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La république sociale : pas un slogan, un projet cohérent, une alternative émancipatrice

Par Denis Collin • Débat • Jeudi 07/07/2005 • 0 commentaires  • Lu 1772 fois • Version imprimable


La revendication de la « république sociale » est apparue pour la première fois pendant la révolution de 1848. Entre février et juin, le mouvement ouvrier devait faire, pour la première fois, l’apprentissage de son émancipation politique. Apprentissage cruel : les fusillades de juin 48 mirent fin, temporairement, aux espoirs d’une République qui pût être autre chose que le « conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie. » Nous ne sommes pas sortis de la problématique posée si brutalement voilà plus d’un siècle et demi : soit la république libérale du « parti de l’ordre » qui se borne à assurer la liberté du commerce et la liberté d’exploiter ceux qui ne possèdent pas les moyens de production ; soit la république sociale, c’est-à-dire la république qui garantit à tous la liberté, c’est-à-dire la non-domination, non seulement dans la sphère politique mais aussi dans la « société civile. »

 

La liberté républicaine demande l’égalité des conditions

La République pourrait être conçue indépendamment de la structure sociale et de la division de la société en classes sociales plus ou moins antagonistes. La Déclaration des Droits de 1789 affirme ainsi que « Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (art. VI). C’est la définition du mérite républicain et elle ne concerne que l’accès aux emplois publics. L’article II précisait : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » D’une part, on reconnaît qu’il y a bien des distinctions sociales - les magistrats, les membres de la fonction publique, les militaires, voilà quelques distinctions sociales, immédiatement « fondées sur l’utilité commune ». Mais la liste des distinctions sociales utiles est extensible ! En outre, cela ne dit rien des inégalités entre individus. Les riches et les pauvres, les patrons et les salariés le sont comme individus. Il n’y a plus ordre ni corporation. Donc les « distinctions individuelles » les plus grandes sont compatibles avec le principe d’égalité.

Liberté et égalitarisme

Tocqueville avait perçu le lien entre l’égalité des droits, l’autogouvernement et la « passion égalitaire ». Toute la tradition républicaine conçoit que les inégalités entre citoyens sont finalement contradictoires avec l’esprit républicain. De l’idéal romain de la frugalité des mœurs à l’égalitarisme rousseauiste, de Babeuf à la « république sociale », c’est le même fil directeur : les inégalités tuent la république.

Il y a alors deux solutions : soit réserver la qualité de citoyen à une certaine classe sociale (on peut exclure les esclaves ou les « citoyens passifs », c’est-à-dire ceux qui ne possèdent pas les moyens matériels de leur indépendance) ; soit s’attaquer aux racines sociales de l’inégalité (le socialisme républicain moderne). La première de ces solutions nous semble aujourd’hui difficile à accepter. Mais elle dit quelque chose d’important : celui qui, pour vivre, est obligé de se mettre sous la dépendance d’un autre homme (son maître, son patron, ...) ne saurait être libre. Or la République n’existe que si les citoyens sont des hommes libres.

La liberté ne peut être que l’égale liberté pour tous.

L’égale liberté pour tous dans le domaine des droits politiques suppose que le forum public soit soustrait à la puissance de l’argent. Mais comment empêcher les plus riches de s’accaparer les journaux, les médias privés, de soutenir financièrement leurs candidats ? En limitant le domaine de la jouissance des biens privés. Évidemment, l’argent sans la puissance politique perd une partie de son intérêt.

La liberté sans l’égalité est un leurre pour celui dans la vie dépend de la bonne volonté d’un employeur. L’égalité juridique n’est alors qu’un masque qui recouvre la domination la plus impitoyable. Égaux les dimanches électoraux, les patrons et les ouvriers sont, en semaine, dans un rapport proche de celui du maître et de l’esclave. La multiplication des enquêtes sur le harcèlement, sur la souffrance au travail, la brutalité des licenciements et les délocalisations viennent confirmer ce que Marx avait extrait des rapports des inspecteurs de Sa Gracieuse Majesté britannique.

Faute d’avoir réussi à « abolir le salariat et le patronat » comme le demandait le charte d’Amiens de la CGT (1906), les luttes ouvrières ont permis d’atténuer certaines des inégalités les plus flagrantes. Le « contrat de travail » est un contrat asymétrique que le code du travail et les conventions collectives viennent corriger. Les mécanismes de l’État social ont contribué pendant plusieurs décennies à réduire les inégalités sociales ... jusqu’à ce que, avec le triomphe de Reagan et Thatcher, la machine à accumuler la misère à un pôle et la richesse à l’autre se soit remise à tourner à plein régime.

Une perspective émancipatrice

Avec l’effondrement du « socialisme réel » et la ralliement de la social-démocratie au libéralisme, s’impose la nécessité de reconstruire une perspective émancipatrice. Une bonne théorie politique est celle qui permet un consensus par recoupement, c’est-à-dire un accord entre des perspectives différentes et parfois divergentes sur le bien de l’homme en général et sur l’idéal de la vie commune en particulier. Un tel consensus par recoupement peut être construit entre la tradition républicaine et la perspective socialiste qui visait à achever la révolution en étendant la démocratie politique à la démocratie sociale et économique, à faire que le citoyen dans l’ordre politique ne soit plus esclave au travail. Nous allons essayer ici de définir ce que nous pourrions appeler un nouveau consensus républicain-socialiste ou, si on préfère social-républicain.

Les bases : appropriation sociale et propriété privée

Ses bases seraient celles d’un accord entre le républicanisme et le socialisme, un républicanisme reformulé à partir de l’expérience du siècle écoulé et des acquis de la philosophie politique et un socialisme raisonnable capable de tirer les leçons d’une histoire douloureuse.

Tenons-nous en au le plus épineux, la question de la propriété puisque c’est sur ce point que le socialisme se singularise et peut entrer en conflit avec les autres formes de républicanisme : contre un socialisme « partageux » qui refuse de respecter la propriété, les républicains font de celle-ci un des droits fondamentaux de l’homme. Disons tout d’abord que les républicains ont raison : la propriété figure à juste titre au rang des droits fondamentaux. La justice, c’est d’abord cela : reconnaître « à chacun le sien ». La propriété est la première affirmation - encore abstraite - de la liberté. Être libre, c’est d’abord pouvoir disposer de soi-même, être propriétaire de soi-même.

Selon l’idéal républicain traditionnel, pour être véritablement citoyen il faut n’être pas dominé et la propriété est une des conditions vitales de la non-domination. Dès lors, pour que l’ensemble du peuple puisse participer à la citoyenneté, il faut que tous les citoyens soient en quelque manière des propriétaires. La solution classique à ce problème, dans les républiques impériales, comme Rome ou les États-unis, consiste dans la guerre de conquête : les citoyens pauvres peuvent devenir propriétaires en allant planter leurs choux un peu plus loin. Mais ce type de solution n’a qu’un temps. La deuxième solution consiste à partager les richesses entre tous les propriétaires potentiels : c’est la revendication plébéienne de la réforme agraire qui joue un rôle si important dans la Rome antique. Cette deuxième solution, le partage, sera celle des « partageux », l’un des noms les plus communs donnés aux socialistes et aux communistes. Une république non impériale et pacifique se pose nécessairement la question de ce partage de la propriété. Les républicains ne tiennent pas la propriété pour moins sacrée que les libéraux. C’est précisément parce que la propriété est sacrée qu’aucun citoyen n’en peut être privé ! Cependant, prise dans sa généralité, cette formule de partage - tous propriétaires - paraît peu opératoire en ce qu’elle présuppose le retour à une société de travailleurs plus ou moins indépendants, c’est-à-dire à une société préindustrielle.

Or, on ne peut pas partager les usines et retourner à la petite production marchande. Il faut donc penser une propriété à la fois individuelle et sociale.

L’appropriation sociale

Le concept d’appropriation sociale a été développé comme une formule plus large de la « propriété sociale des moyens de production et d’échange » qui se traduisait généralement par « nationalisation ». Il s’agit d’assurer la participation à la propriété des moyens de production de ceux qui, d’ordinaire, n’ont que leur force de travail à vendre. La propriété sociale n’a de sens que par l’existence d’institutions sociales et politiques qui permettent aux plus défavorisés de bénéficier de la protection que la propriété offre à son propriétaire.

En premier lieu, le système public de la protection sociale apparaît comme la propriété de ceux qui n’ont pas de propriété. En effet, la propriété dans la tradition républicaniste, assure une sécurité sans laquelle aucune indépendance n’est possible. En protégeant le travailleur contre la maladie, la vieillesse et le chômage, le système de protection sociale fonctionne comme l’équivalent d’une rente. Il rend ainsi les « sans propriétés » moins inégaux par rapport aux propriétaires et leur permet d’appartenir complètement au corps civique. Sur ce premier point, l’opposition entre la conception républicaniste et la conception libérale est totale.

En second lieu, dès lors qu’elle cesse d’être la propriété, le bien exclusif de l’aristocratie, la république devient le bien commun de tous, au sens strict la chose publique. Les biens publics sont des biens dont tous peuvent jouir à égalité et qui ne peuvent être l’objet d’une appropriation privée : chacun peut jouir de l’ombre des arbres centenaires et des bassins du jardin public comme s’il en était le propriétaire mais personne ne peut exclure quiconque de cette jouissance, précisément parce qu’il n’en est pas le propriétaire direct en tant que personne civile, précisément parce qu’il n’en est le propriétaire que comme membre du corps collectif de la république.

En troisième lieu, la république présuppose un espace public, un espace dans lequel les citoyens peuvent se reconnaître dans leur pluralité. L’espace public ne se réduit pas au forum politique. Il inclut toutes les institutions par lesquelles chacun peut avoir le sentiment d’appartenir à un corps commun. Ainsi, par exemple, l’école, la culture, et plus généralement tout ce en quoi la communauté peut s’identifier. Sur ce point, le libéralisme est également antirépublicain puisqu’il se donne comme objectif de réduire au minimum cet espace public : au cours des deux dernières décennies, on a assisté à une privatisation massive de ce « commonwealth ». Les libéraux qui se veulent les défenseurs de la propriété ont procédé à une expropriation massive de la grande majorité des citoyens. Les grands services publics, propriété de la nation, propriété indivise de chaque citoyen, ont été transformés en propriété privée d’une oligarchie financière.

La république et la lutte des classes

Les radicaux français, ceux de la IIIe République, avaient rêvé de la possibilité d’une république qui soit compatible avec l’économie capitaliste et le libéralisme économique. Par ses efforts individuels et grâce à des institutions comme l’école, chacun devait pouvoir accéder à la prospérité et à la propriété et donc participer pleinement à la vie de la nation.

Sous la pression et la menace soviétique, l’État social modèle 1945 visait à combiner un « fond de sauce » capitaliste et les institutions permettant l’intégration de tous à la prospérité générale à travers la protection sociale et d’importants coups de hache portés contre le sacro-saint principe de la propriété privée des moyens de production. Dans certains pays européens (la Grande-Bretagne ou l’Autriche) la majeure partie de l’industrie, des transports et du système bancaire, dans le cas de la France, a été nationalisée. La fin de la menace soviétique a permis à l’oligarchie financière de se débarrasser des contraintes du compromis de 1945 et d’engager un vaste mouvement d’expropriation des biens collectifs, avec la volonté à peine déguisée de réduire toute une partie de la population à l’état de clochards à qui l’on pourrait ensuite appliquer les lois sur les pauvres et l’enfermement dans les maisons de travail. Les réductions drastiques de l’assurance-chômage, les mesures dites d’insertion ou les plans de retour à l’emploi s’inscrivent pleinement dans cette perspective.

Évidemment, les effets pervers de cette contre-révolution ne manquent pas et les incendiaires se plaignent des effets de l’incendie en se lamentant sur les progrès de l’incivilité et autres calembredaines du même jus. L’invocation magique du nom de la république sont censées remédier à ces calamités qui ne frappent plus seulement les pauvres mais aussi les classes moyennes supérieures et les bourgeois. Ce « républicanisme », celui de la droite et de la gauche libérales, est une escroquerie intellectuelle. Ce ne sont pas les pieux discours sur la citoyenneté qui réintégreront les « sauvageons » dans la communauté en leur inculquant le respect de la loi. C’est seulement la reconstruction d’une communauté réelle qui le pourra. Principes pour une synthèse républicaine-socialiste Une telle synthèse demanderait d’abord que l’État soit restauré dans sa fonction première : garantir les individus contre les aléas de la vie, leur offrir la sécurité publique - et non la guerre de chacun contre chacun - et la sécurité sociale. La reconstruction républicaine doit réhabiliter l’État protecteur, c’est-à-dire un État qui garantit pour chacun la stabilité, la possibilité de faire des prévisions et de réaliser ses perspectives de vie. La république présuppose aussi la reconstruction d’un espace public, l’existence d’une propriété publique et de services publics. Il faudrait redonner vie à ce principe constitutionnel français qui veut qu’on nationalise les entreprises qui, soit disposent d’un monopole de fait, soit remplissent des fonctions de service public, soit présentent un intérêt stratégique pour la nation. Au demeurant, la nationalisation des monopoles serait un bon moyen de garantir la concurrence, le monopole public étant, à la différence du monopole privé, sous contrôle des représentants du peuple. Il est assez curieux de noter que le mot même de nationalisation a disparu de tous les programmes de gauche et même d’extrême gauche, alors même que Tony Blair, que l’on ne peut soupçonner de gauchisme théorique, a dû procéder à des nationalisations ou des renationalisations pour éviter la catastrophe notamment dans les transports.

En troisième lieu, un État républicain devrait accorder son soutien et ses encouragements, avec les aides nécessaires en matière financière et en matière de formation, aux tentatives de remettre en route le secteur coopératif. Il ne s’agit pas de créer un ghetto de l’économie sociale, roue de secours pour ceux qui sont mis hors du système, mais bien de faire émerger des entreprises non capitalistes puissantes et performantes dans les secteurs de la production et de l’échange. Même aujourd’hui, par exemple dans le secteur bancaire (le Crédit agricole, le réseau des Banques Populaires) ou dans celui des assurances (les mutuelles), les entreprises non capitalistes parce que sans capital présentent un grand intérêt puisqu’elles sont relativement à l’abri de « l’économie casino », tant du moins qu’elles sont correctement gérées et dégagent un minimum de bénéfices.

La question difficile est de fixer les limites entre ce qui peut être approprié socialement et ce qui reste le domaine du droit de la propriété individuelle. La définition républicaniste de la liberté comme non-domination peut nous aider à fixer ce critère. La propriété est légitime tant qu’elle est seulement un des moyens de protection de l’individu ; elle devient illégitime dès l’instant où elle devient un instrument de domination.

Ainsi, un républicaniste conséquent peut admettre la formule selon laquelle le citoyen actif est propriétaire. Mais les républicains à l’ancienne interprétaient ce constat comme devant conduire à séparer le peuple en deux fractions nettement distinctes et même parfois à considérer comme Sieyès que la majorité des humains ne sont que des « instruments bipèdes sans liberté », voués à la production. L’autre manière est de considérer qu’un régime de propriété qui réduit les citoyens les plus nombreux à l’état d’« instruments bipèdes sans liberté » est incompatible avec la République.

Le droit au travail

La République sociale, en France, est reconnue comme principe dans la Constitution depuis 1946. Ce n’est pas seulement une étiquette privée de contenu. Le préambule - un texte qui est maintenu dans la constitution de 1958 - complète la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en définissant des droits sociaux (les « droits-créances »). Ces droits-créances sont d’abord des protections que l’État doit accorder aux citoyens, des protections qui permettent une vie digne en garantissant à tous ces biens que chacun désire quelles que soient par ailleurs ses propres conceptions du bonheur.

Concentrons-nous sur l’essentiel : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. » Le devoir de travailler : c’est l’antique précepte « qui ne travaille pas ne mange pas », un précepte de la tradition juive, repris par saint Paul ... et par le socialisme et le communisme. « L’oisif ira loger ailleurs » dit « L’internationale ». Cela veut dire que personne ne peut vivre de ses rentes. Prenons cela au sérieux : pour garantir le devoir de travailler, il faut s’en prendre à l’argent qui se gagne en dormant, à la spéculation. Mais le dividende, ce prototype de l’argent qui se gagne en dormant, est l’essence même du mode de production capitaliste. Le devoir pour chacun de travailler est donc, en son fonds, incompatible avec une société fondée sur la séparation de ses membres entre, d’un côté, les possesseurs de capital et, de l’autre, ceux qui pour vivre ne peuvent rien faire d’autre que vendre leur force de travail. Poursuivons. Le devoir de travailler ne peut exister sans le droit à obtenir un emploi. Que faut-il entendre par là ? La vieille revendication de la révolution de 1848 sur le « droit au travail » signifie que la « société » - c’est-à-dire les pouvoirs publics - doit faire ce qui est nécessaire pour permettre à chacun de vivre de son travail. Significativement, le projet de « traité constitutionnel » pour l’Europe a remplacé le droit d’obtenir un emploi par « le droit de travailler (II-15-1) et la « liberté de chercher un emploi » (II-15-2).

Il reste que le droit d’obtenir un emploi peut lui aussi apparaître comme une mauvaise plaisanterie dans un pays comme la France qui connaît un chômage de masse depuis maintenant trois décennies. En effet, l’existence d’un marché du travail dominé par les capitalistes rend ce droit assez illusoire. Il s’est longtemps limité à la protection contre les licenciements par une législation systématiquement mise en pièces aujourd’hui et par l’indemnisation du chômage : le chômage indemnisé n’est pas la réalisation du droit au travail, mais c’est la reconnaissance indirecte de ce droit : faute d’avoir un travail à offrir, la collectivité dédommage le chômeur. Mais depuis une vingtaine d’années, même ce droit limité a été aboli dans les faits.

En réalité, pour garantir le droit au travail pour tous, il faudrait que l’allocation des ressources en travail puisse être, ô horreur, planifiée centralement, par une sorte d’échelle mobile des heures de travail : on répartirait la quantité de travail disponible entre tous les salariés. C’est ce qu’on tenté les socialistes avec la mise en place des « 35 heures », mais dans des conditions très particulières qui ont fini par saper à la base cette bonne idée. C’est en effet une disposition qui ne peut être mise en œuvre réellement que si on est décidé à changer la distribution des revenus entre capital et travail.

Et les nationalisations ?

De ce point de vue, l’existence d’un important secteur public, y compris dans l’industrie, constitue à la fois un moyen d’agir sur les grands équilibres économiques et représente un patrimoine public, c’est-à-dire une possibilité de donner une existence effective à la chose publique. Il est clair que ce n’est pas par hasard que le préambule de 1946 précise que « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » Et suit immédiatement, comme s’il s’agissait de la finalité de cette propriété collective : « La nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. » La Constitution est violée par les privatisations engagées depuis 1986.

La privatisation des télécommunications est bien celle d’un monopole de fait : aucune société privée de téléphonie n’a véritablement construit de réseau filaire alternatif à celui de l’ex-entreprise publique. La privatisation des autoroutes est une autre aberration, tout comme celle de l’eau. Dans le deux cas, pour des raisons physiques évidentes, toute concurrence est impossible : on ne peut construire des réseaux routiers hydrauliques concurrents. Personne ne va pouvoir se faire installer sur son lavabo un robinet Vivendi et un robinet Lyonnaise pour choisir chaque jour le meilleur prix !

Démocratie économique

Évidemment, le passage de larges pans de l’économie sous le contrôle de l’État ne garantit pas automatiquement que l’économie va être orientée en fonction du bien public et de l’intérêt des travailleurs. Là encore le préambule de 1946 donne quelques indications qui ne manquent pas d’intérêt : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. » Première question que laisse dans le flou le législateur de 1946 : comment les travailleurs peuvent-ils participer à la gestion des entreprises sans que soit violé le droit de propriété capitaliste. Si une entreprise est une propriété privée, les salariés n’ont pas plus le droit de se mêler de sa gestion que le plombier n’a le droit de me dire quelle doit être la couleur des murs de ma salle de bain. Dire que les travailleurs doivent participer à la gestion des entreprises, c’est affirmer que celles-ci ne doivent plus être pleinement des propriétés privées, même si le capital de ces entreprises reste privé pour la plus grande part.

Si les travailleurs doivent pouvoir intervenir dans la direction des entreprises, des orientations générales de l’économie conformes à l’intérêt général ne peuvent résulter spontanément de l’agrégation des décisions prises isolément dans chaque entreprise. Le problème est celui d’articuler cette gestion ouvrière avec la planification en fonction des décisions politiques globales. Des solutions ont été testées à une échelle plus ou moins grande, des idées sont avancées par des chercheurs ou des organisations politiques et syndicales. La principale difficulté aujourd’hui est l’absence, voire l’interdiction, qui pèse sur tout débat public autour de ces questions. Propositions pour refonder le projet socialiste Il n’est pas de transformation sociale possible qui ne mette en cause les rapports de propriété. Le développement de la propriété sociale est un des traits qui devrait distinguer un gouvernement républicain et socialiste. Il ne s’agit pas d’abolir la propriété en général - formule absurde - et même pas d’abolir la propriété privée, mais de permettre 1° que soit assurée l’égalité et la distribution des biens sociaux primaires et 2° que la majorité des travailleurs puisse enfin accéder à la propriété des moyens de production.

La première de ces exigences comprend le maintien et l’extension des services publics de base (comme l’instruction publique, les infrastructures routières, la sécurité, etc.), tous services qui sont encore le plus souvent gratuits et doivent le rester. Ces services sont de la responsabilité directe des pouvoirs publics et ils doivent garantir une distribution égalitaire de l’accès aux biens publics. Ils sont à certains égards un des éléments de cohésion de la république qui font que les individus ne vivent pas des existences séparées les uns des autres. Parmi ces services publics de base, il faut faire une mention particulière pour l’école. Mais c’est aussi la santé qui doit être défendue dans ses principes issus de la Résistance : un système non étatique mais public, administré par les cotisants et pratiquant à sa manière le principe communiste, « de chacun selon ses capacités (de cotiser), à chacun selon ses besoins (de santé). »

Outre ces services de base, il existe d’autres services publics, liés à la citoyenneté collective, comme l’électricité, les réseaux d’eau, les télécommunications, la télévision publique, etc., qui doivent être reconstruits et rendus au public. Il faut avoir le courage de dire que le réseau filaire et les commutateurs téléphoniques doivent revenir sous contrôle de la nation, bref que France-Télécom doit être re-nationalisée. De même, il serait nécessaire de donner un coup d’arrêt immédiat à la privatisation d’EDF, une politique d’autant plus stupide que les tensions à venir sur le marché mondial de l’énergie nécessitent non le pilotage à courte vue du marché et de l’actionnaire qui veut voir rentrer son dividende mais la programmation stratégique que seul l’État peut assumer.

Enfin, il faut donner à la république les moyens d’orienter la politique économique et sociale et de soustraire le pays à la domination de quelques grands trusts. Quand le duopole (Dassault/Lagardère) de l’économie d’armement se partage aussi la majeure partie de la presse et de l’édition, on ne peut qu’être inquiet quant à l’avenir de la démocratie et à la possibilité d’un débat public honnête dans les grands moyens d’information et de communication. Voilà clairement deux exemples de groupes qui devraient être nationalisés. Les organes de presse et les maisons d’éditions qu’ils contrôlent aujourd’hui ne devraient cependant pas passer sous la coupe de l’État : on pourrait très facilement les transformer en SCOP ou en sociétés « autogérées » dont le capital appartiendrait à l’État et qui devraient retourner une part fixée à l’avance de leurs profits. Le contrôle étatique central ne devrait donc pas aller au-delà du contrôle qu’un banquier exerce sur ses emprunteurs.

On pourrait aussi poser la question de la nationalisation des entreprises qui appartiennent à cette nouvelle race de patrons que Jacques Chirac lui-même a qualifié de « voyous » (voir l’exemple de Metal-europe), celles qui veulent aller planter leurs choux ailleurs que sur le territoire de la mère patrie ... Une telle orientation aurait un double effet : la menace de la nationalisation contraindrait un grand nombre de chefs d’entreprises et d’assemblées d’actionnaires à avoir un comportement nettement plus « citoyen », puisqu’on nous a rebattu les oreilles avec « l’entreprise citoyenne ».

Des citoyens libres dans une république libre

Le seul socialisme n’est défendable que s’il procure un gain de liberté. On ne troque pas la liberté contre l’égalité - ni l’inverse d’ailleurs. Jean Jaurès faisait remarquer que si la république fait de n’importe quel ouvrier un roi dans l’arène publique, dès qu’il franchit la porte de l’usine il redevient esclave. Le droit du travail en protégeant le travailleur salarié contre l’arbitraire patronal s’inscrit pleinement dans la conception de la république comme non domination. Mais une république sociale pourrait un peu plus loin qu’un droit du travail qui vise surtout à assurer une protection minimale contre les empiètements récurrents du capital.

Comme nous n’avons dit plus haut, l’appropriation sociale ne se limite pas à la nationalisation - même si cette dernière en est presque toujours la condition - mais elle doit s’accompagner de mesures qui permettent la participation des travailleurs à la direction de l’entreprise.

La propriété signifie en effet une liberté essentielle. Celui qui est privé de la propriété des moyens de production, c’est-à-dire de la maîtrise des moyens d’assurer sa propre vie est privé de quelque chose d’essentiel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, souvent, les ouvriers rêvent de « se mettre à son compte ». En étant propriétaire, on n’a pas de patron, on n’est plus soumis directement, dans la vie quotidienne, au caprice d’un autre. La propriété protège son titulaire contre les ingérences non désirées de la part des autres. C’est là le noyau rationnel de la pensée libérale et, si on veut reconstruire une alternative socialiste, une perspective politique émancipatrice, il faut l’admettre une bonne fois pour toutes et en tirer les conséquences.

La première de ces conséquences est que l’appropriation sociale ne doit pas rester un mot creux : elle est un véritable transfert de propriété, c’est-à-dire de pouvoir de décider en faveur de ceux qui sont aujourd’hui privés de propriété et de pouvoir de décision sur leur propre travail, c’est-à-dire sur l’essentiel de leur vie. Ensuite, il faut aussi protéger les individus contre le patron individuel mais aussi contre le patron collectif, contre la « tyrannie de la majorité ». Cela suppose un certain nombre de garanties individuelles, l’existence de syndicats indépendants et la pleine liberté de constituer des syndicats. En effet, le point de vue des représentants élus des salariés en tant que responsables de l’entreprise et le point de vue des salariés en tant que producteurs ne coïncide pas nécessairement. En outre une majorité peut toujours adopter des mesures qui lèsent gravement les intérêts de la minorité, ainsi qu’on l’a vu lors de certains accords d’entreprise sur l’application des 35 heures.

Ce qui est vrai au niveau de la gestion des entreprises l’est également au niveau de la société dans son ensemble. Même un État républicain (l’histoire l’atteste suffisamment) peut se transformer en une forme de gouvernement autoritaire, pour les meilleures raisons du monde. Le gouvernement de la majorité est bien un gouvernement démocratique, mais c’est loin d’être une garantie de protection de la liberté. Comme le disait le républicain anglais Harrington, « ceux qui font les lois dans une République ne sont que des hommes » et par conséquent pour assurer que la liberté de chaque particulier soit celle de la République, il est nécessaire que celle-ci soit « un empire de lois et non d’hommes » . Cela signifie 1° qu’il y a un certain nombre de principes constitutionnels intangibles qui figurent en gros dans les déclarations des droits de 1789 à 1946 ; 2° qu’il y a des procédures à respecter qui seules définissent la légalité d’une décision. Comment être sûr que l’égalité reste garantie ? Le moyen d’assurer l’égalité « est connu même des petites filles » : « on a donné à deux petites filles un gâteau à partager entre elles : afin donc que chacune puisse avoir ce qui lui revient, l’une dit à l’autre “Partagez et je choisirai ou je partagerai et vous choisirez.” » Cette procédure doit garantir l’impartialité. Elle implique évidemment la séparation des pouvoirs : les députés ne sont pas en charge d’exécuter la loi qu’ils votent.

Il faut également admettre comme un principe constitutionnel le droit de propriété - nous avons précisé plus haut les conditions particulières de la nationalisation et celle-ci ne contredit pas le droit de propriété - et, également, la liberté d’entreprendre : chacun doit pouvoir s’il le veut construire sa propre entreprise et proposer ses productions aux clients sans s’épuiser en paperasseries. La supériorité du principe de « l’association des producteurs » ne peut provenir d’un décret législatif ou de mesures coercitives. Le socialisme doit faire la preuve de sa supériorité dans les faits : l’association des producteurs permettant une motivation supérieure des producteurs associés devrait in fine se montrer plus productive tout en respectant les orientations générales adoptées au plan politique par la collectivité.

(*) Les grandes lignes de cet article seront reprises et développées dans un ouvrage à paraître en septembre 2005 (éditions Armand Colin).


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