Sommaire
- A nouveau sur Lambert et FO.
- 1969 : le Non au référendum gaulliste.
- Savoir déméler les deux faces de l’héritage.
- 1959 : pas de Non à la V° République !
- En amont de FO : Lambert et la tradition syndicale.
- 1944 : la métallurgie parisienne.
- La préhistoire, fondatrice aussi.
- Les années cinquante n’ont pas été une parenthèse.
J’estime être allé trop vite sur plusieurs aspects dans ce premier texte. Voici donc un texte complémentaire, beaucoup plus détaillé, sur les racines de la politique syndicale du "lambertisme". Je reviendrai ensuite sur quelques autres aspects, en répondant au passage à un texte qui critique certains de mes premiers commentaires, texte anonyme présenté comme émanant d’un "ex-cadre du PCI" sur le site "Lutte de classe" (http://www.meltl.com/construction/pourparution1.pdf). En outre, la diffusion sur le net de ma première notice sur Pierre Lambert m’a valu de prendre connaissance d’un travail remarquable, le mémoire de Jean Hentzgen, Agir au sein de la classe. Les trotskystes français majoritaires de 1952 à 1955 (http://jeanalain.monfort.free.fr/Hentzgen/agir2.htm). C’est le premier travail systématique sur l’évolution et la composition de l’ancienne section française de la IV° Internationale, future OCI, au moment charnière des trois années qui suivent la "crise pabliste". C’est déjà un document incontournable pour quiconque voudrait étudier l’histoire de cette organisation. Ici je reviens, en partie pour rectifier mon propre exposé des faits, en partie pour approfondir une question politique importante, sur la question clef des relations entre Lambert et les appareils syndicaux.
A nouveau sur Lambert et FO.
Il est en effet incontestable que le rôle politique de Lambert et en particulier la manière dont il a conditionné progressivement la politique de l’OCI-PCI puis du MPPT dérive en grande partie d’une alliance structurelle, organique, passée dans la confédération Force Ouvrière avec la direction de celle-ci, à l’époque où le dirigeant de FO était André Bergeron. Cette alliance a fait du courant syndical dont Pierre Lambert et Alexandre Hébert étaient les deux principaux représentants, une sorte de "gauche officielle" de FO qui, à partir de 1969, a voté régulièrement les rapports moraux et d’orientation de Bergeron, et a placé ses partisans et alliés à tous les échelons de l’appareil confédéral. Finalement, la victoire de Marc Blondel prenant la tête de la confédération en 1989 en est le fruit. Lorsque la question de la place et de l’orientation de FO est abordée dans les publications du PT, ce qui est rare, la confédération est présentée comme un bastion de l’indépendance de classe des organisations syndicales, permettant, par son existence même, à la classe ouvrière de résister aux offensives du capital et de l’Union Européenne. La pierre de touche historique de cette place de la confédération FO commence à dater mais elle est importante, c’est sa prise de position pour le Non au référendum gaulliste de 1969 qui voulait instaurer un "Sénat économique et social" intégrant les syndicats au fonctionnement de l’Etat, Non qui fut suivi de celui de la CGT et qui, victorieux, entraîna un an aprés mai 68 la démission du général De Gaulle de la présidence de la V° République qu’il avait fondée.
1969 : le Non au référendum gaulliste.
Pour résumer la version "lambertiste" de cet épisode, au congrés FO de 1969, confronté au projet de référendum de De Gaulle, dont l’objectif explicite est de liquider mai 68 au moyen de la "participation", c’est-à-dire de l’intégration des syndicats comme rouages de l’Etat, André Bergeron dans son rapport introductif se déclare défavorable à l’évolution législative voulue par De Gaulle, et Pierre Boussel (Lambert) dans son intervention, prenant appui sur ce qu’avait amorcé Bergeron, soulève les applaudissements en rendant complétement explicite le fait qu’il s’agit d’appeler à voter Non au référendum. Grace à quoi le Non l’emportera. Dans Itinéraires, livre d’entretien en tandem de Pierre Lambert et Daniel Glucstein (2002, Editions du Rocher), Lambert dit ceci :
"Quand, beaucoup plus tard, un certain Séguin, alors ministre du gouvernement Balladur, tirera le bilan de cette époque, il dira : la grève générale de 1968 et l’échec du référendum de 1969 nous ont fait perdre vingt-cinq ans dans notre politique d’intégration des organisations syndicales et de destruction de la Sécurité sociale. Je pense qu’il a raison et que ce que nous avons fait à cette époque, dans le respect de l’indépendance entre partis et syndicats, dans le respect des prérogatives des organisations syndicales, a contribué à ce résultat pour la classe ouvrière."’
Parfaitement exact, en ce qui concerne l’appréciation du rapport de force politique entre les classes tel que mai 68 et le Non en 69 l’ont marqué de manière durable en France. Cependant, ce n’est pas "le respect des prérogatives des organisations syndicales" qui a permis ce dernier résultat. C’est, d’une part, la grande inquiétude politique des cadres syndicaux devant le projet gaulliste, et plus encore la difficulté où se trouvaient d’accepter ou de paraître accepter de se faire les complices de De Gaulle ceux qui l’auraient voulu, de par la pression de la classe ouvrière aprés la grève générale. C’est, d’autre part, une véritable stratégie de fraction intervenant de manière concertée dans le syndicat, et non pas "le respect des prérogatives ... etc.", qui est mise en oeuvre au congrés. Raymond Guilloré, qui analyse le congrés pour la revue syndicaliste révolutionnaire La Révolution prolétarienne (la "RP"), la décrit ainsi :
"Le camarade Boussel (des employés de la Sécurité Sociale) va inaugurer la série des interventions de la tendance trotskyste. (...) Il va tout de suite révéler ce que sera la tactique commune à tous les intervenants de sa tendance. On peut appeler cela une interprétation optimiste du rapport de Bergeron, ou encore une méthode d’enveloppement qui consiste à vous faire prisonnier de quelques phrases que vous avez prononcées. On les met en valeur, on les prolonge ... finalement on leur fait dire beaucoup plus qu’elles n’ont voulu dire. Cela permet de féliciter Bergeron pour la "netteté" d’une prise de position qui n’était peut-être pas aussi catégorique : cela permet aussi d’ouvrir la voie à une motion de synthèse que l’on adoptera en fin de compte."
Parmi les intervenants du débat général, cette orientation est aussi celle d’Alexandre Hébert. Cependant, plusieurs délégués ne partagent pas, eux, l’ "interprétation optimiste" du rapport de Bergeron et sont franchement critiques, comme Malnoë des Métaux de Saint-Nazaire, Maurice Joyeux (connu par ailleurs comme dirigeant de la Fédération anarchiste) qui demande, et n’obtient pas, une prise de position explicite selon laquelle FO ne siégerait pas dans le "Sénat" en cas de victoire du Oui, ou encore René Dumont, des Bibliothèques publiques, dont je ne sais pas s’il est encore membre de l’OCI à cette date, mais c’est fort possible, qui condamne l’expression de "partenaires sociaux" dans le rapport confédéral pour lequel Lambert et Hébert s’apprêtent à appeler à voter. Ce qui ressort des compte-rendus forts précis de la "RP", qui est à cette date de 1969 la voix autorisée des militants lutte de classe de FO autres que ceux que représentent Hébert et Lambert, c’est que le "Non" de Bergeron n’est pas un Non pur et simple, mais plutôt un "Non, mais ...". Il donne blanc seing aux instances confédérales pour participer éventuellement aux organismes que De Gaulle veut créer, et il s’ensuit que l’interprétation "gauche" de la ligne Bergeron donnée par Lambert puis par Hébert devant le congrés consiste en fait aussi à lui laisser ouverte cette possibilité ...
L’histoire en décidera autrement : le Non l’emportera, à la fois en raison du mouvement de la classe ouvrière, la CGT appelant à son tour aprés FO (alors que la CFDT et la plus grande partie de l’extrême-gauche dont la Ligue et LO s’abstiennent), et de la crise de la bourgeoisie, le ministre des Finances Giscard d’Estaing décidant d’appeler au vote Non pour pousser De Gaulle vers la sortie. Toute la stratégie de Lambert au congrés en est-elle pour autant validée ? Non, pas toute, car le climat du congrés dés son intervention et probablement avant montrait que rien ne pouvait empécher la prise de position pour le Non ; d’ailleurs, selon la biographie d’André Bergeron accréditée par lui-même (André Bergeron, une force ouvrière, par Jean-Louis Validire, Plon, 1984) il apparaît que la décision était acquise avant même le congrés, même s’il est probable que Lambert a poussé le congré à lui donner une publicité plus ample que ce qu’aurait souhaité au départ Bergeron. Aider celui-ci à se ménager la possibilité de participer au "Sénat" n’était donc pas une conciliation nécessaire pour faire passer le Non, mais un gage donné pour fusionner avec la direction confédérale comme son aile gauche officielle, blanchie en quelque sorte dans cette intégration à l’appareil par l’appel au vote Non. S’intégrer à un appareil syndical n’est pas forcément contre-révolutionnaire, mais toute la question est de savoir ce qui est donné en échange : là, le deal est clairement que dans son mouvement vers la gauche, FO n’ira pas plus loin. La "RP" laisse nettement entendre qu’il y a eu entente préalable entre les tenants de la tactique mise en oeuvre par Lambert et Bergeron, ce qui expliquerait d’ailleurs que Lambert ait été le tout premier intervenant du débat général, juste aprés le rapport de Bergeron. La stratégie de fraction a donc ici pris la forme d’une entente entre chefs : est-ce cela que Lambert entend par "respect des prérogatives ..." ? Trés probablement. On le voit, le retour sur les faits, sur le déroulement précis du congrés historique de 1969 porte un coup aux deux légendes complémentaires, la légende hagiographique et la légende diabolique. Selon la première, en usage dans l’OCI depuis les années 1970, Lambert par un coup de génie de stratége syndical a renversé De Gaulle en 69. Selon la seconde, il n’a fait que s’allier avec Bergeron qui serait la droite, la CIA et tutti quanti. En réalité, la manoeuvre de 69 s’insère bel et bien dans la contre-attaque ouvrière qui va chasser De Gaulle sur la base de mai 68, bien que sans alternative contre lui, et elle la renforce, mais elle se complète de manière non nécessaire d’une alliance au sommet pour que le mouvement vers la gauche de FO dans le sens de l’indépendance de classe n’aille pas plus loin, Lambert et Hébert devenant les garants de Bergeron.
Il est important de comprendre la dualité de ce qui s’est passé en 1969. Faire passer les alliances d’appareil pour un bloc préservant l’indépendance syndicale, c’est pour le moins de l’opportunisme, mais croire que tout bloc n’est qu’une alliance d’appareil n’en serait que le reflet gauchiste.
Savoir déméler les deux faces de l’héritage.
Deux choses sont entremélèes ici.
Faire bloc avec les courants réformistes et l’appareil confédéral à un moment donné en s’appuyant sur la pression de la classe ouvrière était parfaitement justifié du point de vue révolutionnaire. Mais la ligne de "montée dans l’appareil", peu regardante sur la réalité de sa politique, qui se greffait là-dessus, n’en découlait pas automatiquement. Si le premier aspect a fortement contribué à ce "retard de 25 ans" dans la mise en oeuvre des soi-disant "réformes" que déplorent les représentants du capital, le deuxième aspect, lui, n’y a pas contribué du tout, au contraire sa mise en oeuvre systématique depuis a aidé à l’adaptation progressive de FO à certaines des dites "réformes", contre la classe ouvrière.
De façon un peu schématique, mais historiquement valable, on peut dire que l’équation qui porte Marc Blondel à la tête de FO en 1989 est issue de l’ "alliance de 1969" et que Jean-Claude Mailly son successeur en est donc issu aussi. Or, les nombreux responsables d’Unions départementales et de fédérations que le PT compte dans FO n’ont pas été en mesure de conduire cette confédération à un engagement explicite pour le Non, sur une question qui n’est pas sans analogies nombreuses avec celle de 1969, lors du référendum de 2005 -ils n’ont d’ailleurs pas essayé- ; et récemment, ils ont sans doute déploré, mais n’ont ni pu ni vraiment cherché à empécher la signature (avant même la CFDT ! ) de l’accord dit de "modernisation du marché du travail" de janvier 2008 par la confédération, et ils s’opposent à toute dénonciation de cette signature en expliquant que ce serait casser la barraque par rapport à la direction confédérale : l’intégration à l’appareil syndical a donc plus d’importance que les intérêts de la classe ouvrière. On dénonce vigoureusement à longueur de colonne "l’Union européenne", mais pas Sarkozy ni la signature d’accords de ce type par FO : telle est la politique des héritiers du second aspect de la stratégie de Lambert en 69, le compromis d’appareil abusivement confondu avec un bloc pour la défense de l’indépendance syndicale envers l’Etat et le patronat. Cet héritage a fourni une rente de situation dans laquelle sont installés ces permanents syndicaux à des échelons divers, mais aujourd’hui ils seraient bien incapables d’entraîner à nouveau leur confédération dans un acte fort comme ce que fut le Non en 1969 : otages de leur politique et attachés à leur rente, ils risqueraient d’accompagner l’intégration à l’Etat en cultivant en diverses proportions silence complice, regrets hypocrites, justifications tortueuses et invocations rituelles envers le "respect des prérogatives", à moins (car l’histoire n’est jamais écrite à l’avance) que les pressions de la classe ouvrière et peut-être un peu de la culture de lutte de classe qu’il leur reste n’en fassent pencher dans le bon sens un nombre significatif ...
Ironie suprême de l’histoire, la composante "Hébert" du courant historique "Hébert-Lambert", les militants et responsables qui s’inspirent d’un certain anarcho-syndicalisme, est aujourd’hui en opposition ouverte à plusieurs aspects de la politique confédérale, de l’adhésion à la Confédération Syndicale Internationale à la signature de cet accord phare de janvier 2008. Alors qu’à l’origine Lambert avait développé, théorisé et systématisé ce que faisait Alexandre Hébert, ce dernier et les militants qu’il inspire ont été largement doublés vers la droite par les tenanciers de la rente de situation marchandée en 1969 ...
1959 : pas de Non à la V° République !
Si, dans la combinaison de 1969, se mèlent deux méthodes, amalgamées l’une à l’autre par Lambert et aussi par beaucoup de ses détracteurs, cet amalgame est, lui, plus ancien. C’est en écrivant mon article biographique sur Pierre Broué en 2005 (http://site.voila.fr/bulletin_Liais..., en anglais dans Revolutionnary History, vol. 9, n°4) que j’ai été amené à étudier les congrés de la CGT-FO et l’orientation du PCI-groupe la Vérité-OCI dans les organisations syndicales durant les années 1950 et 1960, aboutissant à une petite découverte qui, formulée trop abruptement, conduisait à une erreur factuelle. Je cite mon article sur Pierre Broué :
" ... faire jouer son rôle au syndicat ne veut pas dire cautionner n’importe quoi pour s’intégrer à sa direction. Or, c’est bien en 1959 que Lambert et Hébert votent le rapport moral de FO pour la première fois : en 1959, alors que le bilan de la direction Bothereau face au gaullisme est pitoyable, à la différence de la FEN à cette époque et à son avantage : la FEN a appelé à voter Non à la constitution gaulliste, et la CGT aussi, pas même FO. Ce vote est un moment important et ignoré des divers "historiographes" du "lambertisme". Ses adversaires vouent une hostilité cosmique à Lambert qui les pousse à le charger le plus possible en remontant aux temps les plus reculés (...), tandis que l’hagiographie écrite par les intéressés eux-mêmes accorde une valeur historique au vote du rapport moral de FO par Lambert en ... 1969 qu’elle présente mensongèrement comme la première fois (voir par exemple le livre Itinéraires, de Daniel Glückstein et Pierre Lambert). Il est évidemment plus "convenable" du point de vue "révolutionnaire" de relier son ralliement à la direction de Force Ouvrière à la victoire ouvrière et démocratique que fut le Non au référendum gaulliste de 1969 plutôt qu’au cautionnement du refus de voter Non ... en 1958."
Or, en 1959, Lambert n’est pas à FO et donc pas présent à son congrés. En outre, les délégués membres de son organisation (Daniel Renard et René Dumont) présents à ce congrés ne votent pas le rapport moral, mais s’abstiennent et s’expriment en ce sens -ce qui constituait déjà une première, jusque là ils avaient voté contre. C’est Alexandre Hébert qui vote pour le rapport moral en 1959, pour la première fois -il ne le revotera plus jusqu’en 1969, cette fois-ci avec Lambert bien présent et jouant le premier rôle, pour le revoter ensuite à tous les congrés confédéraux sans exceptions. Lambert ne sera syndiqué à FO, au syndicat des employés et cadres de la Sécurité sociale de la région parisienne, qu’à partir de 1961. Je dois donc rectifier ce que j’ai écrit concernant les faits. Mais je suis, par ces mêmes faits, conduit à en confirmer l’appréciation politique que j’en avais tirée, tout en l’affinant.
Ce congrés de 1959 se déroule en effet dans un contexte qui est pour ainsi dire l’inverse de ce qui se présentera dix ans plus tard, en 1969. La classe ouvrière a subi une défaite grave avec le coup d’Etat de mai 1958, conduisant à l’instauration de la V° République. Un aspect majeur de cette défaite est qu’elle s’est produite sans combat sérieux contre la venue au pouvoir de De Gaulle. La poussée la plus avancée vers ce combat fut la manifestation du 28 mai 1958 provoquée par la FEN (la Fédération de l’Education Nationale), mais elle fut sans lendemain. Les carottes étaient cuites quand De Gaulle soumit sa constitution à un référendum qui était en réalité le plébiscite de sa prise de pouvoir. Si le PCF, la CGT, la FEN, le Parti Socialiste Autonome (formé par les exclus et dissidents de la SFIO hostiles à sa politique algérienne et au ralliement de Guy Mollet à De Gaulle) appelèrent à voter Non, la direction Mollet de la SFIO appellant à voter Oui, FO refusa de donner une consigne de vote de même que sa direction nationale avait refusé d’appeler à quelque action que ce soit contre le coup de force tout au long du mois de mai, même quand l’avant-poste de la lutte semblait être tenu non par "les communistes", mais par les cousins réformistes et laïques de la FEN. Au lendemain de la victoire du Oui, instaurant le régime de la V° République, Robert Bothereau, prédécesseur de Bergeron, qualifia ce Oui comme un "Oui de la démocratie", censé noyer les "ultras" d’Algérie (qui avaient été ses initiateurs ! ) dans le soutien à De Gaulle au nom de la "démocratie". Cette formule était par un apparent paradoxe la même que celle du dirigeant du PCF Thorez et du dirigeant de la CGT Frachon, qui, eux, aprés avoir présenté De Gaulle comme un "agent du fascisme" le virent soudain en "rempart de la démocratie". Cependant une aile de la confédération, représentée dans sa direction par d’anciens "révolutionnaires", André Lafond et Raymond Le Bourre, est à la fois "Algérie française" et ouvertement ralliée à la V° République. Un incident fumeux a étalé au grand jour leurs rencontres officieuses avec Michel Debré, le père de la constitution de la V° République, alors premier ministre, et les chefs gaullistes : une panne d’ascenseur suite à laquelle le réparateur est arrivé avec des photographes de presse, ce qui provoqua ou accéléra la démission de Lafond de tous ses mandats syndicaux et l’éviction de fait de cette tendance, juste avant le congrés d’avril1959. Cette rupture pèse sans doute beaucoup aux yeux d’Hébert pour considérer que la direction Bothereau a finalement résisté à la tentation gaulliste et mérite d’être félicitée pour cela, alors que son attitude se situe trés en deçà de celle de la FEN.
Un courant s’était bien dégagé dans FO pour que la centrale appelle au vote Non en septembre 58, avec un appel de 58 responsables -parmi lesquels Clément Delsol, lié à la "RP", Pierre Bérégovoy de Gaz de France (le futur premier ministre de Mitterrand), Maurice Labi de la Chimie (qui passera plus tard à la CFDT) et les anciens du PCI Michel Lequenne et Marcel Gibelin. Mais ni Hébert, ni Renard, ni Dumond ne figurent parmi les 58 dans la liste que donne la RP n°431, sept. 1958. Au congrés d’avril 1959 l’opposition de gauche est vive et s’exprime par les voix de Soffietto, secrétaire de l’UD de la Loire, Henri Lapeyre, secrétaire de la fédération des Travaux publics et des Transports, Laval, de la Métallurgie, et les votes contre le rapport moral sont nombreux (environ 11,5 % des mandats, qui correspondent essentiellement à cette opposition portant notamment sur l’attitude envers le coup d’Etat gaulliste). Et c’est dans ce contexte précis qu’Alexandre Hébert choisit de se déclarer satisfait de l’orientation confédérale et d’appeler à voter pour : les 11,5% sont donc atteints sans lui. Henri Lapeyre exprime sa surprise : "Mon ami Alexandre Hébert ne m’a pas facilité la tache, car je pensais qu’il aurait dit un certain nombre de choses. Il ne les a pas dites." (la RP n° 429 de mai 1959). Hébert apporte aussi son soutien à une résolution rejetant "toute action commune avec la CGT communiste" à laquelle les autres militants lutte de classe s’opposent. Raymond Guilloré, chroniqueur de la RP, exprime sa perplexité devant ce qui apparaît comme un revirement à un moment stratégique, et cela en contradiction avec l’ambiance générale trés "gauche" des délégués au congrés.
Aprés quoi Guilloré poursuit malicieusement :
"J’aimerai seulement comprendre un peu mieux. Je me suis adressé à Lambert qui -autre sujet d’étonnement- a approuvé sans réserve la position de Hébert. Comme lui, il m’a mis en garde contre la "phrase gauchiste" et comme lui, il m’a fait valoir que le "rapport des forces" n’était plus en faveur de la classe ouvrière. Ah ! Ce fameux "rapport des forces" ! J’admets, en effet, qu’il s’est modifié. J’avoue que je ne vois pas trés bien pourquoi, de ce fait, le bureau confédéral n’a plus droit qu’a des louanges. Et puis, comment Lambert saura-t’il que le rapport des forces est en train de se modifier à nouveau, et cette fois en faveur de la classe ouvrière ? Quand Lambert s’en sera rendu compte, il voudra bien nous le faire savoir au plus vite." (RP de mai 59).
Nous voila, dix ans avant 1969, aux racines non de la victoire du Non cette année là, qui fut un effet différé décisif de mai 68, mais aux sources du "pacte" conclu avec la couche dirigeante de l’appareil confédéral. En 1959 les courants gauche de FO, d’inspiration socialiste de gauche, syndicaliste révolutionnaire, anarcho-syndicaliste, trotskyste, ou tout simplement basés sur des militants combatifs, voulaient une opposition réelle au régime né du coup d’Etat de 58, et représentaient une force et un potentiel importants.
En 1969 et par la suite ils ont été soit phagocytés, soit éliminés (certains s’étant éliminés tout seuls comme Maurice Labi qui rejoint la CFDT du temps de l’autogestion) et leur terrain est occupé par le dirigeant de l’UD de Loire-Atlantique, Hébert, se référant à l’anarchisme, avec Lambert qui rejoint FO en 1961, et l’on peut douter que ce fut une simple adhésion syndicale de base et non pas une entrée négociée au sommet en relation avec les gages donnés en 59. Lors du congrés de 59 où cette politique fut inaugurée les délégués membres du groupe la Vérité (Renard et Dumont) s’étaient abstenus sur le rapport moral -un compromis entre la nouvelle orientation d’Hébert, soutenue et probablement conseillée par Lambert, et leur attitude antérieure.
Certes je fais là un résumé un peu schématique : cette orientation s’est déployée progressivement, puisque les deux larrons voteront à nouveau en "contre" jusqu’en 1969, mais elle s’est tout de même affirmée nettement en 1958-1959, c’est-à-dire pas n’importe quand, mais précisément lors de l’avènement de la V° République, et pour protéger une direction syndicale qui n’avait pas voulu s’opposer à ce régime. Ce qui, pour le coup, est exactement le contraire du récit hagiographique à destination des militants de l’OCI, puis du PT, sur le Non à De Gaulle en 69 comme acte originel de l’intégration à l’appareil confédéral, censé lui conférer une aura révolutionnaire ...
En amont de FO : Lambert et la tradition syndicale.
Nous dirons donc qu’en 1961 Lambert adhère à FO ...
En ce qui concerne mon erreur dans mon précédent article sur Pierre Broué, reprise dans mon premier article sur Pierre Lambert, il faut dire qu’il y a un certain flou à propos de la date exacte d’adhésion de ce dernier à la CGT-FO. Le bruit selon lequel il aurait "voté le rapport moral" au congrés de 1959 date en effet ... de 1959, puisque selon le "journaliste d’investigation" Christophe Bourseiller (Cet étrange Monsieur Blondel, Bartillat, 1997), le journal La Vérité des Travailleurs n° 29 de mai 1959 critique Daniel Renard, Alexandre Hébert et Pierre Lambert pour avoir voté le rapport moral de Bothereau. En fait comme nous l’avons dit seul Hébert l’a voté, Renard s’est abstenu et Lambert n’était pas là. La Vérité des Travailleurs était le journal du PCI "minoritaire" formé lors de la scission de 1952 autour de Pierre Franck, quand la majorité du PCI fut exclue bureaucratiquement de la petite IV° Internationale -c’est donc l’organe du courant ancêtre de la LCR. Erreur ou malveillance de la part de ce journal, Christophe Bourseiller tombe dans le panneau et en déduit que Lambert, employé de la Sécurité sociale, est à FO à cette date.
Mais Bourseiller s’appuie sur ce qu’en dit l’auteur de la notice du Maitron, le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, auteur qui est Pierre Broué : "En 1958, tout en occupant des responsabilités à Force ouvrière, il [Lambert] était également membre d’honneur du syndicat CGT des monteurs-levageurs et avait à ce titre un bureau dans leur local de la Bourse du travail de Paris." L’on doit déduire de tout cela qu’à la fin des années 1950, bien que Lambert ne soit pas encore en fait syndiqué à FO et ne puisse donc s’exprimer dans ses congrés, il a déjà la réputation d’agir dans FO et d’y avoir de l’influence au point que dans la mémoire de son camarade (dans cette période) Pierre Broué il y est déjà. Chose plus originale et qui ne manque pas de panache, il passe même pour être à la fois à la CGT et à FO (en pleine guerre froide ! ), étant, professionnellement, d’une part employé de la caisse d’allocations familiales depuis le début des années 1950 selon la plupart des sources (imprécises), et d’autre part à demi-permanent pour le syndicat CGT des monteurs-levageurs.
Dans Itinéraires Pierre Lambert ne donne pas de date sur son adhésion à FO, mais acquiesce à Daniel Gluckstein qui résume ainsi plusieurs années : "Militant ouvrier, militant syndical, membre de la CGT jusqu’en 1952, tu demandes à être réintégré pendant plusieurs années. Finalement, c’est au début des années soixante que tu rejoins Force ouvrière ?". Dans une interview au Monde le 20 avril 1988 c’est en 1962 qu’il déclare avoir adhéré. Dans le supplément spécial à Informations Ouvrières publié lors de son décés, la date donnée est 1961 -je l’ai retenue ici mais on voit qu’elle reste un peu incertaine.
Ces variations confirment à mon avis le fait que Pierre Lambert n’adhére pas comme un simple syndiqué, mais dans le cadre d’un accord avec des responsables avec lesquels il travaille déjà, le faisant secrétaire de la Chambre syndicale des employés et cadres FO de la région parisienne (toujours d’aprés Lambert lui-même dans Itinéraires). En même temps, il est toujours secrétaire des monteurs-levageurs CGT, pour quelques années encore jusqu’à la disparition de ce métier -il déclare l’avoir été pendant prés de 10 ans, sans donner de dates : "Un bureau au troisième étage de la Bourse du travail et un bureau au cinquième étage ! " Un bureau à la CGT, un bureau à FO, en pleine guerre froide, chapeau l’artiste ! Les gars du bâtiment.
Mais Pierre Lambert n’était pas monteur-levageur !
Ce syndicat, comme celui des Charpentiers en fer, perpétuait dans la fédération du bâtiment des traditions révolutionnaires fortes dans ce milieu, associées à un syndicalisme de métier, et non à un syndicalisme d’industrie : contrairement à la représentation la plus courante, qui il est vrai a souvent correspondu à la réalité, il est arrivé, notamment dans le bâtiment, que ce soient de vieux syndicats de métiers, avec une identité professionnelle, corporative, trés forte, véhiculant parfois des souvenirs des compagnonages, qui représentent des traditions révolutionnaires face à un syndicalisme d’industrie plus centralisé et plus bureaucratique.
Dans la seconde partie des années 1930, les syndicats CGT des terrassiers, puisatiers, tubistes, poseurs de rail ... étaient autant de petits bastions antistaliniens et souvent aussi antiréformistes, présents dans la tendance révolutionnaire des Cercles syndicalistes Lutte de classe aux côtés des instituteurs de l’Ecole Emancipée et de groupes de métallurgistes animés par un exclu du PCF, Eugène Galopin. Leur principal porte-parole, Pierre Dichamp dit Riguidel, a écrit souvent dans la presse anarchiste ainsi que dans la RP aprés la guerre.
Pendant la seconde guerre mondiale, un jeune militant trotskyste, Henri Souzin, devient secrétaire des Peintres en bâtiment de la région parisienne ; il "tombe" en novembre 1942 et sera tué par les nazis. En nouant une relation particulière avec un petit syndicat de métier de culture anarcho-syndicaliste, Pierre Lambert s’inscrit donc dans une certaine tradition. Même le fait d’être choisi par le syndicat alors que l’on n’appartient pas à la profession, parce qu’on est un militant réclamé comme porte-parole et porte-plume, relève sans doute plus ici de ces traditions que d’une pratique qui, en d’autres temps et dans un autre contexte, pourrait être plutôt bureaucratique.
Pour réussir l’exploit d’être à la fois à la CGT et à FO pendant quelques temps au début des années 1960 il faut avoir une solide expérience et de bonnes relations avec de nombreux militants, une trés bonne connaissance des milieux concernés. Les adversaires du "lambertisme" ont naturellement tendance à voir de la magouille et de la maneuvre dans ces relations. Sans nier leur part probable de roublardise et d’entregent, je considère qu’il n’est pas de bonne méthode historique de transposer sur le passé et sur toute la vie d’un militant les critiques qu’on peut lui faire sur le rôle qu’il a joué par la suite, et j’incline donc à penser que ce Lambert là, celui de la Chambre des employés et cadres et de la petite fraternité des monteurs-levageurs, est un militant syndicaliste remarquable qui bénéficie, dans des circonstances difficiles, d’une reconnaissance peu courante. Comment l’est-il devenu ?
1944 : la métallurgie parisienne.
Pour le comprendre il nous faut remonter encore en arrière, en 1944. J’ai conscience que le texte que j’écris contredit le le cours du temps : nous sommes remontés de 69 à 59, nous voici en 44, et nous allons d’ailleurs remonter un peu plus haut encore. Mais je ne souhaite pas, à ce stade, donner un récit organisé où les explications ressortent d’elles-mêmes. Aux lecteurs de réfléchir. La trajectoire de Pierre Lambert est un bloc de l’histoire du mouvement ouvrier qui mérite d’être connu et décortiqué. Poursuivons donc cette réflexion à la recherche des faits.
En 1944, sortant de la clandestinité, le jeune PCI (Parti Communiste Internationaliste) voit plusieurs de ses militants jouer un rôle dirigeant au plan local dans la CGT, en même temps que dans une série d’organismes qui ne survivront pas quand la situation révolutionnaire ouverte par l’effondrement de l’occupation et du régime de Vichy aura pris fin : commissions ouvrières à la production, milices ouvrières patriotiques ... Dans ce contexte l’ascension du jeune Lambert, qui semble avoir commencé au printemps 1944, donc encore dans la clandestinité, est probablement la plus rapide au niveau de la CGT. Dans Itinéraires, il évoque sa responsabilité comme secrétaire de l’union locale CGT de Clichy, à la conférence ouvrière à la production organisée par l’union CGT de la Métallurgie parisienne où il explique avoir échoué à imposer une véritable commission d’organisation de la production parce que les staliniens n’en voulaient pas, mais la suite de l’entretien avec Daniel Glucstein ne dit pas comment cette première ascension syndicale s’est dénouée.
Michel Lequenne, dans Le trotskysme, une histoire sans fard (Syllepse, 2005) donne sa version :
"Tous les trotskytes que j’avais rencontrés depuis mon entrée dans le mouvement jusqu’à la libération de Paris m’avaient impressionné par leur caractère et leurs connaissances. (...) Un seul m’était apparu comme peu sérieux : mon responsable de rayon [le rayon Paris Nord], Lambert. Je devais apprendre plus tard que, s’il s’était lui aussi investi dans une entreprise, il n’y avait pas fait, comme tous les autres, un travail d’implantation à la base, mais avait trouvé le moyen de se mettre en contact avec l’appareil clandestin de la CGT et d’y monter, sous le pseudonyme de Temansi, et ... si haut que notre direction découvrit tout à coup que ce trotskyste, sous sa fausse identité, était sur le point de devenir membre de la direction confédérale, ce qui aurait pu être la source d’un énorme scandale, avec l’accusation de provocation. Il fallut faire disparaître Temansi de la circulation."
Je crains que nous ayons là un exemple d’hostilité cosmique réinterprétant le passé pour montrer combien était a priori répréhensible le personnage : ce que suggère Lequenne (qui fut exclu du PCI avec Marcel Bleibtreu et leur tendance par Lambert en 1955), c’est que Pierre Lambert, pourvu en quelque sorte de talents bureaucratiques innés, sitôt rentré en usine se retrouve permanent et dirigeant parmi les dirigeants staliniens, sous un faux nom. Une version dérivée de cette interprétation se trouve dans le livre de Bourseiller, qui a mélangé cet épisode avec celui des monteurs-levageurs. Mais en quoi était-ce un méfait que de "monter" rapidement dans une CGT en pleine ébullition, en pleine réorganisation, soumise à la pression de milliers et de milliers de travailleurs qui tendaient à s’emparer des usines et s’étaient effectivement emparés de beaucoup, les patrons collabos étant en fuite ? Est-ce que cette ascension rapide ne montre pas plutôt qu’une intervention concertée, nécessitant une approche moins gauchiste, du jeune PCI, aurait pu avoir des fruits bien plus importants ? A la date de 1944 l’effectuer sous un faux nom n’a rien d’étonnant. Même le risque invoqué d’accusation de provocation par les staliniens est en réalité amplifié par la politique du PCI qui ne comprend pas l’intérêt en 44 d’un travail d’implantation syndicale systématique puisque les "soviets" sont à l’ordre-du-jour : si "Temansi" avait été découvert il aurait été possible de demander pourquoi le PCF dénonçait un délégué ouvrier et organisateur syndical au prétexte d’un pseudo alors que ses propres militants et responsables étaient eux aussi souvent connus sous des pseudos.
Tout cela étant dit, la surprise de Michel Lequenne traduit sans doute les sentiments de la direction et de la plupart des autres militants du PCI : Lambert avait agi en franc tireur en prenant des risques et en en faisant prendre au parti. Il aura donc retiré ses billes à la demande du PCI avant d’être "découvert".
De l’avis de Lambert dans Itinéraires, bien qu’il ne détaille pas du tout ses expériences et ne dise rien des problèmes de discipline interne alors rencontrés avec le PCI, l’année 1944 est fondatrice : elle lui apprend la lutte des classes et fait de lui un syndicaliste. Ce qui nous conduit, une dernière fois, à revenir en arrière : en 1944 Lambert est militant depuis dix ans.
La préhistoire, fondatrice aussi.
A 13 ans et demi-14 ans, il rejoint les Jeunesses communistes suite aux évènements de février 34 : l’unité ouvrière, les combats de rue contre les fascistes. Il est exclu pour trotskysme en 1935 alors qu’il ne l’est pas encore. Il rejoint en fait la Gauche révolutionnaire de la SFIO de Marceau Pivert, mais est désormais proche des trotskyste du groupe de Raymond Molinier, dont il sera membre à part entière, selon les versions, entre 1936, 1937 ou 1938. Il poursuit des études d’Histoire lorsque la guerre commence et est arrété avec 10 autres militants en février 1940 pour "propagande communiste nuisant à la défense nationale" et se serait évadé à la faveur de la débâcle. Il mène alors une existence difficile, clandestine, comme d’autres militants, pendant quatre ans, avec de nombreux pseudonymes.
Il appartient à l’ancien courant "Molinier", qui n’est pas le principal groupe trotskyste, sous ses noms successifs de groupe "Que faire ?", groupe "La Seule Voie", Comité Communiste Internationaliste. Il s’y oppose à la ligne préconisée par son principal dirigeant au début de la guerre, Henri Molinier, dit Testu qui prédisait une longue stabilisation de l’Europe partagée entre Hitler et Staline et en déduisait qu’il fallait faire un travail de longue haleine dans le PCF et dans le RNP vichyste (le Rassemblement National Populaire de Déat) : contre cette position Lejeune (pseudo de Boussel) argue que le plus probable est l’extension de la guerre et refuse les conclusions de Testu. Ce débat est interrompu par l’invasion de l’URSS en juin 41 qui pousse Testu à changer d’avis. Lejeune s’opposera bientôt à nouveau, fin 1943, à la direction du groupe représentée par Jacques Grinblat dit Privas, qui nie la réalité d’une révolution indépendante de l’impérialisme en Italie : contre Privas il rejoint cette fois-ci Testu ainsi que le militant espagnol Fon Ferran et Claude Bernard dit Raoul. Il est exclu du CCI pour avoir tenté de rallier à la position de sa tendance des stagiaires non encore intégrés au comité.
Mais cette exclusion intervient alors que le processus de fusion des principaux courants trotskystes français, donnant naissance au PCI, est en cours. Rejoignant pour la circonstance un petit cercle d’une quinzaine de membres, le groupe Octobre, Lambert-Lejeune-Temansi se retrouve avec les autres trotskystes, dont ceux qui venaient de l’exclure, dans le jeune PCI, section française de la IV° Internationale. Commence alors cette expérience des usines parisiennes et de la CGT qui instaure, de son propre avis, sa maturité militante définitive. Trois remarques importantes doivent être faites pour situer son expérience par rapport à celle de l’ensemble des militants trotskystes de l’époque. Premièrement, le jeune Lambert est dans la norme de ces militants au plan social : jeune, sans travail stable, pouvant être considéré selon les angles comme un jeune travailleur pauvre, un intellectuel déclassé, un révolutionnaire professionnel ou une personnalité d’aventurier. Les conditions historiques sont ici déterminantes. Il n’y a pas d’ancrage syndical ni en général d’ancrage dans un milieu régulier d’intervention, dans la classe ouvrière, pour lui jusqu’en 1944.
Deuxièmement et ce point est important, ces années d’apprentissage se font dans le cadre du courant "Molinier" (Raymond Molinier, son frère Henri, et Pierre Frank en sont les animateurs). Ce courant depuis 1935 est tenu en suspicion par Trotsky. Si la rupture a eu pour cause la volonté de Molinier de rester à la SFIO lors de l’exclusion des trotskystes et une certaine tentation de trouver des "raccourcis" et de s’adapter à la "mystique Front populaire", ce qui lui est vraiment reproché ce sont ses méthodes : il finance, en choisissant celles qui ont son accord, les activités politiques du mouvement grace à une entreprise de recouvrement de dettes qu’il avait montée ... Le "style" est quelque chose d’important : il est ici trés activiste, parfois anti-intellectualiste, dynamique mais souvent sectaire et agressif. Le POI (Parti Ouvrier Internationaliste, sigle de la section officielle de la IV° Internationale à la fin des années trente puis à nouveau à partir de fin 1942) est critiqué par les "moliniéristes" comme trop intellectuel, trop molasson. Cependant c’est aussi au POI que se sont trouvés les quelques militants trotskystes à avoir eu de vraies responsabilités syndicales : les frères Bardin chez les postiers et les techniciens dans les années 1930, Henri Souzin chez les Peintres en bâtiment sous l’occupation. Il y a en effet fort peu de militants trotskystes réellement reconnus comme syndicalistes. A cet égard, le "péché originel", si l’on peut dire, du trotskysme français s’est produit dans les deux années qui suivent sa première organisation, en 1929 : Trotsky lui-même tire à boulets rouges sur son ancien ami Pierre Monatte lorsque celui-ci lance un appel à la réunification syndicale en le traitant de réformiste, l’alliance des trotskystes avec les anciens animateurs, récemment exclus du PC, de la fraction communiste de l’enseignement, qui dirigent la fédération CGTU des instituteurs et formeront bientôt la tendance dite de l’Ecole Emancipée, alliance effectuée dans le cadre de l’Opposition Unitaire de la CGTU, tourne court, et le premier rassembleur du courant trotskyste en France, Alfred Rosmer, figure historique du syndicalisme, prend ses distances, excédé notamment par Raymond Molinier. Donc, des deux courants du trotskysme français qui se rassemblent dans le PCI en 1944, celui qui a formé Lambert est le moins "syndicaliste". Lambert est le premier "syndicaliste" affirmé issu de ce courant.
Troisièmement, Lambert, opposant minoritaire exclu du CCI, donc de l’ancien courant "Molinier", est en somme de la minorité de la minorité au moment de la réunification qui forme le PCI. Autant dire qu’il est à part. Consciemment ou non, faire une percée, en outsider, sur le terrain de l’action syndicale, lui permet d’ "exister" dans une organisation dans laquelle il risquait de ne pas avoir de poids. Et effectivement s’il est critiqué, et peut-être jalousé, il est reconnu : à partir de 1945 ou de 1946 il anime, avec Marcel Gibelin avec lequel les relations n’ont sans doute jamais été bonnes, la commission syndicale ou "commission ouvrière" du PCI. D’autres militants syndicaux de valeur s’affirment dans les années qui suivent et travaillent dans le cadre de cette commission, notamment Daniel Renard aux usines Renault, qui y est l’un des dirigeants de la grande grève de 1947. Je ne reviens pas ici sur les batailles dans les grèves et les syndicats, puis lors de la scission de la CGT et du maintien de l’unité de la FEN, qui marquent les années suivantes, et je reprends la piste des affiliations syndicales de Lambert, en reprenant enfin la chronologie dans le bon sens !
Les années cinquante n’ont pas été une parenthèse.
Donc, en 1950, Lambert, qui semble avoir travaillé dans la métallurgie depuis 1945, conduit en 1950 une délégation de militants de la CGT et de la FEN en Yougoslavie. C’est au même moment qu’il participe, comme sa cheville ouvrière, au lancement du journal L’Unité, dans le cadre duquel il a fait la connaissance d’Alexandre Hébert. A son retour est déclenchée une procédure d’exclusion de la CGT qui n’aboutira qu’en 1952. Dans Itinéraires il explique alors : "Contrairement à la légende, je n’ai adhéré à Force ouvrière qu’en 1961 ou 1962 [nous retrouvons cette incertitude ! ]. Pendant prés de dix ans, je suis resté non syndiqué. Pour des raisons de nécessité politique, j’ai concentré mon militantisme pour garantir -avec d’autres, bien entendu- l’organisation trotskyste." Cette affirmation est fausse. Au demeurant, ce n’est pas en ne faisant plus de syndicalisme que Lambert a -effectivement- contribué de manière décisive à préserver l’organisation trotskyste dans les années 1950. Au contraire. Ici intervient le travail précieux de Jean Hentzgen qui a épluché les procés verbaux des comités centraux du PCI pendant ces années. D’abord, c’est par le travail "dans la classe", lors des grèves de 1953, et dans les syndicats, toujours dans la CGT ou en sa direction (dans le cas de campagnes pour la réintégration des exclus), que le PCI maintient son existence, et pas par les polémiques contre Pablo qui sont alors surtout nécessaires d’un point de vue interne, mais évidemment pas à la porte des usines.
Ensuite, Lambert, dés le lendemain de la scission avec les pablistes, développe justement de manière systématique cette idée que c’est le travail dans la classe et dans les syndicats qui doit être le fil à plomb et passer au premier plan. Cela se traduit par des campagnes pour l’unité syndicale lors desquelles Lambert, autre apport du travail de Jean Hentzgen, porte une appréciation positive sur le dirigeant de la CGT, le stalinien Benoit Frachon, qui veut selon lui préserver la CGT des tournants du PCF et qu’il faut appuyer lorsqu’il parle d’unité syndicale, ce qui lui arrive en effet souvent dans la première partie des années 1950. Et, en fait, Lambert sera réintégré à la CGT fin 1954, seul trotskyste connu dans ce cas : Daniel Renard, licencié de chez Renault pour avoir fait grève à l’appel de la CGT et exclu de la CGT la même année, n’aura pas cette possibilité. Voila qui explique d’ailleurs ... le secrétariat des monteurs-levageurs, qui n’auraient sans doute pas poussé le défi envers la direction PCF jusqu’à rétribuer un secrétaire non membre de la CGT ! Et voila ce que Lambert dans Itinéraires oublie ou ne veut pas dire.
Mais il y a plus. Voici ce que rapporte J.Hentzgen, en se référant systématiquement aux PV du CC du PCI, sur les circonstances politiques de cette réintégration : elle a été convenue directement avec Benoit Frachon ! "Au cours de la même réunion du comité central [le 26 septembre 1954], M. Lequenne dépose une résolution contre la réintégration de P. Lambert dans la CGT. Selon M. Lequenne, B. Frachon a décidé cette réintégration lors d’une réunion avec P. Lambert et R. Chéramy. Le dirigeant CGT juge peu dangereuse la campagne du PCI pour les comités paritaires [des comités d’unité syndicale]. La direction du PCI essaye de s’allier avec l’appareil de la CGT, elle minimise la responsabilité de ce dernier dans l’échec du 28 avril [un appel à la grève de la CGT]. M. Lequenne accuse la direction du PCI de vouloir « monter » dans l’appareil de la confédération. P. Lambert reconnaît que sa réintégration a été décidée par B. Frachon. Finalement, le comité central adopte une résolution Renard qui juge celle de M. Lequenne malhonnête car elle accuse P. Lambert de capitulation devant l’appareil stalinien."
Jean Hentzgen observe qu’au milieu des années 1950 il n’y aucune "préférence pour FO" de la part des trotskystes du PCI. La cellule ouvrière de Loire-Atlantique, chez Hébert, est à la CGT. En général on se retrouve à FO à cause des exclusions staliniennes, parce qu’on n’a pas pu faire autrement. La FEN est extrémement valorisée, surtout quand, aprés avoir en 1956 pris position à la fois contre la répression stalinienne en Hongrie et l’intervention néocoloniale franco-britannique à Suez, elle lance une campagne pour l’unité syndicale sous le nom de MSUD (Mouvement Syndical Uni et Démocratique). Même les syndicalistes CFTC sont considérés alors par le PCI comme devant être associés aux campagnes pour l’unité syndicale. En même temps, la méthodologie de Lambert comporte des éléments qui annoncent ce que sera, à partir de 1959 (bien qu’il n’y était pas encore syndiqué comme tel) puis surtout de 1969, sa stratégie de "montée" dans FO.
Posons-nous explicitement la question : a-t’il "dragué" Frachon comme il fera plus tard avec Bergeron ? Mais c’est là mal poser la question. En effet il n’y avait rien de scandaleux à prendre appui sur les déclarations unitaires de Frachon et les contradictions réelles qui éclataient dans la CGT entre la pression des militants ouvriers et les exigences du PCF, et même le fait que la campagne pour l’unité syndicale impulsée par le PCI ait permis à Lambert d’apparaître comme pro-CGT et d’obtenir sa réintégration, sans "autocritique" ou autre de sa part, ne constitue pas en soi une compromission avec l’appareil. Mais ce que l’on ne peut que supputer, c’est l’état d’esprit dans lequel il a probablement rencontré Frachon. Comme en 1944, il la joue "outsider" alors même qu’il est le principal dirigeant cette fois-ci, du PCI. Il semble en effet que le comité central en tant que tel découvre les faits à sa réunion de septembre 1954. A peine plus d’un an avant, Marcel Gibelin était exclu pour s’être rendu en URSS en tant que syndicaliste FO sans en avoir avisé l’organisation -en 1953 juste aprés la mort de Staline, en effet une sacrée indiscipline ! Mais là Lambert n’encourre aucun blâme pour avoir traité directement avec Frachon, secrétaire général de la CGT, membre du bureau politique du PCF ...
Concluons : ce que révèle cet épisode, ce n’est pas un opportunisme congénital de Lambert, c’est que le fonctionnement de son parti en a déjà fait, à cette date, un de ces militants "plus égaux que les autres" comme aurait dit Georges Orwell. C’est dans ce fonctionnement du "parti", dont il n’est pas le seul responsable bien qu’il en devienne vers cette date le principal bénéficiaire, et non pas dans la pratique syndicale en soi, que germent les conditions de la "dégénérescence" ultérieure.
Vincent Présumey, le 6 mars 2008.