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Sarkozy et Berlusconi: les "soeurs latines" face aux mêmes problèmes

Petit essai de politique comparatiste

Par Denis Collin • Internationale • Samedi 10/10/2009 • 0 commentaires  • Lu 2579 fois • Version imprimable


La France et l’Italie entretiennent depuis longtemps des relations intimes. Parmi les « sœurs latines », ces deux-là ont souvent mêlé leurs destins pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, c’est aujourd’hui. Que le président français ait épousé une femme issue d’une riche famille italienne n’est qu’un clin d’œil supplémentaire à ces histoires croisées qu’il faudrait écrire, ce qui excéderait le cadre de cet article. Tenons-nous en à un exercice de comparatisme politique : Berlusconi et Sarkozy sont dans le même bateau et quand une certaine opinion française s’esclaffe devant les déboires sexuels et financiers du « Cavaliere », on a bien envie de lui dire « de te fabula narratur », c’est de ton histoire dont il s’agit.

La parenté Berlusconi-Sarkozy a été revendiquée longtemps par l’actuel occupant de l’Élysée et Berlusconi se plaignait en plaisantant que le président français ait copié sur lui toutes ses méthodes pour gagner en politique. La personnalisation à outrance, la feinte familiarité, l’exposition sans vergogne de sa vie privée (seulement quand ça l’arrange évidemment), la transformation intégrale de la politique en spectacle, l’embrigadement des médias au service du chef, le goût du luxe ostentatoire et les amitiés tapageuses avec les grosses fortunes, voilà des traits communs qui concernent la « com’ ».

Mais il est en d’autres qui concernent le fond politique. Berlusconi et Sarkozy sont, à la fois, des représentants insolents de l’oligarchie financière, de la ploutocratie comme on eût dit jadis, et des leaders « populistes »: ils sont, l’un et l’autre, particulièrement doués pour exploiter un certain ressentiment populaire, c’est-à-dire essentiellement ouvrier, contre « le système », contre l’État bureaucratique et contre les fractions de la classe dominante qui ont gouverné depuis 1945 sous des habits de droite comme sous des habits de gauche. Cette aptitude à se tenir en apparence en équilibre au-dessus des classes signe le caractère bonapartiste des deux dirigeants – bonapartiste au sens que la tradition marxiste a attribué à ce terme après les géniales analyses de dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte.

Notons cependant que ce trait bonapartiste ne leur est pas propre. C’est même une caractéristique de tous les gouvernements des vieilles « démocraties » autant que de la Russie de Poutine. Jean-Pierre Raffarin, qui n’est pourtant pas une lumière reconnue en matière de sciences politiques, le disait dans une interview récente et il considérait que cela découle des conditions modernes de l’exercice du pouvoir. Il faisait ainsi remarquer les similitudes entre Blair, Sarkozy et Obama (voir Le Monde du 19 septembre 2009). Rien n’est plus pertinent : en dépit des constitutions profondément différentes, de traditions politiques souvent opposées, ces trois pays en viennent à avoir une pratique très convergente de l’exercice du pouvoir. Comme le dit bien l’ancien premier ministre: « nous vivons une mutation institutionnelle. Nous sommes entrés dans un système que j'appelle la « république du leadership ». Le président concentre ses pouvoirs, assume ses responsabilités, communique sa politique et va même jusqu'à, en partie, animer l'opposition. Il est au coeur du système et, au total, les Français acceptent bien, en période de crise, ce mode de fonctionnement car il est lisible, efficace et lève certaines hypocrisies institutionnelles. C'est un système politique que Tony Blair a installé, que Barack Obama pratique, qui correspond à une certaine modernité : une personne incarne une politique. »

Être « au cœur du système », c’est l’obsession du président français et du « Premier » italien. Il est vrai que, pour l’animation de l’opposition, Sarkozy semble mieux réussir que Berlusconi – ce dernier n’a pas réussi de débauchages importants dans les rangs du PDi. Mais ce parti est dans une telle crise, une crise bien plus profonde que celle du PS français, que même le débauchage n’y a aucun intérêt. Il faut cependant noter que les passerelles existent entre la majorité berlusconienne et l’opposition « PiDiste ». Le président italien, Napolitano, un vieux stalinien reconverti en dirigeant « social-démocrate » et même « démocrate » tout court, a couvert autant qu’il l’a pu son premier ministre. Gianfranco Fini, le dirigeant de l’ex-Alleanza Nationale, a été l’invité de la dernière fête de L’Unita à Bologne et s’est même payé de luxe d’y faire un discours de « centrosinistra » pour revendiquer plus d’ouverture et une meilleure garantie des droits des immigrés – c’est vraiment le monde à l’envers ! L’intégration de la gauche au fonctionnement du système est très ancienne et il n’est guère nécessaire d’idéaliser le PS d’Épinay, le PCF de Thorez et Marchais ou le PCI de Togliatti et Berlinguer... Mais ce qui est nouveau – et peut-être dangereux à terme pour le système lui-même – c’est que ces partis ne peuvent même plus canaliser la révolte sociale et donner l’illusion d’un changement social possible. Comme le disent Massimo Bontempelli et Marino Badiale, « tous les gouvernements et toutes les forces politiques significatives dans les pays occidentaux sont complétement subordonnés aux liens et à la comptabilité du capitalisme globalisé et de l’empire états-unien. »ii Sur ce plan, l’Italie semble avoir une longueur d’avance: les DS (ex-PCI) ont fusionné avec les démocrates-chrétiens de la Margheritta pour former le PD, un peu comme si le PS avait fusionné avec le MODEM. Ce qui fait qu’il n’y a plus de parti qui se dise de « gauche » représenté au Parlement italien. Mais la propulsion de Strauss-Kahn à la tête du FMI et sa transformation en candidat socialiste officiel, présenté par Sarkozy, montrent que de ce côté-ci des Alpes, les choses peuvent également aller assez vite.

Être « au cœur du système », c’est aussi et surtout être au cœur du capital financier. Et de ce point de vue les ressemblances entre France et Italie l’emportent encore sur les différences. Berlusconi est en personne un représentant de ce capital financier conquérant qui impose sa loi au monde. Bien que l’origine de sa fortune soit loin d’être claire, bien que l’on soupçonne ses liens avec la mafia et les bonnes relations qu’il entretenait avec feu Craxi, le dirigeant socialiste italien des années 80-90, ou encore la tristement célèbre « loge P2 », il reste qu’il fait partie intégrante des cercles dirigeants du capital financier et sa holding familiale, la Fininvest, contrôle l’essentiel des médias, une bonne partie de la presse et de nombreuses maisons d’édition, un club de football, le Milan AC mais aussi beaucoup d’entreprises dans le BTP. Rien à voir avec Sarkozy, dira-t-on. Pourtant, le mécano financier auquel se livre le président français est loin d’être anodin. Berlusconi a fait fortune avant de prendre le pouvoir. Sarkozy utilise le pouvoir pour tisser un réseau qui lui donnera peut-être demain – par exemple après un échec électoral, toujours possible – une position stratégique au sein du capitalisme français. Pour ne parler que des « coups » les plus récents, il a placé l’un des siens (Peyrol) à la tête de la banque résultant de la fusion Caisse d’Épargne/ Banques populaires. C’est encore un des siens qui prend la direction d’EDF tout en restant membre du conseil de surveillance de Véolia. C’est toujours un fidèle qui s’apprête à prendre la direction de France-Télécom... et la liste pourrait s’allonger. Le projet du « grand Paris », piloté par le technocrate ex-rocardien Christian Blanc est un autre exemple de cette mainmise croissante des réseaux sarkozystes: il s’agit d’entreprendre de vastes travaux d’aménagement immobilier et de construction de réseaux de transports sans s’embarrasser de l’accord et du contrôle des collectivités, lesquelles ne seraient convoquées que pour passer à la caisse. Celui qui dirigera le tout, avec les milliers d’hectares de terrains à préempter, les bons coups immobiliers à faire, aura touché le « jackpot ». Et c’est pourquoi la présidence soutient Blanc, y compris contre les élus UMP de la région parisienne qui se voient, tout autant que ceux de gauche dépouillés un peu plus de leurs pouvoirs. La prise de l’EPAD (établissement publique d’aménagement de la Défense) par Jean Sarkozy, outre le népotisme grandissant qu’elle révèle, s’inscrit complètement dans cette opération grandiose. Autrement dit, par deux voies différentes, Berlusconi et Sarkozy parachèvent la fusion du capital financier et des institutions étatiques directement mises au service des ambitions privées. Parler de « république » dans les deux cas n’a plus beaucoup de sens... Encore faut-il remarquer que la situation est moins simple pour le « Premier » que pour le président français : une partie des cercles dirigeants du capital financier italien est violemment opposée à Berlusconi. C’est le cas, par exemple, de Carlo de Benedetti dont le groupe possède les journaux qui mènent campagne contre Berlusconi, telle La Repubblica.

En dépit d’une assise électorale et d’un côte de popularité nettement plus fermes que celles de Sarkozy, la situation du « Cavaliere » est donc beaucoup plus instable. Berlusconi est poursuivi dans plusieurs procès, et cela prouve seulement que les magistrats italiens ont gardé une réelle indépendance à l’égard de l’exécutif, une indépendance dont ne rêvent même plus les magistrats français. Même l’histoire de la call girl qui diffuse ensuite l’enregistrement de ses ébats avec le premier ministre est révélatrice : les services de sécurité sont si mal faits à Rome qu’une jeune femme peut venir exercer ses talents en dissimulant un appareil d’enregistrement. Ce n’est pas en France qu’on verrait cela.iii Et tout le monde sait que les polémiques médiatiques en Italie sont orchestrées par un groupe capitaliste contre l’autre et que personne ne croit que la presse financière anglo-saxonne, ultra-violente contre le Cavaliere, se soit subitement convertie aux valeurs de gauche.

Sur les raisons du succès de ces « bêtes politiques », là encore les ressemblances sont frappantes. L’un et l’autre bénéficient d’abord de l’impuissance radicale de leur opposition, une opposition complètement domestiquée. Des deux côtés des Alpes, on explique cette impuissance de l’opposition par les divisions ou l’inconsistance des leaders. Mais c’est qu’on inverse les causes et les effets. Les citoyens savent que le PD en Italie ou le PS en France ne mèneraient pas une politique substantiellement différente de celle qui est menée actuellement. Comment croire les dirigeants du PS mobilisant contre la privatisation de la Poste alors qu’on n’a jamais autant privatisé que sous le gouvernement Jospin, à commencer par la privatisation de France-Télécom? Comment prendre aux sérieux les protestations d’anti-libéralisme du PS quand ce sont deux membres éminents de ce parti qui dirigent le FMI et l’OMC? Comment croire qu’ils défendent la santé publique quand c’est l’un des leurs (Claude Évin) qui prend la tête de l’agence créée par la loi Bachelot? Mais également, comment les salariés italiens peuvent -ils croire que le retour du PD au gouvernement améliorerait leur sort alors que c’est Prodi qui a mis en œuvre tous les mauvais coups contre les retraites et les conventions collectives et qui a tenté d’appliquer une politique d’austérité dictée par les exigences des accords de Maastricht et Amsterdam? Même en matière de morale publique, le « centrosinistra » est très mal placé. Ne parlons pas seulement de ceux de ses dirigeants (en Campanie par exemple) qui se retrouvent derrière les barreaux en raison de leurs liens avec la mafia. Parlons aussi de ces dirigeants du PD qui se sont vus attribuer des cadeaux royaux lors des privatisations (par exemple celle du réseau des télécommunications des chemins de fer de l’État)... Dans les deux cas, ce sont ces raisons de fond qui expliquent les divisions et l’inconsistance du personnel dirigeant « à gauche ».

Sarkozy et Berlusconi ne bénéficient pas seulement de la faiblesse de leurs opposants mais aussi d’une certaine intelligence politique trop sous-estimée par une opposition enragée qui concentre ses coups en attaques personnelles. Le Français et l’Italien ont, l’un et l’autre, envoyé au diable les critères de Maastricht et laissent filer les déficits, ce qui a permis pour l’heure d’atténuer les effets de la crise économique. Ils ont porté des coups à l’État providence, mais plutôt moins que leurs prédécesseurs de gauche et leur politique fiscale n’est pas si impopulaire que veut le croire une gauche qui pense que le socialisme se résume à l’impôt. Berlusconi a su s’attirer les suffrages de toute une petite bourgeoisie entreprenariale qui constitue largement le tissu industriel italien et dans ces petites entreprises, les ouvriers ne voient pas forcément d’un mauvais œil que leur patron paye moins d’impôts: ils y voient un gage de prospérité pour leur entreprise, de pérennité de leur emploi et, éventuellement, d’amélioration de leur situation salariale. Faute de socialisme, c’est mieux que rien! Et, à l’évidence, Sarkozy tente de jouer sur le même terrain. Face aux menaces de la mondialisation et de l’intégration européenne, Berlusconi et, à un moindre degré, Sarkozy ont essayé de se poser en protecteurs du peuple. Les critiques les plus pertinentes et les plus acerbes de l’européisme et du libre-échange ne viennent pas du PD mais du ministre de l’économie de Berlusconi, Tremonti qui représente une sorte « d’aile gauche » du Pdl.

Enfin, bien que les deux dirigeants aient été des atlantistes avérés et des admirateurs de Bush, ils ont, de fait, pris leurs distances avec Washington. Berlusconi s’oppose au projet européen de gazoduc contournant la Russie et soutient Poutine en échange d’une garantie d’autonomie d’approvisionnement énergétique de l’Italie. Ce faisant, il poursuit une politique ancienne, celle que suivait une fraction de la DC d’antan qui se heurtait aux intérêts pétroliers des USA – on verra ou reverra L’affaire Mattei de Rosi pour comprendre cela. Sarkozy, de son côté, a apporté son soutien à Poutine en plusieurs occasions délicates, notamment l’affaire géorgienne à l’été 2008, en entérinant la sécession de l’Ossétie et en validant le statu quo établi par les Russes dans cette région. Des négociations sont en cours avec la Russie pour la France lui fournisse des navires de guerre et enfin, même démenties, les conversations secrètes France-Russie-pays arabes visant à remplacer le dollar comme monnaie pétrolière seraient bien l’indice que Sarkozy n’est pas seulement le « caniche de Bush » comme le disait l’inénarrable Besson, aujourd’hui ministre de Sarkozy. Mais comme la gauche est à la fois européiste et atlantiste, elle est évidemment incapable de comprendre ce qui est en jeu dans toutes ces affaires.

Il faudrait maintenant regarder avec précision ce qui se passe en « bas », voir comment le cœur la société résiste, indépendamment des appareils politiques. Mais ce sera l’objet d’un autre article.


 


 

iEn fait les débauchages ont eu lieu avant. Un nombre non négligeable d’anciens communistes ont rejoint Forza Italia dans les années 90.

iiM. Bontempelli, M. Badiale, Aspettando il peggio – en attendant le pire – texte publié sur plusieurs sites web italiens. De ces deux auteurs, signalons l’excellent La Sinistra rivelata, Massari ed., 2007.

iiiJe laisse de côté ici la discussion sur la corruption. La faiblesse traditionnelle de l’État italien rend celle-ci nettement plus sensible qu’en France. Mais aussi nettement plus visible. Il est tout de même assez comique que la principale chose qu’on trouve à reprocher à Berlusconi soit son goût prononcé pour les femmes (jeunes si possible) et que d’anciens partisans de la liberté en amour fassent preuve de la même pruderie que la « majorité morale » US quand M. Clinton se faisait faire de gâteries par sa secrétaire.

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