Trois soldats assassinés sur le sol français. Un quatrième rendu handicapé à vie – et soyons honnête, qui d’entre nous connaissait son nom ? Ce qui aurait dû être une circonstance aggravante, celle d’avoir été ciblés parce qu’ils avaient fait le choix de servir la France, devint dans l’esprit de beaucoup une circonstance atténuante à mettre au crédit de Mohamed Merah, par un effet de renversement de la culpabilité. Du point de vue des gauchistes, il y avait dans cette attaque une vengeance postcoloniale et un châtiment mérité de l’impérialisme de la France. Les islamistes célébrèrent l’élimination de traîtres à leurs intérêts de race. Les soldats furent ciblés parce que jugés mécréants : leurs patronymes, leurs origines, leurs épidermes qui les avaient fait sélectionner par Mérah auraient dû leur faire haïr ou combattre la France. Et puis ils étaient soldats. Même désarmés, cela relevait d’un acte de guerre, c’était presque de bonne guerre.
Trois enfants, trois élèves, un papa assassinés. Il y eut chez beaucoup comme un reflexe Raymond Barre, dans ce que l’on qualifia à l’époque de lapsus : après l’attentat antisémite de la rue Copernic du 3 Octobre 1980, il dénonça devant le journaliste de TF1 qui l’interrogeait « cet attentat odieux [qui] voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic ». C’est la même logique qui fit mésestimer la gravité des meurtres de Mérah, les victimes étant juives et juives pratiquantes, il y eut comme une empathie envers celui qui commit l’acte, puis dans un second temps, et c’était déjà tardif, elle fut étendue aux enfants, en raison de leur jeune âge. Ce fut comme si on pouvait comprendre qu’un Arabe musulman s’en prenne à des Juifs, a fortiori pratiquants, devant une école confessionnelle ne scolarisant pas des « français innocents », comme si la tuerie de Mérah réservée à des Juifs avait été une frappe chirurgicale sans dommage collatéral, comme si cela avait été dans l’ordre des choses. Comme s’il s’était agi d’un règlement de compte entre étrangers qui ne concernait pas vraiment la France. C’est bien de cette façon que Raymond Barre raisonna. Nos réactions ne furent pas à la hauteur, comme d’ailleurs elles ne le furent pas après l’attentat du 9 Janvier dans l’Hypercasher, par la retenue d’une condamnation totale et sans restriction. Les complotistes s’en donnèrent à cœur joie, certains attribuant même l’attaque cette attaque au Mossad. Et nos réactions ne furent pas à la hauteur de ces crimes contre l’humain et contre la France. Il ne s’agit pas de comparer et de hiérarchiser les drames et leurs victimes. Il s’agit de faire un retour d’expérience et de mesurer combien nous avons manqué à nos devoirs de lucidité et de justice.
Notre réaction n’avait déjà pas été à la hauteur lors du martyre d’Ilan Halimi. La commémoration début février des 10 ans de son calvaire aurait aussi dû être l'occasion de mesurer l'insuffisance de nos réactions d'alors et de celles des politiques capitalisant sur son souvenir. Ainsi, Benoît Hamon et J.C Cambadélis ont adressé à cette occasion des messages contre la haine avec un grand H, contre « toutes les haines et l'antisémitisme, qui tuent ». Ce qui les a dispensés en fait de nommer et de parler précisément des tueurs et de leurs complices silencieux des quartiers populaires. Quelle surprenante pudeur de la part de Hamon, étrangement peu entouré à l'occasion de l'hommage à Ilan. Ce fut un hommage en catimini, tant il ne voulait pas s'aliéner son électorat des quartiers populaires. Quelle œuvre de pédagogie c’eut été, pour l’éphémère ministre de l’Education Nationale qu’il fut, s’il avait été accompagné de jeunes de sa circonscription, pour rendre hommage à un pair assassiné. Pour donner à Ilan ce statut de pair. Ces messages en général les a aussi dispensé aussi de dénoncer la banalisation de l'antisémitisme dans les quartiers, chez ces fameux jeunes prompts à invoquer la justice pour couvrir des actes de pur vandalisme et de pure prédation, mais bien réticents à accorder leur empathie à une vraie victime du racisme. George Bensoussan avait-il tellement tort de parler de l'inculcation de la haine des juifs dans le cercle familial? Ce ne peut être inné, c’est donc acquis.
Retour d’expérience donc : suivons la trajectoire de Fofana, qui avait lui même baptisé sa faction "gang des barbares". Le voilà radicalisé en prison. Le moteur de cette radicalisation repose d'abord sur l'antisémitisme. Et celle-ci, fonctionnant comme les indulgences médiévales, l'absout de ses crimes aux yeux des siens. Suivons le fil de la haine des juifs, du meurtre d'Ilan Halimi à celui des enfants de l'école d'Ozar Hatorah. Ils sont similaires, notamment dans le silence des professionnels de l'indignation sélective, s'abritant derrière l'alibi de l'antisionisme pour trouver de la romance et de l’héroïsme dans la lutte contre le puissant Israël. Quelle différence avec les préjugés de Fofana et de sa meute sur la richesse et la puissance des Juifs qui leur ont fait kidnapper et massacrer Ilan? La haine de Mohamed Mérah procédait de préjugés de même nature, et elle a produit les mêmes effets.
Pour paraphraser le Défenseur des Droits Toubon, qui s'avère sélectif dans son indignation, le meurtre d'Ilan, dans l'indifférence des habitants du quartier qui savaient, ne fut pas qu’un fait judiciaire. Ce fut et c'est un fait de société dont nous n'avons pas su mesurer ce qu'il nous disait de l'anomie et de l'antisémitisme dans les quartiers et singulièrement dans les populations de culture arabo-musulmane. Notre réaction mièvre a laissé naître et se développer la glorification de Mérah, tueur d’enfants. La fermeté eut payé. Exprimée à l’endroit de sa famille, et de ceux qui en parlent comme d’un héros. Exprimée à l’endroit des politiques, des médias et des spécialistes de la chose sociale, s’encanaillant à trouver de nouveaux vengeurs.
Comme souvent depuis, avec Mérah, il y eut d’abord le refus de considérer cet attentat pour ce qu’il était : un attentat antisémite. Lors d’une réunion publique, tenue à Grenoble le 19 Mars 2012, François Bayrou, candidat Modem à l’élection présidentielle avait fustigé les responsables politiques accusés de faire « flamber les passions », il préféra alors établir un diagnostic de la société plutôt que de nommer la réalité pour ce qu’elle était : « Il y a un degré de violence et de stigmatisation dans la société française qui est en train de grandir, c'est inacceptable ». Déjà le chantage à la stigmatisation, déjà, l’empathie détournée des vraies victimes et de leurs familles. Les analyses se sont multipliées, relevant du diagnostic social. La tuerie devenait un symptôme social, et c’est un raisonnement que l’on a retrouvé par exemple dans un tweet de la conseillère régionale Clémentine Autain en date du 28 novembre 2015 : « La logique guerrière et sécuritaire ne nous aidera pas à combattre DAESH. Il faut opposer à DAESH plus de service public, plus de solidarité ».
Le terrorisme ne serait donc qu’une excroissance, une métastase des défauts de la société française ou la réaction que beaucoup s’échinent à rendre légitime, à la situation sociale fait aux enfants d’immigrés, dans un amalgame avec les terroristes surprenant pour ceux qui le dénoncent là où il n’est pas et qui l’installent là où il n’a pas lieu d’être. Un attentat islamiste, vite, protégeons les musulmans … qui n’ont rien à voir avec le terrorisme, avant même de penser aux victimes. C’est aussi la vision romantique du terrorisme comme symptôme et réponse immunitaire à l’injustice sociale, pour des gauchistes bourgeois tout émoustillés de retrouver la bande à Baader. Avec, de manière sous-jacente, un réflexe Raymond Barre. Les Juifs, quand ils sont victimes des Arabes ou des musulmans, ne sont pas les vraies victimes, au nom de l’inversion de la culpabilité et ce parti-pris pour les tueurs. La Bande à Baader, la bande à Mérah : dilution de la responsabilité des tueurs, relativisme et confusion dans le temps et dans l’espace. Ici, c’est la Palestine, la Palestine et Israël, c’est partout et tout le temps. Ce discours prive les victimes de leur statut, de l’empathie entière à laquelle elles ont droit, il exonère les tueurs de leurs responsabilités, au nom d’une analyse sociologique aussi simpliste que partiale. Il renforce alors le prestige du sang versé, dont les tueurs finissent par jouir.
Parmi eux, on aura la surprise de trouver un conseiller d’Etat, Thierry Tuot, soudain expert en terrorisme, en sociologie, en islamologie et en humour. Dans son rapport remis à JM Ayrault en 2003, intitulé La Grande Nation -pour une société inclusive, on peut lire : « Et cessons de confondre quelques malades mentaux, hélas sans confession, qui – comme hier nos anarchistes – croient que tuer des innocents est un mode d’action politique, avec la religion. Non, l’islam ne génère pas le terrorisme, il n’est pas inscrit dans ses gènes. Comme toute religion et comme aucune n’y a fait exception, l’histoire le montre assez, elle a ses obscurantistes et ses fanatiques. Il semble qu’aucun dieu n’ait oublié la bêtise dans sa création. À cela aucune pitié de notre part, bien sûr : mais ils sont dans notre pays, rares, minoritaires, et sans rapport aucun avec l’islam. Considérant l’islam comme une religion paisible et respectable, on incitera peu à peu les jeunes en mal d’identité à trouver ailleurs, inch Allah, de quoi marquer leur rage. Si elle se portait dans l’arène politique, elle y serait mieux employée. » Le rien-à-voirisme avec l’islam fait ici figure de mantra, de litanie doctement répétée.
On retrouve la thèse d’Olivier Roy selon laquelle c’est la radicalité, propre à l’adolescence ou à l’époque, qui se serait islamisée, et non l’islam qui se serait radicalisé. Anarchistes d’hier, islamistes d’aujourd’hui, c’est la permanence du terrorisme. Celui-ci est le fait d’un mal-être, la psychologie et la sociologie sont convoquées et associées pour se justifier l’irresponsabilité des tueurs, qui ne font qu’exprimer un mal être, une rage encore mal employée, un travers d’adolescent en somme. On appréciera l’invocation rituelle à Allah dans un rapport officiel, par un conseiller d’Etat. Nos craintes, relevant de la psychose écrit le politologue Thomas Guénolé1, sont sans fondement, c’est le conseiller d’Etat qui le dit : « Une barbe, un foulard, trois formules – le pauvre hère mal payé ou chômeur, déconsidéré et relégué, devient une menace, une puissance, fait la une des magazines, terrorise le bourgeois, et le fait colloquer gravement sur tous les tons du choc de civilisation qui se prépare ! » Cette référence au bourgeois signe l’analogie faite entre les terroristes d’extrême-gauche d’hier et ceux d’extrême-Islam d’aujourd’hui. Comment ne pas penser aux discours victimaires sur lesquels le CCIF et les indigénistes capitalisent politiquement ? Quand c’est en plus un grand bourgeois qui s’exprime, tout réjoui de son impertinence…
Nous avons perdu près de 240 de nos compatriotes dans les attentats attribués à Daesh. Il nous faut rajouter les victimes du terroriste islamiste Mohamed Mérah, Imad, Abel, Mohamed, Gabriel, Arieh, Myriam, Jonathan. Peut-être même Ilan Halimi. Les arrière-pensées prirent le pas sur la plus élémentaire des empathies que nous devions aux victimes et à leurs familles. Nous n’avons pas pris la mesure du drame, aussi bien au niveau politique que sécuritaire. Il ne s’agit pas de comparer et de hiérarchiser les drames et leurs victimes. Il s’agit de faire un retour d’expérience et de mesurer combien nous avons manqué à nos devoirs de lucidité et de justice. Nos compatriotes nous ont été arrachés. Nos frères et sœurs et enfants en Nation. C’est un deuil familial qui nous réunit aujourd’hui. Ceux qui s’y soustrairont s’excluront d’eux-mêmes de notre Nation.
1 Islamopsychose, Pourquoi la France diabolise les musulmans, Fayard, 2016