Ces analyses sont bien connues de ceux qui ont un peu de mémoire : elles dérivent des élucubrations de Mao Tse toung, dans De la contradiction, un texte remis à l’honneur récemment par les stars du communisme médiatique, Zizek et Badiou. Le problème, c’est que, comme toutes les œuvres du génial « grand timonier », c’est de la bouillie pour les chats, un brouet idéologique qui n’a d’autre fonction que de servir de couverture pseudo-théorique aux manœuvres de l’appareil, passant d’une stratégie à une autre, suivant les circonstances. Il ne vaut pas la peine de perdre une minute à réfuter la pensée de Mao : que nos « communistes médiatiques » essaient de nous présenter ça comme des œuvres à méditer en dit long sur les promoteurs de cette entreprise.
Constatons d’abord que le concept d’ennemi principal contre qui il faudrait soutenir un moindre mal est totalement indéterminé. Chacun peut y mettre ce qu’il veut. Au moment de la guerre froide les partis sociaux-démocrates et les syndicats qui leur étaient liés considéraient que l’ennemi principal était le pouvoir soviétique et ses ramifications dans les pays capitalistes. Non sans raison, ils observaient que là où le système soviétique dominait les syndicats indépendants avaient disparu et la liberté politique n’était plus qu’un souvenir. Si l’on pense que le socialisme est inséparable de l’activité démocratique de la classe ouvrière, les pays capitalistes « démocratiques » étaient donc un terrain plus favorable à cette activité que les pays dits communistes et par conséquent il n’était pas absurde de soutenir le moindre mal capitaliste démocratique comme l’ennemi principal soviétique. Inversement, lorsqu’on pensait, comme les communistes de l’époque, que le bilan du socialisme en URSS était globalement positif et même très positif, il était naturel de soutenir l’URSS et ses alliés contre l’ennemi principal américain... Autrement dit, il n’est aucun « ennemi principal » définissable en dehors d’un accord sur les valeurs essentielles qui doivent être défendues. L’un de mes correspondants italiens, exprimant un point de vue assez largement partagé dans certains milieux de ce qui reste de « marxisme » et de « communisme » après l’effondrement du PCI et de ses successeurs, soutient que les USA sont l’ennemi principal parce qu’ils « sont les gardiens d’une culture individualiste et néolibérale qu’ils veulent exporter dans le monde entier. On ne peut pas en dire autant de la Chine, de la Russie et de l’Iran. » Comme j’ai eu l’occasion de dire ce que je pense du vocabulaire « libéral » et de l’antilibéralisme, je n’y reviens pas. Mais les États-Unis ne sont ni libéraux, ni néolibéraux, ni individualistes, ils sont capitalistes et ce qu’ils défendent ce sont les rapports sociaux capitalistes et la place du capital US dans le système capitaliste mondial. Évidemment, si on part de cette caractérisation, la seule exacte, alors tout le raisonnement sur l’ennemi principal ne tient plus. Car la Russie est un pays capitaliste, où une petite poignée de magnats, organiquement liés à l’État, défend sa position dans le système capitaliste mondial. Il en va de même avec la Chine (40% des membres du PCC aujourd’hui sont des petits ou des grands entrepreneurs et il est fréquent que, dans les assemblées du PCC, on ne trouve plus aucun ouvrier). Quant à l’Iran, seuls les naïfs ou les agents stipendiés croient que Ahmadinejad est un religieux motivé par des raisons religieuses. Les « gardiens de la révolution » sont étroitement liés à l’un des cliques du capitalisme iranien, la mafia qui contrôle le pays et se partage les prébendes. On pourra tout aussi aisément montrer que le « socialisme bolivarien » n’est rien d’autre qu’un enfumage idéologique à l’abri duquel se cache une fraction de l’appareil d’État et de la bourgeoisie qui veut contrôler le pétrole – on pourrait trouver au demeurant des rapprochements intéressants entre le « socialisme bolivarien » et le péronisme première époque.
Si on admet cette analyse, une analyse menée en termes de rapports sociaux et non en se prenant pour des petits Clausewitz, alors il ne reste plus pour désigner l’ennemi principal que des relents politico-idéologiques douteux. La dénonciation de l’individualisme est particulièrement mal venue. Que l’on dénonce l’égoïsme, le « chacun pour soi » de l’idéologie bourgeoise, cela va de soi – ou du moi cela devrait aller de soi. Mais reconnaissance de la valeur de l’individu est acquis de civilisation auquel nous devrions être attachés comme à la prunelle de nos yeux. Pour Marx, si le capitalisme a eu un rôle historique progressif, c’est précisément en ce qu’il a préparé les conditions de l’émancipation de l’individu en l’arrachant aux relations aux relations patriarcales et féodales étouffantes. Sur ce plan d’ailleurs, Marx ne fait que suivre Hegel et reprend presque à la lettre les passages connus des Principes de la philosophie du droit consacrés à la « société civile bourgeoise ». Inversement, on pourrait montrer assez facilement, en suivant cette fois les travaux de la « théorie critique » et notamment ceux de Marcuse que le capitalisme tend à broyer impitoyablement l’individu, pour en faire un être prévisible manipulable par le marketing et privé de toute possibilité d’autonomie. Je ne vois donc pas bien en quel sens on pourrait accuser le capitalisme anglo-saxon de propager l’individualisme et défendre la soumission de l’individu propre par exemple à la tradition chinoise.
On peut essayer de définir la notion d’ennemi principal à partir de la défense des positions stratégiques d’une nation ou d’une série de nations. Mais là les choses deviennent franchement inextricables. On trouve par exemple, chez les antiaméricains italiens, des partisans d’une union européenne plus forte ou d’une union eurasienne – nous voilà dans le monde imaginé par Orwell, opposant Oceana à Eurasia. Ce genre de thèse est de la pure science-fiction ! On se contente en fait de reprendre de manière acritique le discours de certains partisans de l’intégration européenne qui prétendent construire une « Europe forteresse » pour concurrencer « l’hyperpuissance » américaine. Mais ces constructions chimériques ne tiennent pas devant les réalités, la « réalité effective des choses » comme le dirait Machiavel. Les Européens de l’Est ont tendance, et on les comprend, à considérer que l’ennemi principal est la Russie, qui est traditionnellement la puissance qui les a opprimés – pensons aux Polonais dont le philo-américanisme et la bigoterie catholique sont des manifestations indéniables de leur sentiment national et de leur volonté d’être libres. Les vieilles puissances impériales comme la France et l’Allemagne se résignent mal à jouer les seconds rôles et sont à intervalles réguliers secouées de velléités de réaffirmer leur ancienne prétention. Tous les présidents français, sous une forme ou sous une autre ont cherché à jouer cette carte, y compris le plus « américain » d’entre eux, Nicolas Sarkozy. Les Anglais ont d’autres intérêts qui ne s’identifient pourtant pas avec ceux des USA – même si, par esprit satirique, on dit parfois que le Royaume Uni est le cinquante-et-unième État de l’Union. Il existe aussi des antagonismes entre tous ces États. Les Allemands ont une politique russe systématique, orientée par leurs intérêts économiques et ils considèrent volontiers la Tchéquie, la Pologne ou la Hongrie comme leur « Hinterland » ; ils sont en revanche méfiants et volontiers arrogants à l’égard des pays méditerranéens et leur attitude récente vis-à-vis de la Grèce a remis brutalement en lumière certains traits du « Volksgeist » allemand assez peu sympathiques. Ajoutons que chacun cherche l’appui américain dans les conflits qui l’oppose aux autres.
Donc « l’ennemi principal » n’a pas beaucoup de soucis à se faire avec la « forteresse Europe ». En ce qui concerne les autres adversaires potentiels de « l’ennemi principal » américain (ou plutôt états-unien) les choses ne vont pas mieux. Il existe une contradiction réelle entre la Chine et les États-Unis puisque, à bien des égards, leurs intérêts entrent en conflit quand il s’agit de la domination du monde – l’action de la Chine en Afrique devrait montrer à ceux qui en doutent que l’Empire du Milieu semble avoir compris tout l’intérêt de l’impérialisme moderne. Mais d’un autre côté, ils se tiennent tous les deux par la barbichette. Les principaux investisseurs en Chine viennent des États-Unis et considèrent la Chine comme l’endroit idéal pour abaisser les coûts salariaux et d’un autre côté les Chinois sont les premiers créanciers des États-Unis et le créancier n’a aucun intérêt à voir son débiteur mettre la clé sous la porte. Un peu de dialectique n’a jamais fait de mal à personne : le rapport Chine-USA est l’unité d’une contradiction ! Ceux qui voient dans l’Iran un ennemi irréductible des USA se trompent également. L’Iran a tout de même passé un accord stratégique implicite avec les USA sur la question irakienne. Ce sont les États-Unis qui ont débarrassé le gouvernement de Téhéran de son principal ennemi dans la région et ont installé à Bagdad un gouvernement chiite plutôt favorable à l’Iran. Pour diverses raisons que j’ai déjà esquissées, le gouvernement de Téhéran doit garder une posture anti-américaine et anti-occidentale, mais c’est une posture qui lui permet de garder la mainmise sur l’État iranien et de défendre les intérêts de l’une des fractions du capitalisme iranien. Donc il se joue une stratégie de la tension dans laquelle chacun cherche jusqu’où il peut tendre l'élastique mais sans que jamais il ne casse. Mme Clinton l’a d’ailleurs répété: les États-Unis n’ont aucun plan d’agression militaire de l’Iran. La tension dans la région sert leurs intérêts mais la guerre les desservirait.
On sait aussi que la politique internationale est souvent un billard à plusieurs bandes. Ainsi les États-Unis ont-ils largement contribué à la naissance et au développement des mouvements islamistes radicaux que les benêts de la gauche « radicale » ou « marxiste-léniniste » soutiennent comme anti-impérialistes. C’est le cas des Talibans contre qui l’OTAN fait la guerre en Afghanistan tout en cherchant un accord avec eux – c’est en fait le but réel de la guerre aujourd’hui: non pas défendre la démocratie ou les droits des femmes mais mettre sur pied un gouvernement avec les talibans qui soit compatible avec les intérêts des États-Unis. En Algérie, pendant plus de dix ans, le GIA a ensanglanté le pays avec le soutien de l’Arabie Saoudite et des États-Unis qui y voyaient un bon moyen d’en finir avec la présence française de l’autre côté de la Méditerranée.
Au-delà des contradictions entre puissances étatiques, toutes capitalistes, il existe aujourd’hui un capital transnational et une large fraction de la classe capitaliste de tous les pays considère qu’elle a bien plus d’intérêts communs avec les capitalistes des autres pays qu’avec ses propres ouvriers. C’est évidemment ce que pensent les capitalistes américains qui délocalisent en Chine, les capitalistes français ou allemands qui s’installent en Slovaquie ou en Roumanie, les capitalistes russes qui investissent en France ou en Grande-Bretagne et ainsi de suite. Il faut encore une fois un peu de dialectique : le capitalisme est un système à la fois national et mondial. Michel Beaud employait la formule de « système national-mondial hiérarchisé ». Les particularités nationales, aussi importantes soient-elles, sont aujourd’hui le mode d’existence du système capitaliste international – pour comprendre cela logique de Hegel reste incomparable. Nos géopoliticiens révolutionnaires raisonnent comme si nous étions encore dans le « concert des nations » qui régit les rapports entre les États européens après la guerre de Trente ans et le traité de Westphalie. Ils feraient bien, eux qui se veulent des réalistes, de considérer la réalité effective des choses. Les deux guerres mondiales, la « guerre froide » et la décolonisation ont profondément transformés les rapports entre les diverses fractions nationales de la bourgeoisie. Lorsque Gianfranco La Grassa nous explique que la seule possibilité d’une crise révolutionnaire réside dans les contradictions entre dominants, il oublie seulement que si ces contradictions menacent réellement de tourner à la crise révolutionnaire, les dominants se réconcilieront derechef face au danger d’une subversion de l’ordre social. C’est d’ailleurs pourquoi La Grassa ne croit plus qu’à un communisme aléatoire...
Le point de vue géopolitique, ultime avatar de l’esprit « guerre froide », est donc archifaux. Si on veut maintenir le cap vers une véritable émancipation sociale et politique (et non servir de masse de manœuvre à un maître ou à un autre), il faut partir des principes que l’on doit défendre. Comme il n’y a pas d’émancipation hors de la création d’un espace politique où la liberté puisse exister, le premier de ces principes est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Ce qui signifie évidemment qu’on doit dénier aux grandes puissances le droit de se faire les gendarmes du monde. Si Cuba doit devenir démocratique, ce sera seulement par l’action des Cubains et non par celle des « marines » US. Si la démocratie doit advenir en Iran – et elle le peut et le doit – ce doit être par l’action du peuple iranien lui-même. Saddam Hussein, ce « fils de pute » des États-Unis méritait sans doute d’être pendu haut et court mais pas par les dirigeants USA qui l’avaient aidé à liquider le nationalisme socialisant et laïque et qui l’avaient soutenu contre l’Iran. La reconnaissance inconditionnelle du droit des nationalités s’applique aussi au Tibet ou à la Tchétchénie, à la Georgie ou à l’Ukraine …
En second lieu, pour garantir la paix, la meilleure solution est encore dans le fait que le peuple peut contrôler le gouvernement. C’est pourquoi la défense des gouvernements républicains s’impose. On devrait sans doute défendre Ahmadinejad si l’aviation US décidait de lui régler son compte. Mais on doit sans discuter être aux côtés du peuple iranien quand il veut lui régler son compte et établir une véritable démocratie. On doit cesser de justifier les gouvernements autoritaires ou tyranniques au motif qu’ils pourraient apporter plus de bien-être que les démocraties libérales. L’expérience montre que c’est faux. Et sur ce point quand Amartya Sen lie démocratie et développement économique et social, il a parfaitement raison. En France, les ouvriers ont une sécurité sociale, une retraite et l’école est gratuite, et en Chine il n’y a rien de tout cela. Et le problème numéro un de l’Afrique, ce sont les gouvernements tyranniques, appuyés du reste par les grandes puissances.
Si on maintient la perspective de l’émancipation sociale et politique, en se plaçant du point de vue des plus défavorisés, on doit définitivement admettre qu’un gouvernement républicain, garantissant les droits de la personne et disposant de recours contre le pouvoir est la solution la plus favorable. Seuls les gens qui vivent bien au chaud dans des pays démocratiques peuvent considérer avec mépris les libertés démocratiques « libérales », au demeurant bien menacées aujourd’hui même dans les pays de vieille tradition démocratique. La puissance des USA est certes un danger pour le monde, mais le premier allié que nous avons, c’est le peuple américain lui-même et l’anti-américanisme forcené est, de ce point de vue, non seulement absurde mais aussi parfaitement contre-productif.
Je reviendrai dans un prochain article sur une question qui est l’un des nœuds de cette affaire, la question d’Israël.
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Mots-clés : Italie, géopolitique, USA, Israël
On peut aussi considérer que ces prises de position nettes en faveur des peuples et de la démocratie pourraient bénéficier d’une écoute toute autre que les sornettes et autres acrobaties « dialectiques » de l’actuelle « gauche de la gauche » auprès du peuple qui, quoiqu’on en dise, ne s’en laisse pas si facilement conter.