PETIT POEME SANS TITRE[1]
Kurt Tucholsky
Lorsque les cours de la bourse s’effondrent,
chez la plupart l’inquiétude gronde ;
pour quelques autres, ça prospère.
Leur remède ? Vendre du vide.
Sans aucune vergogne, ils bradent tous ces riens
qu’ils ne possèdent même pas
provoquant eux-mêmes le chaos dont ils ont besoin.
Génial, n’est-ce pas ?
Plus encore ; en de telles circonstances,
ils encaissent le pèse avec ses dérivés :
Quand l’oseille frise la valeur du papier,
Ils se remplissent la panse.
Quelques banques viennent-elles à faire faillite,
les débiteurs n’ont plus qu’à ravaler leurs rires !
Maison hypothéquée ? Locataires, dehors !
Et si les grandes banques sont dans l’coup,
Le monde entier chavire,
tout excités, les spéculateurs jubilent !
L’ensemble du système serait-il menacé ?
On doit sévir, mais seulement ainsi :
Privés, les gains restent privés,
les pertes, l’Etat les encaisse.
Mais alors, l’Etat doit ouvrir crédit,
ce qui aussitôt ravigote les profits.
Ainsi, dans chaque pays,
Tient-on le gouvernement dans ses griffes.
Indistinctement, pour payer les pots cassés par ces truands,
les petits doivent casquer, pas seulement en Amérique !
Et lorsque les cours remontent, rouvre le bal.
Toujours, on redistribue les cartes à l’identique.
Jamais les masses ne devraient s’en laisser compter.
Qu’elles baissent la garde, on connaît la suite :
Une p’tite guerre…
Ein bisschen Krieg.
Traduction
de Gilbert Molinier
Comment enseigner l’histoire ?
Bien qu’on admette qu’un poème se suffit toujours à lui-même, on l’introduit souvent par ses circonstances. Par exemple, comment comprendre vraiment Le dormeur du val si l’on ignore que la tâche de sang -les deux trous rouges-, sèche encore entre France et Prusse depuis 1870…
Pour lire le poème suivant, écrit en vers, contre tous, traduit comme on l’a pu, il suffit de savoir qu’il a été écrit et publié en 1930 dans une célèbre feuille d’alors, Die Weltbühne, La scène du monde. Feuilleter aujourd’hui la Weltbühne, c’est vivre les derniers moments de l’esprit critique allemand, joyeux, cruel, sensuel avant le grand et définitif nettoyage… Définitif, c’est-à-dire à long terme irréversible !
Son auteur, Kurt Tucholsky, écrivain et poète, journaliste et critique, Allemand, Juif, Communiste -mais pas de ceux qui avaient « mis leur marxisme sous une cloche à fromages », est de la taille d’Heinrich Heine, auquel on le compare souvent. Grand maître de la langue allemande, jonglant du berlinois au yiddish, il fut, comme Karl Krauss à Vienne, le plus haï des écrivains allemands. Jamais les Nazis ne lui pardonnèrent, ni son élégance littéraire, ni sa supériorité intellectuelle, ni son persiflage. Il devait mourir ; il mourut.
Qu’en reste-t-il ? Anecdote. Pardonnez-moi ces choses un peu personnelles ! Comme je suis très inquiet pour mes placements en bourse -pas grand-chose, quelque cinq millions d’euros-, je consulte quotidiennement tous les sites boursiers internationaux-, notamment ceux de Wall-Street, où l’on peut trouver ce poème sans titre signé Kurt Tucholsky. Aussitôt, je l’ai envoyé à quelques amis allemands, vieux amis berlinois de vieille date. Pour voir…
… tout simplement pour savoir les circonstances posthumes de Kurt Tucholsky, de cette sorte de poésie qui n’hésitait pas à remuer la merde. Aussi pour savoir ce qu’il est advenu de certaines choses…
J’ai vraiment honte de devoir raconter ces choses si personnelles. Evidemment, j’aime mes amis, même mes amis allemands. J’ai la prudence de ne les aimer que par définition. Même si souvent ils trouvent que j’exagère dans tout ce que je leur écrit, même si souvent je les énerve… Nous nous retrouverons toujours dans ces espèces de cercles d’entraide pour lourds handicapés intellectuels, au restaurant, au café, à la maison, en vacances ensemble et tout çà.
Tous ces amis sont des intellectuels, tous ont brillamment réussi leurs examens universitaires, tous ont un métier qui les avantage -double avantage ; avantage bancaire, avantage de prestance.
Nous nous rassurons mutuellement, constamment. De leur côté, ils sont contents de connaître un Français qui peut causer quelques mots d’allemand ; ce dernier prétend être professeur de philosophie ; du coup, ils sont comblés ; phénomène obscur de la tâche d’huile : le prestige. Parlant avec un ci-devant professeur de philosophie à la française, cela dit toujours attentif, mais d’une autre oreille, ce qu’ils ne savent pas, ils sont contents. Ils ont eux-mêmes l’impression d’être philosophes français… Par mes titres de pitre, ils reçoivent un Persilschein, un brevet de bonne conduite. Tout ce passe comme si nous nous entendions à mi-mot. Pour cela, il suffit de parler de rien, c’est-à-dire, de ne jamais parler que du rien, les maladies qui envahissent petit à petit nos vieux corps, le dernier voyage qu’on entreprend direction le Chili ou le désert de Gobi... il faut bien remplir le vide de sa vie. Nous avons exclusivement des discussions potagères. La couleur et la fraîcheur de la salade est déjà un thème sérieux de discussion ; toujours suivent les questions de régime, de destruction de la planète… La salade se décline : elle peut être de tomates, scarole, etc. Ce qui nous donne le choix, entre vert et rouge, le droit d’exister et de combattre. Les variations de couleur de la salade est quasi la preuve ontologique de sa liberté. C’est l’alpha et l’oméga de leur monde ; c’est pourquoi nous n’avons jamais pu nous laisser aller jusqu’à parler ensemble du radis -rouge dehors et blanc dedans. Avec le radis, on entre aussitôt dans la dialectique, tout se met en mouvement. La vie grouille-t-elle ?, ils ont besoin du calme nécessaire au penseur. La contradiction, parce qu’anomalie de la pensée, leur est absolument insupportable.
De mon côté, je me réjouis de connaître d’aussi importants personnages ; à Berlin, quand le temps le permet, je suis souvent reçu sur leur terrasse. Et puis aussi, je les hais d’avoir en toute conscience renoncé à dire quelque chose de leur filiation. Petits bourgeois jusqu’à la moelle, ils veulent d’abord protéger leurs meubles.
Je leur ai donc envoyé la version originale du poème. Résultat. Il est bon qu’il n’y ait de mémoire que de rien.
A propos :
Elle, psychiatre, me renvoie par mail : « Espérons que Tucholsky se trompe… »
Lui, manager de manager, m’écrit : « Ce serait extraordinaire si un Tucholsky avait pu écrire ce texte. »
Elle encore, journaliste : « C’est merveilleux ! Comment un homme de cette époque pouvait-il comprendre quelque chose aussi bien que nous ? »
Elle encore, historienne à l’épais manteau de bêtise : « Comment pouvait-il être possible qu’à l’époque, quelqu’un pensât ?
Gilbert Molinier
P.S. : A table !
Ce matin du 11 novembre, je leur ai proposé l’exercice suivant : Lire le poème joint au petit déjeuner en dégustant un pain au chocolat, sinon, une partie de la saveur s’envolerait...
Confraternité avec le poète. Croquer dans le pain au chocolat au moment où Guillaume Apollinaire se ramasse un pain de dynamite dans la tronche... Sentir sa mâchoire éclater de tous les côtés, cela confère un goût étrange au chocolat fondant dans la bouche.
[1] Ce poème en vers écrit par Kurt Tucholsky fut publié sans titre (sic !) dans la Weltbühne en 1930, en plein cœur de la tempête boursière. Aujourd’hui, il circule sur de nombreux sites financiers internationaux, notamment ceux de Wall Street. La poésie serait-elle en voie de titrisation ?
"Leerverkauf" ça veut dire "vente à découvert", "shortselling" en anglais. C'est un terme technique de finance