Trois hommes qui ont eu un point commun, ils aimaient les chiens mais le titre du roman de Leonardo Padura est au singulier et désigne en fait Ramón Mercader. Il s’agit de littérature mais qui, comme toute bonne littérature porte à son point extrême le politique. Et pas parce que Iván, l’écrivain raté croise sur une plage de Cuba un être éminemment politique à savoir l’assassin de Trostky.
Trostky (1879 - mort à Mexico en 1940 à l’âge de 61 ans)
Lecteur de l’immense bio de Pierre Broué[i] je ne peux pas dire que le roman de Padura apporte beaucoup sur Trostky sauf que, comme l’indique Padura, jusqu’à aujourd’hui encore, bien peu de Cubains savent l’histoire de ce héros de la Révolution d’Octobre (et de Français aussi). Pour la commodité de l’analyse je traite d’abord des trois personnages alors que le cœur du livre est leur entrelacement. Pour comprendre, indiquons que le Trotsky présenté est le Trotsky chassé d’URSS, le Trotsky persécuté, celui qui… devient trotskyste pour riposter à Staline. Il sait qu’il n’aura la vie sauve que tant que sa présence sert les intérêts de Staline. Malgré lui il est une marionnette entre les mains du dictateur, mais en même temps il veut écrire l’œuvre qui, aux yeux de l’histoire, lui permettra d’être le grand dénonciateur des crimes de ce même dictateur. Il a donc la douleur de voir mourir ceux là même qui le condamnèrent comme Zinoviev, Kamevev et les autres.
Mercader (1913 - mort à La Havane en 1979 à l’âge de 66 ans)
N’ayant pas lu la biographie écrite par son frère, je le découvre totalement. Il est plus jeune, il aurait pu être anarchiste mais devient communiste et même le communiste qui accepte d’être une marionnette entre les mains de Staline. Quatre ans avant son geste il sait qu’il se prépare à devenir l’assassin de Trostky ! Il devient le jouet du système car en fait il accepte de ne rien savoir du système. Quand, en prison, il lira Trostky, il reconnaîtra que s’il avait eu de tels éléments entre ses mains, il n’aurait pas été l’assassin. Sous une autre forme, Mercader est aussi une victime de Staline, du moins dans le roman de Padura, une victime qui au dernier moment accepte de confier son histoire à un jeune écrivain cubain, plutôt raté, plutôt perdu mais qui, d’une part à la volonté de rester à Cuba, et qui d’autre part…. aime les chiens.
Iván Cárdenas Maturell
Ici, nous entrons dans la fiction, cet homme n’ayant jamais existé. D’après Padura il est un croisement de plusieurs Cubains avec sans nul doute une forte dose d’autobiographie. Il se situe au croisement de la vie des deux personnages historiques. Il a vécu et vit encore les effets du stalinisme, il a vécu et vit en même temps les luttes pour échapper à la fois au stalinisme et aux Gringos. Sa place dans l’histoire est une actualisation de la vie des deux autres, par ce phénomène clairement déterminé dès le premier chapitre : la peur. Une peur aux multiples formes mais conduisant au même résultat : la mort, non pas la mort biologique inévitable, mais la mort de toute humanité… y compris chez Trostky.
La révolution ?
Une partie du peuple tunisien vient de remettre le mot à l’ordre du jour, un ordre médiatiquement célébré comme si depuis des décennies aucune manifestation n’avait chassé des présidents (d’où parfois le retour à la chute du mur de Berlin). Pendant les années 2000 il y a eu celles du Pérou et celles d’Equateur[ii], mais nous ne sommes pas dans le monde arabe. Le roman de Padura se situe au cœur de cette question historique : pour se révolter suffit-il de vouloir ? Périodiquement le petit livre de La Boétie revient dans les commentaires (je l’ai encore entendu dans la bouche de Edwy Plenel au sujet de la Tunisie) mais un livre dont on retient plus le titre (qui n’était pas Discours de la servitude volontaire mais le Contr-un) que le sens. L’immense roman de Padura rappelle qu’en fait nous sommes tous manipulés et que la première œuvre à accomplir est de comprendre qui nous manipule, les révolutionnaires étant non moins manipulés que les être soumis - simplement la manipulation n’est pas du même ordre. Si comme le démontre Marx, le monde se divise en exploiteurs et exploités, il se divise aussi en manipulateurs et manipulés, les manipulateurs ne puisant pas leur force dans la seule acceptation des manipulés. Aujourd’hui, la plus énorme des manipulations s’appelle : la mondialisation qui systématiquement fait l’impasse sur l’affrontement entre les mondialisateurs et les mondialisés (d’ailleurs mon correcteur d’orthographe ne connaît pas le mot mondialisateur).
La peur ?
Est-ce que la révolution consiste tout simplement à vaincre la peur ? Là est le point crucial du roman, de la vie politique et de l’avenir de l’humanité (si je puis me permettre ici une envolée inutile). Et nous revenons à La Boétie : vaincre la peur est-ce une affaire de volonté ?
Les Espagnols ont-ils manqué de volonté au point de laisser le dictateur mourir dans son lit ?
La révolution est-ce contre la peur qu’impose un dictateur ?
J’ai passé des semaines dans des familles vivant sous diverses dictatures : en Espagne, au Pérou, en Tunisie. Comment ne pas en revenir au primat de l’économique ? C’est alors qu’on s’aperçoit qu’il n’y a pas d’un côté la méchante dictature et de l’autre la belle démocratie, que l’univers politique n’est pas aussi simple, et que par contre avoir ou pas de quoi manger, ça c’est pas discutable. Actuellement je participe à une lutte contre la construction d’une LGV et je puis vous assurer que la peur règne : elle va du simple fonctionnaire territorial menacé de perdre son emploi à un prof d’université qui a d’autres intérêts que seulement alimentaires. Et au grand jamais je ne vais parler de la situation française comme étant une dictature, car il faut avoir le sens de la mesure.
Dans le roman de Padura, l’homme le plus réel est Iván Cárdenas Maturell, l’être le plus fictif ! Il est présent par toute la réalité sociale qui ne lui est pas propre alors que les deux personnages historiques sont en dehors de toute réalité sociale par leur statut spécial.
Pour la Tunisie, comme pour Cuba ou l’Equateur, la question cruciale pour juger d’une révolution n’est pas de l’étudier en soi, mais dans le cadre du rapport de force imposé par les mondialisateurs ! Il s’agit de pays minuscules et en même temps de pays dans la tourmente. Le roman de Padura commence avec un ouragan qui s’appelle Iván et qui se prépare à souffler sur Cuba… puis finalement il passe à côté. On peut échapper à la peur… pas à la manipulation. Le peuple de Tunisie peut prendre son destin en main (contrairement aux discours de soumission qui disent qu’il faut être grand pour être fort) jusqu’au point où le puissant voisin, La Libye (qui n’est pas qu’un alibi) sera tenu à distance. Juste pour l’exemple.
La littérature ?
En terminant les 700 pages du livre de Padura, j’ai eu envie de le comparer au Guépard de Lampedusa, une œuvre qui n’a rien à voir, sauf à nous venir d’une île, me répondrait une vieille connaissance. 26-01-2011 Jean-Paul Damaggio
[i] Pierre Broué Trotsky, 1100 pages, 1988, Fayard Des exégètes pourront par exemple comparer la phrase suivante de Broué : « La résurrection d’un être humain, c’est presque toujours un nouvel amour. Pour Trostky, dans ce Mexique des couleurs, il eut pour nom Frida Kahlo, la jeune épouse du peintre Diego Rivera », et le traitement du sujet par le romancier. Je pourrais ouvrir une rubrique : et la manipulation par les sentiments ? Le Mexique des couleurs a bon dos … !
[ii] Le 22 janvier 2000 Vargas quitta Quito, Jean-Paul Damaggio brochure de 80 pages
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