Le Militant: Tu as appelé à voter Jean-Luc Mélenchon. Pour autant tu formules a posteriori une critique de la stratégie "front contre front". Peux-tu expliquer pourquoi ?
DC: Il m’a fallu un certain temps pour me décider à appeler à voter pour Mélenchon. Par déformation professionnelle, je me méfie de la rhétorique et je pensais que le succès populaire du candidat du Front de Gauche tenait pour beaucoup à la reprise d’une vieille chanson dont la musique est agréable aux gens d’âges murs, sans que nous soyons bien certains d’en comprendre les paroles ou de les partager… Néanmoins, dans une élection, il faut se décider. Comme le Front de Gauche se prononçait assez clairement sur l’Europe – critique du pacte de stabilité et remise en cause de toute la mécanique maastrichtienne – sur la politique étrangère (par exemple la sortie de l’OTAN) ou sur la nécessité d’en finir avec la Ve République, j’ai estimé qu’il fallait le soutenir, car ce sont, selon moi, les questions essentielles en cause aujourd’hui. Le cinéma anti Le Pen me semblait assez secondaire. Le problème est que dès la fin de la campagne, la rhétorique avait pris le dessus : Mélenchon enfilait les belles phrases, les proclamations triomphalistes (« l’histoire nous donnera raison ») et délaissait la réponse aux questions concrètes que se posent les travailleurs – et pas seulement les afficionados qui venaient au spectacle Mélenchon super star.
Le lendemain de l’élection présidentielle a confirmé ce pressentiment. On aurait pu s’attendre à que le Front de Gauche appelle ses électeurs (plus de 11% tout de même) à s’organiser, autour d’une perspective politique stratégique. On n’a rien vu de tout cela. Les boutiques qui composent le FdG n’ont aucune envie d’un dépassement de leur situation actuelle. Le PCF se croyait sauvé par le sauveur suprême Mélenchon et le PG s’apprêtait à encaisser les dividendes du résultat de cet attelage bizarre entre une sorte de gros groupe trotskyste à l’ancienne (le PG) et le vieux PCF aux os rompus et aux têtes chenues. C’est pourquoi l’élection présidentielle passée, nous avons eu droit à une nouvelle mise en scène : super Mélenchon contre l’horrible Marine Le Pen. On a trouvé Mélenchon courageux d’aller affronter la chef du FN à Hénin-Beaumont. Soit. Mais le courage au service d’une ligne politique erronée s’apparente, au mieux, à de la bêtise. Car en focalisant la campagne du FdG sur un « danger fasciste » inexistant (ou alors il faut changer de définition du fascisme), Mélenchon l’a fort opportunément détournée des questions essentielles : quelle était la tâche de la nouvelle Assemblée et du nouveau gouvernement ? Maintenant que le spectacle est terminé et que le rideau est tombé, on voit bien que ce sont pas les hordes lepénistes déferlant sur les locaux des syndicats qui constituent le question de l’heure, mais la capitulation rapide de Hollande face à Merkel : abandon des euro-bons, acceptation d’une plus grande intégration politique européenne, c’est-à-dire d’une discipline d’acier sur le modèle de celle qu’on impose à la Grèce, et bien sûr les conséquences sur la politique intérieure : pas de revalorisation du SMIC (le « honteux » 0,6%), coupe dans les effectifs de la fonction publique (on parle du non-remplacement de 2 fonctionnaires sur 3, sauf sans l’éducation nationale et la justice), impuissance face aux restructurations industrielles (pourquoi l’État n’exproprie-t-il pas Doux sans indemnités ?) et austérité sur toute la ligne. Même sur ce qui ne coûte rien, la morale, on est déjà en pleine reculade avec 4 nouveaux ministres inutiles (38 ministres pour un gouvernement prétendument « resserré » !) et la distribution des prébendes et sinécures qui a commencé. Qui va ramasser les fruits pourris de tout cela ? Mme Le Pen, évidemment ! Et elle pourra se vanter d’avoir été la seule à dénoncer la dictature de l’Europe et de ne pas faire partie du système.
Mélenchon a cru aux vertus de la société du spectacle. Il a joué habilement des médias – sous couvert d’une critique dont la violence, parfois, laissait entrevoir le tempérament politique profond de l’homme. Traiter des journalistes de l’Express de « fascistes » rappelle fâcheusement le temps où le PCF qualifiait de « fascistes » tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui. Mais la société du spectacle est cruelle pour ceux qui n’en tirent pas toutes les ficelles. Il est clair que même sur son objectif de faire reculer le FN, le candidat du FdG a échoué. Il a siphonné les voix de l’extrême-gauche, plus groupusculaire que jamais, mais n’a pas réussi à récupérer les voix ouvrières parties dans la nature ou au FN. Les législatives confirment cette analyse. Le PCF perd plusieurs députés. Les députés réélus comme Chasseigne ou Bocquet sont souvent des députés plus que réservés à l’endroit de Mélenchon. Jusqu’à Marc Dolez, le seul député PG élu, qui avait publiquement marqué ses désaccords avec la stratégie Hénin-Beaumont.
On a le sentiment d’un beau gâchis. Il existe incontestablement un électorat critique du PS qui refuse la politique hollandaise aujourd’hui, royaliste ou jospinienne hier. Mais à cet électorat on ne propose au fond que de rejouer une histoire passée depuis longtemps ! Si on ne s’adresse qu’à la gauche convaincue, à ceux qui connaissent par cœur tous les couplets de l’Internationale, on est certain d’aller droit dans le mur. Il faudrait s’adresser à tous, et en premier chef à ces « petites gens » (y compris parmi les immigrés) qui votent FN parce qu’ils sont abandonnés de tous, parce qu’ils sont hors des circuits du monde mondialisé. Il faudrait élaborer un programme minimum qui puisse rassembler chômeurs, salariés, travailleurs indépendants et laisser de côté toutes les âneries « sociétales » (euthanasie, mariage gay, lesbienne, bi et trans, et aux calembredaines de la même farine) pour se concentrer sur les questions sociales, ce qui suppose le refus de la discipline européenne et au premier chef aujourd’hui la discipline germano-anglo-saxonne. En se concentrant sur ces questions, il est certain par ailleurs que le FN reculerait très vite
Propos recueillis par Raymond Debord
La Sociale - Un danger fasciste inexistant : "La Sociale - Un danger fasciste inexistanthttp://la-sociale.viabloga.com/news/un-danger-fasciste-in"