« Ouf ! » semblent-ils dire en chœur. Décidément, les révolutions ça ne marche pas. C’est contre ce matraquage antirévolutionnaire, qui réconcilie tous les anti-impérialistes de pacotilles, tous les défaitistes, tous les « aquoibonistes » qu’il faut réagir.
En premier lieu, il est très exagéré de décider du sort de tout un processus historique après seulement quelques mois et deux événements finalement pas si décisifs que cela. La révolution américaine a mis soixante dix ans pour abolir esclavage (après une guerre civile d’un million de morts) et près de deux siècles pour que l’égalité des droits soit la règle sur tout le territoire des États-Unis : avant de jeter la première pierre aux mouvements révolutionnaires arabes, nous ferions bien de regarder nos propres péchés. On pourrait rappeler également à ceux qui s’indignent bruyamment du sort fait aux femmes par la « charia » que la révolution française a demandé un siècle et demi pour reconnaître l’égalité » civique des hommes et des femmes et près de deux siècles pour que l’égalité civile soit complète.
En second lieu, s’il est une nostalgie qui n’a pas lieu d’être, c’est celle d’une soi-disant laïcité du « nationalisme arabe » qui n’était qu’un leurre. La laïcité n’a de sens que comme partie essentielle de la liberté égale pour tous, dans tous les domaines, la liberté de conscience autant que la liberté politique. La laïcité qui couvre les prisons et la torture pour les opposants, quels qu’ils soient n’en est qu’une hideuse caricature. Le « progressisme » de Kadhafi, un homme qui a amassé des centaines de milliards de dollars pour lui et son clan, un guignol hideux devant qui Berlusconi et Sarkozy sont venus faire amende honorable, ce « progressisme »-là n’est qu’un attrape-nigauds, comme l’est « l’anti-impérialisme » de la Corée du Nord … ou des « camarades chinois » après qui courent encore certains leaders de gauche.
En troisième lieu, il faut distinguer nettement les cas libyens et tunisiens. Les Tunisiens se sont libérés seuls d’une dictature soutenue par tous les pays occidentaux. Le pays est un bon niveau scolaire, il est généralement très politisé, en dépit de la chape de plomb qu’il a du subir. Mais évidemment, toute la population tunisienne n’est pas au niveau d’évolution politique des couches les plus actives du mouvement révolutionnaire. Si on ajoute à cela que la « démocratie » à peine recouvrée a été incapable de commencer à s’attaquer à la brûlante question sociale tunisienne, on comprend le score élevé du parti islamiste. Néanmoins la « modération » de ce parti, qui ne réclame nullement l’application de la charia et même pas l’abrogation du droit civil datant de Bourguiba, témoigne de la puissance des aspirations démocratiques. Le « modèle turc » (celui de l’AKP), qui se présente volontiers comme l’équivalent de la démocratie-chrétienne en Europe occidentale est attirant pour de nombreux citoyens, puisqu’il ne met pas en cause les principales libertés et promet une relative prospérité à l’égale de celle de Turquie qui peut se vanter de taux de croissance assez impressionnants. Présenter le succès d’Ennadah comme l’équivalent d’une victoire des salafistes, c’est donc se moquer du monde.
En Libye, la situation est assez différente. Les traditions d’organisations autonomes de la société civile et des partis ouvriers sont inexistantes. Le pays reste largement « tribal » dans ses structures profondes. Le nouveau gouvernement a été mis en place avec le soutien de l’OTAN, qui est évidemment le cadeau empoisonné que les puissances occidentales ont fait au peuple libyen : un appui militaire suffisant pour permettre aux Occidentaux de garder la main en Libye, et en même temps un soutien militaire conçu de telle sorte que le peuple ne pouvait que difficilement être l’acteur de sa propre libération. Néanmoins, là aussi rien n’est joué, même si les radios et télévisions se sont plu à montrer le triomphe des islamistes les plus attardés et la résignation des femmes.
Les grandes puissances voudraient bien que les révolutions arabes soient terminées et qu’on retourne au « business as usual ». Mais l’évolution de la situation dans les autres pays de la région (la Syrie, la Jordanie, le Yémen, et sans doute bientôt à nouveau l’Iran) déjouera certainement ces calculs. Ni les États-Unis, ni l’Union Européenne n’ont les moyens de renouveler le colonialisme d’antan. La dynamique démographique, économique et politique interdit la stabilisation à moyen terme de la situation dans toute la région.
Autant l’Islam, comme religion, comme toutes les religions, est un facteur régressif – et de ce point de vue les pseudos marxistes qui courent après un Islam révolutionnaire sui generis courent une fois de plus après des chimères – autant il faut aussi comprendre que là où l’on a été longtemps opprimé au nom de la laïcité et du progrès, de larges masses se tournent vers des conservateurs religieux (on a vu la même chose en Pologne, par exemple). Les formes temporaires et déroutantes du mouvement ne doivent pas masquer son contenu social et démocratique.