Sans reprendre toute l’histoire de la création de l’État d’Israël, rappelons que les attitudes tranchées, pour ou contre le sionisme, n’ont pas toujours prévalu. Le premier État à avoir officiellement reconnu Israël fut l’URSS et l’État hébreu était plutôt bien considéré à gauche, notamment parce que des Juifs socialistes ou sociaux démocrates avaient joué un rôle clé dans sa construction et que les mouvements palestiniens hostiles au « foyer national juif » (constitué avant la seconde guerre par la déclaration Balfour) étaient du mauvais côté, ayant manifesté leur soutien aux nazis et cherché des accords avec eux. Israël fut même, un temps, l’un des modèles d’un socialisme non étatique et non bureaucratique. Le kibboutz israélien était l’un des pôles de la réflexion autogestionnaire, avec l’autogestion yougoslave et les essais d’autogestion dans l’Algérie de Ben Bella. Une des grandes figures intellectuelles de l’anti-impérialisme militant, Jean-Paul Sartre, fut, sa vie durant, et même après son épisode « mao », un ami constant de l’État d’Israël. Le dépérissement des kibboutz, la transformation d’Israël en un État capitaliste comme les autres, notamment après que les travaillistes qui le dominaient depuis sa création ont dû céder le pouvoir au Likoud, mais aussi surtout le développement des mouvements de la résistance palestinienne et les deux « intifadas » ont modifié du tout au tout cette situation.
Historiquement, le sionisme n’est rien d’autre que l’idéologie nationale du peuple juif, c’est-à-dire l’ensemble de récits largement mythiques au travers desquels s’est constituée l’identité nationale juive. Il se développe d’ailleurs au XIXe siècle comme une des expressions des mouvements nationaux européens et a pu prendre son plein essor avec l’apparition de mouvements antisémites de masse – à distinguer de l’antijudaïsme chrétien traditionnel – révélés par l’affaire Dreyfus en France puis par l’antisémitisme allemand, dont les premières manifestations systématiques datent du milieu de la première guerre mondiale. De nombreux juifs doivent alors faire le constat que l’assimilation – idéal révolutionnaire démocratique – semble avoir échoué. Le discours ultra-minoritaire des amis de Herzl commence alors à trouver un certain écho. Après la première guerre mondiale, on voit même apparaître un nationalisme juif fasciste ou fascisant, celui de Jabotinsky, fondateur de la « Légion juive » qui n’hésita pas à s’allier aux dirigeants pogromistes ukrainiens par anticommunisme. Son mouvement est à l’origine du Betar et de l’Irgoun, une organisation terroriste d’où est issu le Likoud.
Deux remarques s’imposent. La première est que le sionisme est né en Europe et fut longtemps le propre des Juifs d’Europe et il s’inscrit dans des mouvements d’idées proprement européens. Il a comme tous ces mouvements une composante plutôt égalitariste et populaire et une composante nationaliste autoritaire. On retrouverait sans peine les mêmes tendances dans le panslavisme ou dans le nationalisme français ou dans les mouvements nationaux polonais, irlandais, basques, etc. La deuxième remarque est qu’une partie des Juifs d’Europe orientale a été longtemps réfractaire au sionisme. Ce fut le cas du Bund, un mouvement ouvrier, marxisant, principalement basé en Pologne et qui joua un rôle important dans la résistance juive au nazisme et notamment dans l’insurrection du ghetto de Varsovie. L’extermination des Juifs d’Europe orientale a entraîné la disparition du Bund, les survivants, à quelques exceptions près, émigrant en Israël.
Politiquement, l’État d’Israël trouve sa légitimation théorique dans le sionisme, lui-même largement enraciné dans une théorie de l’unité ethnique du peuple juif, théorie dont Shlomo Sand (Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008) a démonté les rouages. Pour l’examen du contenu de l’idéologie sioniste, il suffira de lire le livre de Sand.
L’État d’Israël, indépendamment de son idéologie présente des traits particuliers qui le rattachent aux autres États colonialistes issus des colonies de peuplement : les États-Unis, le Canada, l’Australie ou l’Afrique du Sud ou la plupart des États latino-américains. Dans tous ces États, les colons s’assurent la prééminence et les conflits avec les peuples autochtones sont endémiques. Des situations de domination et de ségrégation perdurent. Aux États-Unis, les Amérindiens ont été pourchassés, exterminés et finalement réduits à une condition misérable dans des réserves – même si les gouvernements états-uniens au cours des dernières décennies ont tenté de réparer au moins moralement les crimes commis à l’encontre des tribus indiennes. À l’opposé, en Afrique du Sud, les Noirs, demeurés majoritaires, ont fini par l’emporter après avoir subi une cruelle oppression, notamment pendant la longue période de l’apartheid. Certes les structures fondamentales de la propriété n’ont pas été touchées, mais le gouvernement de l’ANC – sur lequel il y aurait beaucoup à dire – a fait de la RSA, création des colons Blancs l’État de tous les habitants d’Afrique du Sud, et d’abord des Noirs.
Comparaison n’est pas raison, mais l’examen objectif montre qu’Israël n’est pas une exception contrairement à ce que pensent, pour une fois d’accord, sionistes et antisionistes. La véritable différence entre Israël et ces États, c’est que premier semble sinon légitimé, du moins excusé par le déchaînement de l’antisémitisme et l’extermination des Juifs d’Europe. Du slogan sioniste « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », la première partie est indubitablement erronée – sauf à exclure les Palestiniens de la communauté des nations – mais les classes dirigeantes européennes ont tout fait pour rendre évidente la deuxième partie.
Israël est un État oppresseur d’un autre peuple mais ce n’est pas une exception et on s’étonne parfois de la focalisation des haines sur Israël au point que certains de ses défenseurs y voient la manifestation de l’éternel antisémitisme, ce qui n’est pas totalement déraisonnable. Par exemple, la Turquie, base de l’OTAN et grand allié d’Israël opprime sans remords sa minorité kurde sans que cela provoque beaucoup de réactions en dehors des milieux de l’immigration kurde. La Chine se conduit en puissance impériale au Tibet avec la bénédiction d’une partie de la gauche. Les classes dominantes du Nord-Soudan ont mené une guerre atroce contre le Sud et l’on n’a pas vu beaucoup de défilés pour protester contre le gouvernement islamiste de Khartoum. Les Tchétchènes sont victimes du chauvinisme grand-russe et on se contente de quelques remontrances à l’égard des maîtres du Kremlin. Enfin, on ne peut tenir le compte des guerres injustes menées par les USA, des dictateurs qu’ils ont soutenus – et parfois abandonnés par la suite, au prix d’une nouvelle guerre : Noriega, Saddam Hussein –, et des massacres, disparitions, enlèvements, tortures organisés avec la complicité des services secrets US et de leurs professeurs de torture. Mais tout se passe comme si Israël devait être le bouc émissaire, chargé de porter tous les crimes de tous les impérialismes. Ce qui est très exagéré.
Ainsi, on voit même fleurir ici et là des analyses qui font des États-Unis la marionnette du sionisme. La politique de l’impérialisme US serait dictée par le lobby sioniste opérant à Washington et relayant les dirigeants de l’État israélien. C’est évidemment une plaisanterie – d’assez mauvais goût. Le gouvernement israélien soutient inconditionnellement Washington parce que sa survie économique et militaire en dépend. L’administration US soutient presque aussi inconditionnellement Israël parce que ce pays leur sert de tête de pont dans toute région et de gardien de leur intérêts, notamment pétroliers. Cependant, cette idée selon laquelle le lobby sioniste contrôlerait Washington entre malencontreusement en résonance avec la propagande antisémite traditionnelle qui dénonçait le « complot des Juifs » qui veulent se rendre les « maîtres du monde ». Après la révolution russe, la théorie du complot devait d’ailleurs s’enrichir puisque l’extrême-droite fasciste cibla ses coups contre « le complot judéo-bolchévique ». Il est vrai que les Juifs étaient très nombreux à la direction du Parti de Lénine : Trotsky, Zinoviev, Kamenev … sans parler de Lénine lui-même qui avait un grand-mère juive.
Pour manifester leur colère contre la politique israélienne, nombreux sont ceux qui dénoncent le « génocide » des Palestiniens mené par l’État hébreu. Là encore, on dit vraiment n’importe quoi. Les fautes, les injustices, les massacres et les crimes de guerre commis par l’armée israélienne sont assez nombreux et assez graves pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en rajouter. Quand la guerre menée par les islamistes du GIA fait cent mille morts en Algérie en une décennie, faudrait-il aussi employer le mot de « génocide » ? Ce n’est pourtant pas un génocide. Peut-être faut-il qualifier de génocide les massacres des Arméniens sur ordre du gouvernement turc, encore qu’il ne s’agisse pas d’un génocide au même sens que le génocide des Juifs par les nazis. Ces derniers voulaient faire disparaître non seulement le peuple juif mais aussi les juifs en tant qu’individus. Le gouvernement turc voulait faire disparaître le peuple arménien en le dispersant, mais il n’est pas sûr du tout que si mêlait, de manière consciente et planifiée, la volonté de faire disparaître tous les Arméniens en tant qu’individus. Les dirigeants du Rwanda ont sans doute conduit un génocide contre les Tutsis en 1994. Il y a quelque chose qui ressemble à un génocide rampant dans la longue guerre de conquête et d’occupation menée par les colons européens des États-Unis contre les peuples autochtones d’Amérique du Nord. Mais, ici, la planification systématique fait trop défaut pour qu’on puisse parler sans nuance de génocide. De même, les centaines de milliers de morts faits par la guerre d’Algérie ne relèvent pas de l’intention génocidaire. La bête et criminelle volonté de dominer suffit. La guerre d’Israël contre les Palestiniens ressemble, par bien des aspects, à la guerre des Yankees contre les Amérindiens mais en moins meurtrier et sans l’élément raciste dominant aux États-Unis. Elle peut s’apparenter à celle du gouvernement d’Ankara contre les Kurdes ou du gouvernement russe contre les Tchétchènes. Tout cela est hautement condamnable, moralement et politiquement, tout cela mérite qu’on agisse. Mais parler de génocide avec l’intention évidente de faire un parallèle avec le génocide des Juifs, c’est faux et absurde et surtout cela contribue à entretenir le révisionnisme rampant des Européens(*) : si les Juifs aussi sont génocidaires, cela excuse par conséquent le génocide véritable qu’a été l’extermination des Juifs d’Europe, conduite par le gouvernement nazi mais exécuté avec la complicité de larges fractions des appareils d’État (et parfois des peuples) des autres pays d’Europe et sous l’oeil pendant longtemps indifférent des États-Unis. Enfin, on remarquera que les massacres parmi les plus massifs de Palestiniens sont le fait du gouvernement de Jordanie, pays majoritairement peuplé de Palestiniens et qui a procédé à une répression sanglante du soulèvement révolutionnaire de septembre 1970, rasant les camps de réfugiés et tuant des milliers de victimes civiles (10.000 selon les sources palestiniennes).
On peut refaire l’histoire autant qu’on le veut, se dire que les Palestiniens n’avaient pas à payer pour les crimes des Européens, que l'on pouvait installer un État juif sur le territoire d’un Land allemand, etc. Mais Israël est un fait. Sur le plan international, en l’absence de loi commune et de pouvoir reconnu par tous et capable de se faire obéir, seuls les faits comptent, seuls les faits font droit. Et il est absurde de mettre en cause le droit à l’existence d’Israël. Du point de vue de l’esquisse de droit international que sont les résolutions de l’ONU, la partition de la Palestine est également reconnues par la plupart des États. Comme tous les États au monde, l’État d’Israël s’est institué par la violence et par la guerre. La seule question est de savoir comment concilier le droit d’Israël avec le droit à la nation et à l’État-nation du peuple palestinien. L’OLP avait jadis soutenu l’idée d’une Palestine unitaire, laïque et démocratique. C’était à l’époque où les courants chrétiens et marxistes jouaient un rôle souvent décisif dans l’organisation. Abstraitement parlant, cette revendication était juste, dressée à la fois contre l’État d’Israël comme « État juif » et contre les monarchies arabes musulmanes. Mais ce n’était qu’une perspective abstraite que ni le contexte politique ni l’état même de la société israélienne ne rendaient praticable.
Depuis, la situation s’est largement dégradée. La montée du fondamentalisme islamiste avec le Hamas (un mouvement encouragé par les alliés des États-Unis et les services israéliens) fait pendant à la croissance d’une mentalité « pied-noir » chez les Israéliens, pendant que la décomposition de l’OLP et notamment le discrédit et la corruption de sa principale composante le Fatah privent les Palestiniens d’une direction capable de se faire entendre sur l’arène internationale. Pourtant les conditions de la paix sont connues : le retour d’Israël dans les frontières reconnues internationalement, c’est-à-dire celles d’avant 1967, la création d’un État palestinien en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem-Est, le démantèlement des colonies et l’établissement de relations de collaboration entre l’État hébreu et l’État palestinien – Shlomo Sand et de nombreux intellectuels pacifistes israéliens manifestent leur préférence pour un État confédéral entre Israël et la Palestine. On commence aussi à discuter, en Israël même d’une modification de la nature même de l’État israélien. Celui-ci aujourd’hui est un État juif, confessionnel, dans lequel seuls les Juifs sont véritablement des citoyens de plein exercice (même si l’égalité des droits est formellement reconnue) puisque les lois fondamentales définissent Israël précisément en référence à la religion juive, avec une place centrale accordée aux autorités religieuses rabbiniques en matière de mariage et de divorce. Les ultras, comme le ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman, veulent accentuer ce caractère confessionnel en exigeant des citoyens arabes israéliens un serment de fidélité à Israël – on demanderait en fait à un musulman de jurer fidélité à la religion juive… C’est si manifestement contraire aux droits civils élémentaires que même le gouvernement de droite ne semble pas trop pressé d’avancer dans cette voie. À l’opposé, des partisans de la paix et israéliens démocrates avancent l’idée que l’État israélien doit d’abord faire la paix avec ses propres citoyens arabes en laïcisant la constitution et en mettant israéliens juifs et israéliens musulmans arabes sur un pied d’égalité. Alors qu’Israël se propose d’adopter une constitution en bonne et due forme, des batailles importantes se jouent sur cette question. La droite souhaite renforcer le caractère confessionnel (théocratique) de l’État alors que des voix se font entendre pour laïciser les institutions et que des comités de citoyens arabes ont proposé de faire reconnaître Israël comme « État bilingue et multiculturel ».
Les partisans de la stratégie du pire, surtout ceux qui mènent toutes les guerres de la planète sans quitter jamais les salles de rédaction et les cafés parisiens, prônent des solutions « radicales ». C’est exactement à l’encontre de cette stratégie du pire qu’il faut aller. La guerre ne profite, en dernière analyse, qu’aux dominants et aux exploiteurs, quelle que soit leur nationalité ou leur religion. Et comme personne ne peut vouloir la paix des cimetières, il faut chercher la conciliation des droits et tenter de faire entendre raison aux parties en conflit.
(*) Le vieil antisémitisme n’a pas désarmé. « La Shoah en tant que telle est une invention juive », a déclaré le 25 janvier 2010 un évêque polonais à la retraite sur un site catholique traditionaliste italien (www.pontifex.roma.it). A deux jours du 65e anniversaire de la libération du camp d'extermination d'Auschwitz, journée mondiale de l'Holocauste, ce genre de déclaration ne facilite pas les relations entre catholiques et juifs. Mgr Tadeusz Pieronek, évêque de 75 ans, qui fut ami du pape Jean Paul II et l’ancien secrétaire et ex-porte-parole de l'épiscopat polonais, rajoute dans sa déclaration : « Eux, les juifs, jouissent d'une bonne presse parce qu'ils sont soutenus par de puissants moyens financiers, un énorme pouvoir et l'appui inconditionnel des Etats-Unis et cela favorise une certaine arrogance que je trouve insupportable», il nuance enfin ces propos « Certes, tout cela ne dément pas la honte des camps de concentration et les aberrations du nazisme ». (Lu dans le bulletin de la Libre Pensée)
Juste un champ de 2 liens bleus en rajout, La Paix maintenant ? Un jour viendra couleur..? avec 2 Peuples 2 Etats ?
« La veuve de Moshé Dayan : Israël ne sait pas comment faire la paix par Gideon Levy Haaretz, 27 août 2009
article originel source : "Moshe Dayan's widow: Israel doesn't know how to make peace" Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques] http://questionscritiques.free.fr/edito/haaretz/Gideon_Levy/Ruth_Dayan_Israel_280210.htm « …La veille de l’interview, Maariv a publié un poème déchirant qu’elle a écrit... Moshé Dayan disait toujours que j’étais romantique. Dans les lettres qu’il m’écrivait de prison, il disait toujours qu’un jour nous atteindrions un état de tranquillité et que je m’assiérais à ses côtés et que je tricoterais pour lui. Et je porterais mon kilt écossais. Les gens avaient l’habitude de dire que j’étais d’extrême gauche, mais j’aime ce pays…»