Je reproduis ci-dessous un article qui date du 24 septembre 1987, que j'avais écrit après la visite d'Honecker en RFA. Cet article a été publié dans "Données et Arguments, à gauche" ("Bulletin d'analyses et de synthèses socialiste"), le bulletin hebdomadaire du groupe qu'animait Jean-Luc Mélenchon. Cet article m'a valu un volée de bois vert de la part d'un certain nombre de notables socialistes, y compris dans le groupe "D et A". Ils faisaient leur le mot de Mauriac qui aimait tant l'Allemagne qu'il préférait qu'il y en eût deux... A 22 ans de distance, je ne vois rien à rajouter à ce que j'écrivais à l'époque.
Une Allemagne de trop
La visite en R.F.A. du chef du PC est-allemand (le SED) Honecker a remis la question allemande sur le devant de la scène politique internationale. Quelques semaines auparavant, on apprenait que la R.F.A. était devenue le second exportateur mondial, dépassant le Japon. Deux ordres de faits sans rapports immédiats mais dont le rapprochement inspire sans aucun doute les réflexions et les craintes des responsables des autres puissances capitalistes. Coupée en deux en 1945, l'Allemagne incarne la tragédie des accords de Yalta ; sa capitale historique, Berlin est toujours soumise à l'autorité des troupes d'occupation et un mur infranchissable — ou presque — coupe la ville comme une plaie vive. Sous prétexte de terrasser le nazisme — prétexte, car tant les Américains que les Russes se sont abondamment servi des nazis recyclés (Barbie...) — les Alliés, Russes compris, ont organisé le quadrillage de l'Allemagne que Roosevelt proposa un moment de réduire à l'état de champ de pommes de terres...
Leur but était sans équivoque : empêcher que, sur les décombres du nazisme, le mouvement ouvrier allemand, pourtant saigné à blanc, ne reprenne son essor et ne vienne remettre en cause « l’ordre » établi par les vainqueurs qui masquait leur volonté de domination sous la thèse réactionnaire de la « culpabilité collective du peuple allemand ».
De toutes parts, on s’est efforcé d'entériner cette division en faisant accepter de gré ou de force l'idée des deux États Allemands ; le seul qui n'a jamais eu son mot à dire dans cette affaire est le peuple allemand : la division lui a été imposée par les troupes d'occupation.
Dans la partie orientale, les ouvriers ont été privés de leurs syndicats et de leur parti, le SPD, par la fusion forcée avec les appareils contrôlés par Moscou. Jamais depuis la Seconde Guerre Mondiale, le peuple allemand n'a été consulté pour choisir son statut et décider démocratiquement des formes de gouvernement.
Le voyage d’Honecker a mis en évidence les contradictions qui résultent de cette situation. Les Soviétiques et les dirigeants staliniens de la partie orientale de l'Allemagne cherchent à tout prix à obtenir la reconnaissance de la RDA comme un état à part entière. Pis se heurtent de plus en plus à la population d'Allemagne de l'Est et en particulier à la jeunesse il y a quelques mois des milliers de jeunes ont manifesté à Berlin Est en réclamant la destruction du mur.
A l'inverse, les responsables de la RFA doivent officiellement refuser cette reconnaissance de la division, la constitution fédérale interdisant explicitement que la partie orientale puisse être considérée comme un État étranger : ainsi, les citoyens de RDA entrent en RFA sans aucune formalité et les marchandises importées de RDA ne sont soumises à aucune taxe...
L'accueil fait à Honecker représente de ce point de vue un premier pas vers la reconnaissance officielle des deux États. Pourtant l’apparence ne saurait masquer les réalités profondes: si la presse et les citoyens d'Allemagne de l'Ouest ont reçu chaleureusement le dirigeant du SED, ce n'est certainement pas parce qu'ils ont été conquis par les idées politiques de ce vieux stalinien : au-delà des fastes officiels, chaque habitant a vu dans ce voyage un premier pas permettant de faciliter les échanges entre les deux parties du pays et à terme la réunification de l'Allemagne.
Quand Honecker s'est rendu dans son village natal, au-delà de ses intentions politiques, il a confirmé à sa manière qu'il n'y avait bien qu'un seul et même pays.
En Occident, et singulièrement en France la vision de « l’Allemand » sous les traits du « teuton à casque à pointe » de la guerre de 14 est tenace, la situation allemande provoque bien des inquiétudes.
Tout ce qui va vers l'unité allemande remet en cause l'équilibre européen, l'équilibre de Yalta dans lequel s'inscrit actuellement le CEE. Lors d'un stage du PS on a même pu entendre Claude Cheysson sommer les dirigeants de Bonn de choisir entre la réunification et leur appartenance au camp occidental ! C'est à l'inverse qu'il faut raisonner : les dirigeants allemands ne peuvent renoncer à leur "Ostpolitik" ni à la perspective — même lointaine — de la réunification ; ils ne peuvent donc pas s'engager complètement et sans réserve dans la construction d'un Europe délimitée par les partages de 1945.
Si on veut vraiment l'Europe, il est indispensable d'aider à la réunification allemande ; celle revendication ne plaira ni à Washington ni à Moscou car elle met en cause leur hégémonie mondiale, mais il n'y a pas d'autre voie.
Denis Collin - 24 septembre 1987.