Dalil Boubekeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris a publié une Proclamation le 30 Mars de cette année qui étonne par sa forme et son contenu. Cette proclamation donne surtout à lire en creux la tentation littérale et le retour vers des pratiques obscurantistes que connaît l’islam et que cette proclamation cherche à enrayer. Il est donc intéressant d’y revenir au lendemain du congrès de l’ex-UOIF, rebaptisée habilement Les Musulmans de France. Le texte du Recteur de la Grande Mosquée de Paris complète et tranche en tous cas avec les textes publiés précédemment, dont on peut en retenir deux, pour les comparer à cette Proclamation: la Charte du culte musulman en France, qui date de 1994 et la Convention Citoyenne des Musulmans de France pour le vivre ensemble, qui date de Juin 2014. C’est l’histoire d’un rapport de force entre la Moquée de Paris et l’ex UOIF qui semble perdu.
Au-delà du préambule, plus polémique et plus accusateur, cette Proclamation constitue une charte de bonne conduite pour les musulmans audacieuse. Dans la forme et le fond, elle tient de l’Appel, « clef rhétorique de notre culture politique. (…) Le levier d’une rhétorique de l’appel est éthique : l’appel offre une nouvelle ouverture au sens moral, celle qui conduit à un dépassement de soi à la fois territorial et mental. »1 Cette proclamation est d’ordre éthique. Elle rassemble les prescriptions essentielles et semble conjurer les musulmans d’adopter un comportement faisant à la fois honneur à un islam authentique mais aussi respectant les lois de la République. Mais le recteur ne dispose pas des moyens de donner une valeur légale, prescriptive ou coercitive à ce texte. En raison de la structure presbytéro-synodale de l’islam (absence d’une hiérarchie ecclésiastique), mais aussi parce que le Conseil Français du Culte Musulman, créé en 2003 et qu’il a présidé deux fois, a perdu en légitimité et est présidé désormais de manière collégiale et tournante, avec l’UOIF, qui le préside actuellement. Cette proclamation doit être lue. Son nom même signale une urgence, comme si se jouaient les derniers affrontements de la bataille culturelle, théologique et politique de l’islam de France face à l’ultra-orthodoxie de l’ex UOIF.
Le préambule évoque le développement de l’islamophobie et reprend le titre de l’ouvrage du politiste Thomas Guénolé, en évoquant un climat d’« Islamopsychose »2 : Cette proclamation évoque « une extrême diabolisation de la minorité musulmane : l'islamophobie. Cette dernière est la conséquence de l'islamopsychose, qui est une représentation délirante, c'est-à-dire déconnectée de la réalité, de ce que sont réellement l'islam et les Français de confession musulmane. » On lit plus loin une comparaison plus que discutable, mais qui, évoquant plutôt l’affaire Dreyfus, tranche chronologiquement avec la référence aux fameuses années trente et quarante : « l'islamophobie et l'islamopsychose françaises so[nt] de nos jours assurément comparables en gravité à l'antisémitisme français de la fin du XIXe siècle. » La proclamation n’en tire pourtant pas prétexte au conflit et fait le constat, en juxtaposant des termes que l’UOIF ne voudrait jamais voir ensemble, « que selon les enquêtes sociologiques disponibles les plus récentes, approximativement les trois quarts des Français de confession musulmane vivent déjà dans un islam paisible, tolérant, bienveillant, républicain et laïc. »
Comme les deux autres grands textes publiés en 1994 et en 2014, cette Proclamation réaffirme la tolérance et l’acceptation des autres religions, des fois autres, de l’athéisme et de l’agnosticisme. Mais, il n’est jamais fait référence au droit de changer de religion, tel que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales le consacre.3 C’est là un angle mort de tous les textes produits et des discours prononcés par les représentants des autorités musulmanes. Ce droit de changer de religion faisait initialement partie de la « consultation des représentants des principales sensibilités musulmanes sur l’organisation du culte islamique en France » lancée par le Ministre de l’Intérieur et des Cultes JP Chevènement en 1999, et que les représentants de ces sensibilités, dont ceux de la Mosquée de Paris et de l’UOIF, étaient invités à signer. Il a constitué un point de blocage et a été supprimé. Il est par conséquent absent du texte signé le 28 Novembre 1999.4 En dépit de ses prises de position claires, cette Proclamation ne lève pas ce tabou et cet impensé des autorités religieuses de l’islam de France.
Cette Proclamation présente une nouveauté concernant le voilement : elle n’en parle que très indirectement. Ce sujet est totalement absent de la Charte du culte musulman en France de 1994 et de ses 31 articles. Il est juste fait référence à l’affirmation de « la valeur de la pudeur » dans l’article 13. Les femmes ne font l’objet d’aucun article spécifique d’ailleurs et n’apparaissent pratiquement pas, à part une référence, salutaire, à l’égalité entre les garçons et les filles dans l’accès à l’enseignement, à l’article 8. La situation est très différente dans la Convention Citoyenne des Musulmans de France pour le vivre ensemble de 2014. La loi de 2004 sur l’interdiction du port des signes ostentatoires religieux à l’école ainsi que celle de 2014 sur l’interdiction du voilement intégral et l’obligation ‘d’accès au visage’ ont en effet été promulguées et appliquées. Ce pourquoi cette Convention précise dès son préambule, et c’est une nouveauté, que « les musulmans de France considèrent que le voile est une prescription religieuse. » La référence aux lois de 2004 et de 2014 est claire : « Si nombre d’entre eux ont pu vivre la loi sur l’interdiction du port du voile à l’école publique comme une injustice, ils respectent les choix de la communauté nationale. Les musulmans de France, suivant la position adoptée par la majorité des théologiens musulmans, considèrent que le port du « voile intégral » n’est pas une obligation religieuse. » Le sujet du voilement est suffisamment important pour faire l’objet d’une redite et d’un développement dans l’article 5 consacré aux tenues vestimentaires : « Pour la plupart des musulmanes, une tenue vestimentaire adéquate traduit, comme pour les autres religions, la dignité et la conformité à la tradition religieuse. Le voile est une prescription qui recommande au Prophète de « dire à ses femmes, à ses filles et aux femmes des croyants » (Coran 33-59), de l’arborer pour la réserve qu’il leur impose. » Mais le CFCM affirme encore la nécessité de respecter la loi du pays. La Proclamation de Dalil Boubakeur tranche en n’évoquant pas le voilement en tant que tel. On peut lire à l’article 17 : « Concernant les versets consacrés au devoir de chasteté et de pudeur en matière vestimentaire pour les hommes et les femmes, il faut retenir le principe général d'une tenue vestimentaire pudique en toutes circonstances, et non pas les vêtements précis qui sont cités. Il s'ensuit qu'hommes et femmes de confession musulmane ont simplement le devoir de s'habiller d'une façon décente. » Ces lignes tiennent plus de l’encouragement à l’introspection spirituelle qu’à la prescription vestimentaire dont nous étions coutumiers. Il est fait référence à la décence et à la pudeur. Ce qui laisse une large place à l’interprétation mais décourage clairement de porter des tenues spectaculaires par leur degré de voilement, comme le niqab.
Cette proclamation est intéressante par les sujets nouveaux qu’elle aborde, qui étaient absents des précédents textes tout simplement parce qu’ils ne constituaient pas des sujets. Leur évocation dans la Proclamation du Recteur de la Grande Mosquée de Paris indique que ces pratiques sont maintenant un sujet, c’est-à-dire que leur pratique plus importante les signale aux autorités religieuses. L’article 18 est rédigé ainsi : « Dans un esprit de contextualisation nécessaire aux pratiques de la foi musulmane aujourd'hui, les châtiments corporels, la polygamie, ne se justifient plus et n'ont plus lieu d'être. Dans le même esprit, l'égalité entre hommes et femmes s'impose. » On pourra toujours regretter que la disparition de telles pratiques soit ici lié à une obsolescence plutôt qu’à une interdiction claire. Mais c’est déjà beaucoup, et beaucoup plus que ce que Marwan Muhammed, porte-parole du CCIF a consenti à dire sur la polygamie : « Je ne condamne pas les choix personnels des uns ou des autres d'être homosexuel ou d'être polygame » avait-il répondu à JF Copé.5 Le fait d’en parler montre que ces pratiques se multiplient. C’est nouveau et c’est à relier avec le développement d’une religiosité plus littérale et radicale.
Dernier sujet qui mérite d’être souligné, le rapport à la liberté d’expression. La Convention Citoyenne des Musulmans de France pour le vivre ensemble de 2014 consacre un long article à l’islamophobie, sujet complètement absent de la Charte du culte musulman en France de 1994. L’article 10 de la Convention précise : « Régulièrement l’Islam est stigmatisé, présenté comme une religion incompatible avec la laïcité ou la démocratie. Certains écrits l’accusent même d’être une menace pour l’identité française. Si les musulmans de France approuvent la libre critique, ils récusent en revanche l’injure, la diffamation ou l’incitation à la haine religieuse. » Ce qui laisse la porte ouverte aux manifestations, au refus de caricature, au délit de blasphème. La Proclamation de la Grande Mosquée de Paris consacre à ce thème son article 14, extrêmement audacieux : « La France n'est pas une terre d'islam : elle est une terre où coexistent plusieurs religions dont l'islam, ainsi que des habitants qui sont athées ou agnostiques. Dans ce contexte, tout musulman doit évidemment respecter les valeurs et les lois de la République française. Par exemple, puisque le blasphème et la caricature religieuse sont autorisés par la loi française, l'on peut s'en déclarer blessé ou offensé mais il ne faut ni exiger leur interdiction ni réagir par la violence. Plus largement, bien évidemment, nul musulman n'a le droit d'exiger que la France modifie ses valeurs et ses lois pour convenir à sa propre foi, tout comme nul chrétien, nul juif, nul athée, nul agnostique, n'en a le droit. » On fera juste remarquer que le blasphème n’est pas autorité par la loi mais qu’il n’est pas interdit, ce qui est très différent. Et que cela relève déjà d’une interprétation religieuse que de qualifier de blasphème une critique, humoristique ou non, d’une religion.
Cet article est fondamental, parce qu’il rappelle et pose la primauté des lois d’un Etat laïque et respectant la liberté religieuse. Deux articles peuvent directement être reliés à l’actualité : L’article 13 sur les prières de rues, comme celles qui se sont tenues devant la mairie de à Clichy-sous-Bois récemment : « Comme le rappelle la tradition prophétique, la pratique de la prière ne doit en aucune manière produire du désordre ou du trouble ». Et l’article 22, sur la période du Ramadan qui entraine souvent des troubles du voisinage avec une vie plus nocturne : « En outre, le Ramadan implique que les musulmans fassent montre de respect à l'égard du voisinage : il ne faut pas importuner la population, notamment pendant la nuit. » C’est encore là une évolution notable vis-à-vis de la Charte du culte musulman en France de 1994, qui demandait des adaptations spécifiques dans l’article 31 : « Dans l’esprit des règles d’équité entre toutes les confessions dont la société et l’Etat français s’honorent, les Musulmans attendent qu’une conception compréhensive des modalités d’application de la loi permette à leur culte de s’y intégrer harmonieusement à son tour, comme tous les autres cultes. »
Cette Proclamation est audacieuse. Elle constitue l’une des dernières tentatives de construire un islam de France, loin de la tendance extrémiste de l’UOIF et du retour à des pratiques rétrogrades. Il y est question de spiritualité et d’authenticité, sans prosélytisme. C’est un élément positif mais qui inquiète aussi : l’Appel survient quand la guerre semble perdue.
1 Cahpitre puissance de l’Appel, in Paroles armées, comprendre et combattre la propagande terroriste, de P-J Salazar, Lemieux éditeur, 2015 p 109,110.
2 Fayard 2017
3 Article 9 – Liberté de pensée, de conscience et de religion : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. » La convention date du 4 novembre 1950, elle a été ratifiée par la France le 31 Décembre 1973.
4 Tariq Ramadan, Tareq Oubrou, Dalil Boubakeur, ce qu’ils cachent vraiment, de Lina Murr Nehmé, ed Salvator, 2017, p 53 à 57.
5 Octobre 2016, http://www.lefigaro.fr/elections/presidentielles/primaires-droite/2016/10/04/35004-20161004ARTFIG00011-un-debat-entre-jean-francois-cope-et-marwan-muhammad-tourne-a-la-foire-d-empoigne.php