On peut reconstituer les cheminements intellectuels. Il y a d’abord ceux qui n’ont rien oublié et rien appris et cherchent seulement les moyens de survie de leurs croyances sérieusement ébranlées par l’histoire. Mais ils ne sont qu’une petite minorité vieillissante – les héros de 1968 ne sont plus de la première jeunesse. Mais la vieillesse est propice au gâtisme.
Il y a ceux qui constatent que l’effondrement de l’URSS et du « socialisme réellement existant » s’est accompagné d’une offensive massive du capital contre le travail. Au fond, pensent-ils, c’est la peur de l’URSS qui contraignait les capitalistes à faire des concessions au mouvement ouvrier des pays occidentaux. La social-démocratisation (quels que soient les gouvernements) des pays capitalistes avancés est vue comme un paradis perdu et naturellement, après coup, ceux qui en profitaient, voudraient revenir à cet équilibre de la « guerre froide » qui n’avait pas que des mauvais côtés. D’où la volonté de maintenir coûte que coûte la théorie des « deux camps », contre tout bon sens. Ici et là on voit fleurir l’idée absurde qu’existerait une sorte de ligne de front de résistance à l’impérialisme, dans laquelle prendraient place la Chine, la Russie de Poutine, l’Iran d’Ahmadinejad, les mouvements islamistes, singulièrement le Hamas et Hezbollah, Cuba et le Venezuela. Toute critique ou tout mouvement contre l’un des piliers de cet axe est interprétée comme une aide apportée à l’ennemi et vous vaut d’être voué aux gémonies. Les meilleurs esprits se font régulièrement embrigader dans cette géopolitique idéologique fruste (Losurdo, par exemple).
Certains considèrent que, puisque la croisade menée par les impérialismes dominants sous la bannière de la liberté conduit à la guerre, au chômage et à la destruction de toutes formes d’action commune des peuples, il faut cesser de prendre l’idée de liberté au sérieux et sont donc prêts à soutenir tous ceux qui luttent contre les croisés de la prétendue « liberté de la race des seigneurs » (pour reprendre l’excellente expression de Losurdo dans sa Controstoria del liberalismo). Losurdo est d’ailleurs un cas intéressant. Voilà un homme dont le travail philosophique est souvent remarquable, mais qui, comme beaucoup de communistes italiens, est incapable de tirer jusqu’au bout le bilan du passé stalinien, parce qu’il a peur de suivre le chemin calamiteux qu’ont suivi les dirigeants du PCI, passés avec armes et bagages aux côtés des capitalistes ; c’est pourquoi il s’accroche désespérément aux lambeaux de ses croyances passées.
Bien souvent les trois motivations s’entrecroisent. Il est d’ailleurs possible que la nostalgie stalinienne soit un phénomène générationnel, celui d’une génération victime des ruses de l’histoire et qui a vu les contestataires d’hier devenir les porte-plume, porte-drapeau ou porte-flingues du « capitalisme absolu ». Mais au-delà de l’aspect générationnel, il y a des raisons de fond : le goût pour l’autorité, « l’amour du censeur », la servitude volontaire sont assez bien partagés, et peuvent trouver de l’écho dans les périodes de crise.
Il faut donc dire clairement les choses. Tous ces gens commettent des erreurs graves qui constituent sans doute un aide des plus précieuses pour les thuriféraires du capitalisme. Quand j’étais jeune, voilà bien quatre décennies, j’ai rejoint le mouvement trotskiste précisément parce qu’il refusait aussi bien l’impérialisme que le système stalinien. Et parmi les trotskistes, j’ai très vite opté pour ceux qui ne voyaient pas en Castro un « marxiste naturel » et un dirigeant révolutionnaire « sui generis », ni en Ho Chi Minh une réincarnation de Léon Trotski. Le mouvement trotskiste a commis beaucoup d’erreurs, il a été souvent aveugle devant la réalité, il a cultivé avec un soin jaloux le goût des sectes et des discussions byzantines, et avec cela la manie des scissions et des exclusions. Mais, avec les anarchistes et les communistes conseillistes, les trotskistes furent de ceux qui sauvèrent l’honneur du mouvement ouvrier quand tous les autres faisaient des courbettes devant le « petit père des peuples » et approuvaient purges et procès de Moscou, se roulaient dans la fange de dénonciations calomnieuses et des autocritiques quand ils n’organisaient pas les passages à tabac et les assassinats.
En 1968, quand les chars russes entrèrent à Prague, il ne manqua pas non plus de farouches anti-impérialistes pour nous déconseiller de manifester notre soutien aux jeunes et aux travailleurs tchèques qui se heurtaient aux chars du « socialisme réellement existant » et nous sommaient de « choisir notre camp ». Il est vrai qu’en matière de camps, le « socialisme réellement existant », à Moscou comme à Pékin, s’y connaissait … et s’y connaît encore pour le deuxième. C’est aussi au nom de l’anti-impérialisme que Georges Marchais, « bilan globalement positif » à l’appui approuvait depuis Moscou l’invasion soviétique en Afghanistan. Et il ne manquait de bons esprits pour remarquer que le « progrès » était du côté des soldats soviétiques. Mais leur « progrès » apporté au bout des fusils se révéla un piège (consciemment tendu par les USA) dans lequel l’URSS s’embourba jusqu’à son implosion en 1991. Et de ce soi-disant progrès, de cet « anti-impérialisme » est né l’islamisme des talibans. On pourrait aussi parler de l’ex-Yougoslavie : Milosevic qui a, le premier, entrepris, avec le soutien des Anglo-saxons et des Allemands, la destruction de la fédération yougoslave, s’est trouvé transmué un peu plus tard en héros anti-impérialiste. La dialectique de l’histoire est cruelle, mais elle n’empêche pas les petits soldats idéologiques occidentaux d’en suivre aveuglément tous les méandres, eux qui ne risquent jamais leur vie sur les champs de bataille et pour rien au monde ne voudraient vivre dans les pays qu’ils glorifient.
Je ne reprends pas ici les analyses que j’ai déjà faites sur l’anti-impérialisme réactionnaire du Hamas, du Hezbollah ou du régime des mollahs. On les retrouvera sur le site de « La Sociale ». il faut seulement aller au fond théorique de cette question. La seule légitimité du mouvement ouvrier organisé, depuis les origines, a été qu’il se voulait un mouvement d’émancipation, et non pas un mouvement du ressentiment contre ceux qui ont un plus gros portefeuille, pas ce communisme « grobianisch » contre lequel Marx portait de cinglantes critiques. Non! un mouvement d’émancipation, c’est-à-dire un mouvement dont l’objectif s’appelle liberté, un mouvement qui s’oppose au capitalisme non pas parce qu’il est libéral en soi, mais parce qu’il est libéral seulement pour quelques-uns et tyrannique pour la majorité. L’exploitation capitaliste, ce n’est pas que le patron gagne plus que l’ouvrier. Quand on lit Marx
– ce que, hélas, les prétendus marxistes ont rarement fait – on voit tout de suite que pour lui le problème du capitalisme, c’est le capital, c’est-à-dire la formule A-M-A’ qui résume à elle seule la transformation de la force de travail en marchandise et la soumission réelle du travail au capital. « L’expropriation des expropriateurs » – la révolution sociale – ce n’est rien d’autre que le mouvement qui brise cette soumission. Mais évidemment remplacer les capitalistes par une caste de bureaucrates et remplacer l’argent par les immenses privilèges en nature dont jouissaient et jouissent les dirigeants dans les pays du socialisme réel ne supprime pas l’exploitation. Vieille plaisanterie : qu’est-ce que le capitalisme ? C’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Qu’est-ce que le socialisme ? L’inverse …
Marx était tellement persuadé que le communisme serait porteur d’une plus grande liberté individuelle pour chacun qu’il envisageait même, et sans doute à tort, le dépérissement de l’État, c’est-à-dire le dépérissement de toute forme d’obéissance politique. En tout cas, que le « passage au socialisme » (en fait Marx
ne parle jamais de socialisme mais de communisme) puisse se payer de la fin des libertés « bourgeoises », la liberté de penser, d’écrire, de former des partis, cela ne lui serait jamais venu l’esprit, lui qui vers la fin de sa vie envisageait une transition pacifique vers le communisme via la démocratie parlementaire.
De ces considérations élémentaires, tirons quelques conséquences. La première est que « l’antilibéralisme » est ânerie. Sauf quand cela vient des fascistes, corporatistes et autres amateurs du sabre et du goupillon (fût-il « marxiste »). Il nous faut au contraire, comme Gramsci le proposait, assumer l’héritage du libéralisme, alors que le capitalisme cherche à le réduire au libérisme – c’est-à-dire à la liberté des capitalistes d’exploiter sans entrave – et, pour cela, liquide les libertés libérales élémentaires. La surveillance généralisée, les caméras à tous les coins de rue, le test ADN, la mise sous tutelle de la presse, la police partout et la justice nulle part, est-ce du libéralisme ? Évidemment, non. Au nom de la lutte contre le terrorisme, contre l’insécurité, etc., tous les gouvernements de pays dits démocratiques ont commencé à mettre en pièces l’État de droit tel qu’il avait été pensé par Montesquieu, Tocqueville ou Stuart Mill. Si on prend le cas français, la constitution est essentiellement antilibérale puisque la séparation des pouvoirs y est purement formelle et que selon les vœux du général de Gaulle, l’exécutif l’emporte systématiquement sur les autres pouvoirs. Alors qu’un vague équilibre avait pu, partiellement, s’établir pendant les périodes de cohabitation, grâce au mandat de cinq ans (Chirac) et à l’inversion du calendrier électoral (Jospin), on ne risque plus la cohabitation et donc on a l’interprétation la pire de la constitution, celle que joue Sarkozy, mais sachant qu’il ne fait que mettre en musique la partition que les autres avaient écrites à l’intention de leurs successeurs. Dans cette situation, la seule revendication sérieuse serait une revendication libérale, c’est-à-dire une révision constitutionnelle en profondeur qui garantisse la séparation des pouvoirs. Il est par ailleurs ahurissant de voir le désintérêt des gens qui se disent de gauche pour des questions aussi décisives que celles de la réforme de la magistrature avec la disparition du juge d’instruction et la centralisation de l’enquête sous la direction du parquet qui dépend directement du gouvernement. Mais les « révolutionnaires », les « marxistes », la « gauche de gauche » se désintéressent royalement des questions constitutionnelles et plus généralement des questions du droit.
Deuxième conséquence. Appliquons le principe spinoziste : ce que je pense bon pour moi, je dois le vouloir pour les autres. Ceux qui pensent que la liberté de la presse, l’abolition de la peine de mort, le droit syndical, les élections libres, la sûreté, c’est-à-dire la protection contre l’arbitraire étatique, sont des bonnes choses pour eux-mêmes doivent les vouloir pour les autres, c’est-à-dire pour les Chinois, les Iraniens, les Cubains, etc.. L’indifférence avec laquelle la « gauche » française (mais elle n’est pas la seule) laisse fusiller les syndicalistes iraniens, ne peut que donner des haut-le-cœur. Le véritable internationalisme est là, la véritable fraternité des peuples est celle de la défense de la liberté. Comment peut-on prétendre être anti-impérialiste quand on soutient des régimes qui oppriment leur peuple et d’autres peuples. De quel droit lutterait contre les ingérences des USA partout dans le monde quand on soutient la politique du gouvernement chinois au Tibet ? Il était juste de manifester contre la guerre des États-Unis en l’Irak. Mais pour autant, Saddam Hussein n’était qu’un « fils de pute » des USA qui méritait d’être jugé par son peuple pour ses crimes innommables. Il est vrai que la mansuétude d’une certaine gauche à l’égard du tyran de Bagdad avait des bases matérielles, le régime baasiste ayant souvent arrosé divers partis de gauche. De même, s’il est absolument évident qu’il faut s’opposer à toute tentative militaire US ou israélienne contre l’Iran, quand le peuple iranien veut se débarrasser de ses chaînes, il est de devoir de quiconque a encore un peu de sens moral d’être aux côtés du peuple contre les « gardiens de la révolution » qui ne sont que les gardiens des intérêts financiers de la mafia au pouvoir. On ne peut pas non plus défendre à juste titre les revendications des femmes pour l’égalité et admettre sans broncher les diverses variétés d’islamisme. Quand un régime fait porter l’étoile jaune aux Juifs, on sait de quel régime il s’agit. Mais qu’est-ce qu’un régime qui oblige les femmes à porter des insignes de leur soumission ?
Troisième conséquence. Si la seule véritable motivation de la lutte contre la domination capitaliste, c’est la lutte pour la liberté, c’est que les inégalités menacent la liberté. La domination capitaliste suppose l’existence d’une vaste classe de dominés pour qui la liberté n’est qu’un mot. Mais pour cette raison un mouvement communiste républicain ne pourrait avancer qu’en s’appuyant sur le sens des responsabilités et la volonté des individus de prendre eux-mêmes leurs affaires en main. Non sur un bureaucratisme abêtissant, sur une protection infantilisante, mais sur les initiatives individuelles, le sens de la coopération et l’entraide. C’est pourquoi, comme celui de Marx
, le communisme qui peut renaître ne peut être qu’associationniste. Mais qu’est-ce que cet associationnisme ? Tout simplement la reprise de l’idée libérale de l’initiative individuelle et du sens responsabilité, mais non pas tournée vers l’égoïsme et la rivalité, mais vers l’entraide et le bien commun, résultat du bien de chacun. De ce point de vue, il n’y a nulle contradiction entre le plan socio-économique et le plan politique. La critique majeure qu’on doit adresser au « libéralisme politique » tel qu’il a été développé aux États-Unis par John Rawls ou Ronald Dworkin est précisément qu’il se cantonne à la politique stricto sensu en restant en gros indifférent à la « structure de base » (pour parler le langage de Rawls), coupant la philosophie politique de la philosophie sociale.
La voie proposée ici est celle d’un communisme républicain, qui n’est sans doute pas très éloignée du « socialisme libéral » de Carlo Rosselli, dans les années d’avant la seconde guerre mondiale (cf. note). Il ne s’agit de « construire » un projet, mais de partir de ce qui existe, et du mouvement pour la liberté qui anime notre histoire depuis peut-être un millénaire. Pas une utopie fruit des rêveries des ingénieurs sociaux, mais une politique pratique liée à des intuitions morales bien fondées.
NOTE : Dans un petit livre éclairant, Che cos’è socialismo liberale? Rosselli, Gramsci e la rivoluzione in Occidente (Piero Lacaita editore, 2002), Fabio Vander montre la convergence entre, d’un côté, la pensée stratégique de Gramsci sur la « révolution en Occident » et la « guerre de position » (par opposition avec la révolution en Orient, basée sur la guerre de mouvement) et, de l’autre côté, les théorisations de Carlo Rosselli sur le « socialisme libéral » – qui n’a rien à voir avec le social-libéralisme actuel. Avec son frère Nello, lui aussi militant anti-fasciste, Carlo Rosselli a été assassiné par la « cagoule » en 1937. Il avait été un des fondateurs du mouvement « Giustizià e libertà », l’un des plus importants mouvements antifascistes italiens.
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Merci Denis pour ce brillant éclairage sur la confusion actuelle. A l'heure où le monde est dans une vaste recomposition géostratégique, où la France va devoir faire des choix fondamentaux suite à l'implosion de l'Union Européenne, la question de la liberté et de la responsabilité individuelle est essentielle. Malheureusement, comme tu le souilignes, l'ensemble de la gauche (suivant la droite) se recroqueville dans une logique de blocs antagonistes, les citoyens étant sommés de choisir entre quelques caporaux candidats à la gouvernance mondiale ou nationale. Au lieu de proposer des solutions démocratiques pour que les citoyens dégagent eux-mêmes une alternative à l'ordre capitaliste actuel ( moyens juridiques, institutionnels, associatifs, etc...), ils sont dans une course à l'échalotte avec Sarkozy pour se disputer les places dans le monopoly mondial, l'extrême gauche se positionnant aux côtés des grands démocrates que sont Hu Jin Tao, Ahmadinejad et Chavez (ils n'osent pas trop parler de Poutine mais...). Aujourd'hui, tous ceux qui sont profondément attachés à la liberté et à la solidarité, tous ceux qui veulent réellement promouvoir l'émancipation et le progrés sont condamnés à une double tâche : combattre les forces capitalistes et combattre dans le même temps leurs opposants officiels qui font mine de les combattre tout en profitant d'une part (plus ou moins importante) de leur gâteau. Pour nous, en France, la voie est étroite. Je ne vois guère d'autre voie que ce que tu appelles le courant "associationiste". Et, pour le moment, l'expérience nous indique qu'il ne soulève pas les foules. Mais c'est cela ou intégrer des partis existants. Je doute que notre santé morale résiste longtemps à ce choix là.
Pierre