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Comment parler de ces élections ? Comment en tirer un bilan ? Il faut commencer par cette tâche herculéenne, nettoyer les écuries d’Augias du cirque médiatique, tenter de démolir l’édifice de mensonges sous lequel nous croulons dès lors que nous nous référons aux sources ordinaires de l’information. Tous les lecteurs de « 1984 » – le chef-d’œuvre de Georges Orwell – reconnaissent à la lecture des journaux et surtout à l’écoute de la radio et des diverses variantes Télé-Sarkozy le monde familier de Winston Smith, le monde de la « double pensée », celui de l’identification des contraires (« la liberté, c’est l’esclavage ») et celui de la réduction drastique de la langue de telle sorte qu’elle ne permette plus d’exprimer des pensées contraires à la doctrine du grand frère qui veille sur nous et sur notre sécurité.
L’évènement majeur de ces élections, celui qui rend à peu près totalement ineptes tous les commentaires sur les résultats en pourcentage des uns et des autres, c’est l’abstention. 60% des inscrits n’ont pas pris part au vote. Si la démocratie, c’est le vote – ce qui est fort discutable mais que répètent à satiété les candidats à un fauteuil – alors on devrait surtout entendre des lamentations sur le délabrement de la démocratie. D’autant que les Français ne sont pas les seuls concernés. Les Allemands s’abstiennent pratiquement au même niveau que nous. Même là où le vote est obligatoire, comme en Grèce, l’abstention est massive. Les records sont atteints dans les ex-pays « socialistes » qui visiblement ne considèrent pas ces élections comme une chose sérieuse et leur rappellent peut-être les élections pour le parti unique et ses alliés dans le « bon vieux temps ».
L’abstention confirme indirectement ce que l’on sait par ailleurs : la méfiance instinctive des peuples à l’égard du « machin ». Consultés sur le TCE, Français et Hollandais avaient dit « NON ». Consultés sur le traité de Lisbonne, les Irlandais, seuls admis à cet honneur d’être encore un peuple à qui on demande son avis, on également dit « NON ». Et les enquêtes montrent que majorité des citoyens des nations européennes auraient donné des réponses identiques s’ils avaient été autorisés à se prononcer.Il faut donc partir de là : la majorité des Européens est soit hostile, soit indifférente à cette prétendue « Europe politique ». Les absurdes rêveries fédéralistes, point commun à Besancenot, Mélenchon, Aubry, Cohn-Bendit et Bayrou, n’ont aucune base réelle. Plus personne n’a envie de chercher à nos voisins des querelles d’Allemand, la guerre de Cent Ans avec nos vieux amis-ennemis d’outre-Manche n’est pas l’ordre du jour. Ceux qui peuvent voyager apprécient la fin des postes-frontières. Mais l’Europe politique, intégrée, celle qui s’occupe de tout et multiplie les directives contre les services publics et le droit du travail, cette Europe-là, personne n’en veut, sauf ceux qui en vivent, politiciens et technocrates. En gros, tout le monde veut vivre en bonne entente avec ses voisins, éventuellement arroser les fleurs et nourrir le poisson rouge pendant les vacances, mais chacun et très légitimement veut rester « maître chez soi ».
***Comment tirer d’autres leçons ? On pourrait penser que, abstention mise à part, ces élections nous laissent malgré tout une coupe de l’opinion publique, une sorte de gigantesque sondage. Mais ce n’est pas le cas. L’abstention est très différenciée : les jeunes (18-34) se sont bien plus massivement abstenus que le reste de la population (plus de 70%). On nous a abreuvé de belles paroles sur le prétendu européisme spontané des jeunes (abreuvés dès l’école par de hautes doses de propagande européiste). Il ne reste rien de ces fadaises. On sait aussi que les actifs (toutes classes confondues !) ont été bien plus souvent abstentionnistes que les retraités, que les pauvres se sont beaucoup moins rendus aux urnes que les riches (l’étude des votes par quartiers est révélatrice). Autrement dit, se sont rendus aux urnes les vieux retraités riches ! Chose intéressante : les partis appuyés sur la classe moyenne plus ou moins intellectuelle (les CSP+), comme le PS ou le MODEM subissent une défaite cinglante. Cela veut dire que l’électorat de ces partis les a lâchés et que même ce socle de l’européisme s’est affaissé. Lors du vote sur Maastricht, on disait que le clivage était entre les bac- qui avaient voté « non » (sous-entendu : seuls les incultes pouvaient être contre la pensée géniale des chefs socialistes et libéraux) alors que les diplômés votaient pour ce traité. Encore une belle construction qui s’est effondrée.
Il y a une constante européenne cependant qu’il faut relever : c’est la nouvelle étape vers la dislocation et la liquidation de la social-démocratie. On a opposé les échecs de l’archaïque PS français aux « partis sociaux démocrates modernes » du reste de l’Europe. Le New Labour de Blair/Brown est à 15%. La SPD participant au gouvernement d’Union nationale de Merkel est à 21%. Le PD italien, qui a accompli la mutation ultramoderne dont rêvent une partie des dirigeants du PS français, perd encore 10% par rapport aux dernières élections nationales et alors même que le parti de Berlusconi subit une érosion non négligeable. Seuls résistent le PASOK grec, mais ce n’est pas du tout, par son histoire, un parti social-démocrate comme les autres, et le PSOE qui limite les dégâts face à une droite empêtrées dans les scandales et qui beaucoup de mal à se défaire de son passé franquiste.
Tout aussi grave est l’échec des alternatives radicales à l’effondrement de la gauche traditionnelle. En Italie, les listes PRC/PCI tournent légèrement au-dessus de 3% soit un nouveau recul par rapport aux dernières élections. En Allemagne, Die Linke stagne et ne bénéficie pas du tout de l’échec de la SPD. Évitent la déroute, les vieux partis staliniens au Portugal et en Grèce. L’exemple français ne contredit pas ces analyses. Il faut vraiment vouloir se leurrer soi-même comme le font les dirigeants du NPA pour considérer que leur petit million d’électeurs est un bon départ… d’autant que la campagne « porte-voix des luttes » n’a pas marché du tout : il n’y a aucune corrélation entre le vote NPA et le vote ouvrier. Le même diagnostic s’applique au PG qui ne fait que maintenir le résultat de 2004 du PCF et n’a visiblement rien pris à l’électorat PS.
Dans ce monde d’illusions, la palme revient évidemment aux prétendus « vainqueurs », voire aux « triomphateurs » si on en croit les tabloïds déchaînés. La droite traditionnelle fait son plus mauvais résultat depuis que ces élections existent, car cette fois elle est unie et à l’exception de Villiers n’a aucune « réserve ». Autrement la « majorité présidentielle » vaut 28%+4% = 32%. On sait l’actuel titulaire du ministère de l’éducation (de moins en moins nationale) fâché avec les mathématiques, mais tout de même ! Il faut bien la veulerie des journalistes du « Monde » pour titrer sur le « triomphe » de l’UMP. Il faut la sarkoïsation accélérée de tout le monde de l’information pour soutenir que 32 = 50 – dans 1984, il y a un passage intéressant où Winston Smith est torturé pour lui faire avouer que 2+2=5 et qu’il n’existe pas de vérité objective et que la vérité n’est que ce que le « parti » a décidé. Nous y sommes. Après la suppression de la géométrie en seconde, les nouveaux programmes devront sans doute inclure 32 = 50.
Quant à Europe-Écologie, c’est un produit contingent d’une situation exceptionnelle, qui n’a gagné que sur les décombres des illusions du PS et de Bayrou. Mais Europe-écologie n’existe pas. Existe seulement un petit parti des Verts dont l’impuissance politique à long terme est avérée. Comment concilier le libéralisme BCBG de « Dany » avec ce qu’imposerait une prise en compte sérieuse de la défense de l’environnement ? Tout le monde sait que c’est impossible, sauf sur le papier. Bové est heureux, il sera député. Mais tout cela n’est qu’une imposture. Les vases communicants entre MODEM et Europe-Écologie peuvent fort bien fonctionner dans l’autre sens. Dans tous les cas de figures, ces formations expriment les rêveries consensuelles de la moyenne bourgeoisie qui veut concilier les extrêmes et prétend faire prévaloir les gens intelligents, raisonnables et convenablement policés en éliminant les conflits. Mais les conflits (on appelait ça jadis « lutte des classes ») sont inéliminables et la seule possibilité pour les éradiquer est la guerre à outrance des grands contre le peuple. Bref, la nouvelle alliance de gauche, l’alliance arc-en-ciel que Cohn-Bendit appelle de ses vœux est morte avant d’avoir le jour. L’expérience italienne dit quel est l’avenir de ce type de coalition.Quittons le terrain de la manoeuvre politicienne pour envisager l'avenir à l'échelle européenne. Les élections en Grande-Bretagne sont décisives. L'effondrement du Labour (parti européiste) et l'assurance de la prochaine victoire des conservateurs qui quittent le PPE pour former un nouveau groupe "eurosceptique", la montée du parti "indépendantiste" Ukip (Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni) qui devance le Labour, et enfin perçée électorale du BNP: voilà autant d'élément dont la première conséquence est que la Grande-Bretagne ne ratifiera pas le traité de Lisbonne. Et donc ces élections sonnent la fin de la "grande oeuvre" européenne du président français. L'UE restera régie par le traité de Nice dont tous disent pis que pendre. La crise pourrait bien éclater plus tôt que prévu.
L'analyse de Denis Collin a des aspects très justes et les contradictions soulevées ( notamment celles concernant la Turquie) ne manquent pas de pertinence. Néanmoins, elles concernent l'Europe..... libérale.... construite dès l'origine sur des bases économiques de libre-échange.
Je ne comprends toujours pas pourquoi l'Europe, par essence, serait contraire à un projet d'émancipation et à la pensée de Marx....L'Europe est un terrain sur lequel il faut avoir l'audace d'affronter le combat de classe, y compris au Parlement européen. Tout le travail de Francis Wurtz, par exemple, sur la directive "temps de travail" ou la "privatisation des ports" va dans ce sens
Toujours botter en touche en mettant dans le même sac les "européistes" de l'UMP au NPA est une analyse politique dangereuse et caricaturale( qui a mené Chevénement à une impasse politique, par exemple). Plus grave, elle conduit aussi à l'inaction politique et à " désepérer Billancourt"
Merci donc à Denis Collin pour ses références savantes à Marx, mais celles-ci devraient s'accompagner, pour être complétement " marxistes", d'un engagement politique concret. Or celui-ci est esquivé, texte après texte, et c'est bien dommage....
Dominique Lecomte, PCF, Villeneuve d'Ascq