Mauro Calise, enseignant en Sciences politiques à l’université Frédéric II de Naples, donne une édition augmentée de son livre sur le « parti personnel » publié en 2000 pour la première édition. Un ouvrage bref qui s’inscrit dans la tradition de la philosophie politique italienne (et assimilée), celle de Pareto, Michels ou Mosca, ou plus proche de nous Bobbio et dont le premier maître est Machiavel. S’intéresser à la « realtà effettiva delle cose », autrement dit, pour parler comme Spinoza cette fois, ni rire, ni pleurer mais comprendre. Le point de départ de la réflexion de Calise est le phénomène Berlusconi : en quelques mois, en l’an 1994, Silvio Berlusconi, entrepreneur richissime, à la tête du groupe Fininvest, omniprésent dans les médias et l’édition en Italie, mais aussi dans bien d’autres secteurs, crée presque de toutes pièces un parti politique, Forza Italia qui remporte les élections. Une armée de professionnels, œuvrant avec la discipline entrepreneuriale bouleverse l’échiquier politique italien, signant l’arrêt de mort des « partis dinosaures », la DC, le PSI et le PCI. « Le succès du parti personnel est lié à la parabole, longue et tenace, de Silvio Berlusconi. C’est avec lui que, dans le jargon courant, le terme a été identifié ». Mais si l’exemple italien semble le plus net, Calise montre qu’il s’agit d’un processus général, commun à presque toutes les démocraties. Il rappelle le cas du parti créé par le milliardaire américain Ross Perot et analyse assez longuement la transformation du vieux Labour en « New Labour ».
Par-delà les spécificités italiennes, c’est en effet un phénomène général. Dans une première étape, la démocratie ne connaissait en matière de partis que des rassemblements plus ou moins informels derrière des notables. L’apparition des partis de masse, intermédiaires entre le peuple et les instances étatiques est un phénomène plus récent. Le prototype de ces partis, que Calise mentionne à peine d’ailleurs, est le SPD d’avant la Première Guerre mondiale, une organisation considérable numériquement et par ses ramifications dans le monde ouvrier et qui a été le terrain d’étude privilégié de Robert Michels. C’est à propos du SPD qu’il a formulé la « loi d’airain » de l’oligarchie, c’est-à-dire la tendance au conservatisme des appareils des organisations, indépendamment de l’idéologie professée (voir sur sujet on pourra consulter notre article sur La théorie des élites). Les grands partis démocrates et républicains sont une autre forme de ces partis de masse et la première République italienne a été dominée par la Démocratie chrétienne, exerçant le pouvoir central et souvent alliée au PSI, et, dans l’opposition le PCI qui revendiquait jusqu’à 2 millions d’adhérents et un tiers des électeurs, au plus haut niveau de l’ère Berlinguer. Calise expose le processus et les causes de ce déclin de dinosaures, avec pour conséquence la montée des leaders, des chefs charismatiques, une ascension qui ne concerne pas seulement les leaders nationaux, mais aussi les leaders locaux, pas seulement les grands partis, mais aussi les petits – en Italie, c’est le cas de Idv (Italia dei valori) construit autour de la personnalité de Di Pietro. C’est aussi largement le cas de Sel autour de Vendola, ou en France le PG autour de Jean-Luc Mélenchon.
Les caractéristiques de ce déclin des dinosaures ou de leur profonde mutation, dans le cas du New Labour, sont schématiquement celles-ci : affaiblissement du lien avec le ou les groupes sociaux que le parti est censé représenter, notamment avec la diminution parfois drastique du nombre d’adhérents, professionnalisation des dirigeants et rôle accru des experts et notamment des cabinets de consultants en communication, soumission aux sondages. Les partis, s’ils ne disparaissent pas, deviennent toute autre chose que ce qu’ils ont été. Ils vivent de l’occupation de l’appareil d’État au lieu de vivre du soutien de leurs militants. Ainsi Calise note les nouveautés introduites par le fait qu’aujourd’hui « les partis sont l’État » :
« La première est la croissante professionnalisation des partis, où diminue le poids des activistes volontaires et croit celui des personnes dont l’unique occupation et source de revenu est représentée par le travail dans le parti. En apparence, un tel phénomène n’est pas inédit, parce que l’avènement des partis de masse marqua l’affirmation d’une classe politique faite d’hommes d’appareil dont la fonction était justement d’organiser le parti de manière différente de celle des politiciens du XIXe siècle, sortis du moule des notables. Les politiciens par vocation, disons, ont été remplacés par des politiciens de profession. En réalité le changement actuel modifie substantiellement le tableau dressé au début du siècle avec les vieux professionnels des partis. À la différence de leurs ancêtres, les nouveaux professionnels des partis passent beaucoup moins de temps à l’intérieur de l’organisation, au contact avec les militants ou employés à d’interminables discussions idéologiques dont la fonction était de légitimer le leadership. Les nouveaux professionnels ont une spécialisation différente : dans leur curriculum prévaut l’expérience à l’intérieur des institutions étatiques. »
Pour cette raison le financement des partis est de plus en plus un financement public. Les partis, rappelle Calise, étaient des associations privées et c’était la condition de leur autonomie à l’égard d’un État souvent hostile – car les premiers partis de masse furent des partis ouvriers – et ce besoin de financement induisait un prosélytisme actif. L’étatisation des partis politiques amoindrit considérablement cette exigence. Avec précaution, Calise remarque que « le relâchement des barrières entre État et parti ne facilite certes pas la sauvegarde de l’honnêteté des politiciens ».
Un des passages les plus intéressants du livre de Calise est celui qu’il consacre au « fantasme de Rousseau ». On pourrait croire que la démocratie directe est plus démocratique et permet de s’opposer efficacement à la bureaucratie des partis. Mais il n’en est rien : Calise montre comme le « directisme », avec l’élection directe des maires et la multiplication des référendums, a été un facteur de déclin des vieux partis et un tremplin vers les « partis personnels ». Selon une vieille loi (qui remonte à Platon et Polybe), cette démocratie directe, cette démocratie par excès ouvre la voie au retour des chefs. Mais à la différence des chefs des années 30, ce sont maintenant des « princes démocratiques ». Un autre aspect que souligne Calise est l’autonomisation des élus locaux qui découle de la « révolution des maires ». Chaque maire étant maintenant l’élu direct du peuple, il dépend beaucoup moins de l’appareil du parti qui le soutient et beaucoup plus de son rapport direct avec les citoyens de sa ville. Cette évolution n’a pas eu que des effets négatifs : elle a revitalisé la vie locale, « l’Italie des mille clochers » et renoué avec la tradition médiévale des « Comune » qui n’était jamais tout à fait morte. Calise parle de l’Italie, mais cela pourrait s’appliquer à la France : le PS est très largement devenu une confédération de baronnies, plus ou moins autonomes, appuyées sur les régions, les départements ou les grandes villes. Calise note ceci : « Les nouveaux chefs ne sont pas en rupture avec la démocratie, au contraire, par beaucoup d’aspects ils en incarnent l’extrême développement. Ils jouissent d’un ample consensus populaire, sous une forme toujours plus plébiscitaire et sondocratique qui ne peut toutefois pas être taxée de violer le principe de base de la démocratie, l’investiture par une partie majoritaire des électeurs. » Et il ajoute : « Les nouveaux leaders accèdent au pouvoir forts de deux éléments clés de la postmodernité : avant tout, la capacité de refléter et d’interpréter cette centralité de l’individu qui est le trait culturel émergent, à cheval sur les deux millénaires. Anticipée par les révolutions thatchérienne et reaganienne, déclinée dans l’idéologie rampante du néolibéralisme, l’explosion narcissique du moi est la plate-forme sociale qui relance le pouvoir personnel comme modèle de leadership. » Le complément de cette explosion du moi est l’exposition du corps du leader, « nouvelle icône de la communication de masse. » Il ne s’agit pas d’incriminer seulement les manipulations des chefs, mais de comprendre que cela correspond à une époque où chacun peut exhiber son visage sur ce gigantesque panneau publicitaire qu’est Facebook. La « macro-personnalisation » correspond à la diffusion de la « micro-personnalisation ».
Mais le « parti personnel » est confronté au problème du déclin et de la disparition inévitable du chef. Reprenant le thème fameux des « deux corps du roi » de Kantorowicz (« le roi est mort, vive le roi ! »), Calise souligne que le parti personnel ne dispose pas de ce corps immortel qui transcendait le corps mortel du roi. C’est pourquoi, comme le dit encore Calise, à son stade ultime le parti personnel est à la fois l’emblème et l’épilogue du corps politique. C’est pourquoi la fin annoncée du leader fait ressurgir la guerre entre les petits chefs qui veulent devenir grands.
Le travail de Calise débouche sur la conceptualisation de ce que l’on pourrait appeler le « bioleadership », en décalquant l’expression sur le biopouvoir de Michel Foucault. Une lecture trop unilatérale de Weber avait conçu la modernité comme le développement de la planification rationnelle bureaucratique et nous nous trouvons désemparés devant ce surgissement du pouvoir nu de l’homme sur l’homme, comme pouvoir personnel incarné dans le corps physique et il ne s’agit pas d’un retour en arrière, mais bien d’un processus enraciné dans l’évolution même de nos sociétés de moins en moins fondées sur le consensus et le territoire et de plus en plus sur l’opinion et la possibilité de voir et d’être vu sur les réseaux de télécommunication.
Au total donc, un travail stimulant qui nous évite justement la trop grande personnalisation des jugements politiques incite à la prise de distance à l’égard des emballements à l’égard de tel ou tel nouveau chef, petit ou grand. Si Calise parle principalement de l’Italie, il n’est pas difficile de transposer ses analyses à la France, car en parlant des chefs petits et grands, c’est de notre histoire actuelle dont il s’agit.
Article et recension intéressants mais bien peu réjouissants si nous n'avons plus en stocks pour tri et choix dans l'hypermarché de la vie sociale que des partis personnalistes, bientôt ou déjà acquis seraient les faits que ne nous resteraient plus dans ce vaste monde que l'individualisme et l'égocentrisme et de temps à autres quelque temps libre pour lire des livres papier et puis quelques articles sur la toile tissée par l'araignée ? 1 corps ou quasiment 2 dans une seule carapace Caïman ? double binette ou ski zoo freine mal articulés ? la double nature du chef (ou triple nature) ça me rappellerait bien quelque souvenir mais d’en dire un mot ou 2 ou 3 serait hors sujet alors voici plutôt ici un « corps simple » : « Berlusconi, Le corps du chef » de Marco Belpoliti, Nouvelles éditions lignes, 2010 ---) http://www.editions-lignes.com/BERLUSCONI-LE-CORPS-DU-CHEF.html », je ne sais si ce serait intéressant et tout aussi réjouissant à se procurer que ce livre traduit de l’italien par Jean-Pierre Cometti « auteur de nombreux essais, chroniqueur à La Stampa et à L’Espresso, Marco Belpoliti dirige l’édition des œuvres complètes de Primo Levi aux Éditions Einaudi. Depuis la parution très remarquée du présent ouvrage en Italie, en 2009, il avait fait paraître : Senza vergogna et Pasolini in salsa piccante, aux éditions Guanda... » si clic sur le lien du ci-dessus peut se lire en écho de recension un mot d’Umberto Eco in L’Espresso. Quoique le monde 19/11/10 signale en conclusion de sa recension de ce livre ceci bien inquiétant contrôle du Caïman «… Iconoclaste et pertinent, cet ouvrage est une archéologie du berlusconisme, à l'heure où s'écrit sa fin probable. Tellement iconoclaste que la maison d'édition transalpine Einaudi (en partie contrôlée par M. Berlusconi) n'a pas jugé bon de le publier comme elle l'avait fait avec les précédents livres de Marco Belpoliti… ». Et bien que ce ne soit pas le sujet peut-on se demander Où va la Corée bi-partitionnée ?