopilla dans le bord du Chili, ville aux grandes luttes sociales du passé.

Le projet révolutionnaire aujourd’hui passe à mes yeux par un travail vital capable de nous arracher à la dictature des médias afin de pouvoir relayer l’infinie richesse des luttes sociales du monde. Le piège le plus mortel, c’est de réagir aux événements fabriqués par les médias… ce qui légitime les médias dans leur désir de fabriquer l’actualité ! Les luttes qui ont expérimenté cet impératif sont celle des Zapatistes mexicains qui, après avoir cru possible d’utiliser les médias, ont appris comment c'était eux qui étaient utilisés, et se battent à présent au rythme de leur propre actualité ; qu’importe si « le monde » s’imagine qu’ils sont morts !

Jean-Paul Damaggio

[i] Nous assistons à un double discours qui m’étonne : d’une part des essayistes divers (Chomsky et d’autres) prétendent que la fin de l’Empire est proche avec la naissance d’un monde multipolaire, et d’autre part ils s’insurgent contre la capacité de la NSA à surveiller le monde ! Si le critère dominant est l’industriel alors oui nous allons vers un monde multipolaire, mais si le critère dominant est le communicationnel, comme je le pense, alors l’Empire est plus que jamais l’Empire.

[ii] Les ports deviennent des enjeux stratégiques car l’essentiel du transport mondial se fait par bateaux. Et quant aux « circuits courts » ils sont le hochet pour écolos pensant voir midi à leur porte.


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