Le mouvement « Nuit Debout » occupe une bonne partie des commentaires. De l’extrême gauche à Florient Philippot on s’extasie devant cette irruption de la jeunesse sur le scène politique. Un « podemos » ou un « Occupy Wall Street » à la française disent les uns pendant les autres couvrent de boue ces quelques milliers d’exaltés qui feraient mieux de travailler le jour plutôt que de passer leurs nuits sur les places publiques. Ces visions caricaturales, comme toujours, évitent de penser.
Ce mouvement n’est pas le pur produit des manipulations de quelques groupuscules d’extrême gauche qui s’avanceraient masqués. Même si cette dimension est incontestable : des affiches en quadrichromie sont apparues un matin… sans que l’on sache d’où elles venaient. Mais plus fondamentalement, ce mouvement est né du vide politique créé par l’absence d’une réelle unité pour obtenir le retrait de la « loi travail ». De grève de 24h en grève de 24h, ces fameuses « grèves saute-mouton » dont la prochaine est programmée pour le 28 avril, les directions syndicales et les organisations auto-proclamées représentantes de la jeunesse (l’UNEF et la FIDL, principalement) occupent le terrain sans jamais poser la seule question qui vaille : comment fait-on pour bloquer la loi travail si le gouvernement n’entend pas la revendication qui monte de l’immense majorité des citoyens de ce pays ? Une partie, assez mince tout de même, des jeunes, sans la moindre boussole politique, a donc suivi ce mouvement de la « Nuit debout ». Avant de critiquer le mouvement « Nuit debout », chacun doit se demander : qu’as-tu fait pour faire avancer le mouvement pour le retrait pur et simple de la loi travail ? Qu’as-tu fait pour que Valls et El Khomry capitulent en rase campagne comme Chirac et Juppé l’ont fait en 1995 au moment du grand mouvement contre la réforme des retraites ?
Ce préalable étant posé, il faut bien reconnaître que « Nuit debout » rappelle quelques souvenirs à ceux qui sont assez vieux pour avoir vécu mai 1968. À partir de la grande manifestation du 13 mai 1968, la grève générale ouvrière va s’étendre comme un feu de brousse. Sud-Aviation à Nantes, Renault-Billancourt, mais bientôt aussi la télévision, toute l’éducation nationale où la FEN, seul syndicat à le faire, appelle à la grève générale illimitée, c’est un mouvement encore plus vaste que juin 36. Mais pendant que les dirigeants négocient à Grenelle, pendant que les grands partis répètent que la question du pouvoir n’est pas posée, on occupe le mouvement. La grève s’amuse. Débats sans fins sur tout et n’importe quoi et commissions « Théodule » vouées à faire de la cuisine dans les marmites du futurs divertissent la galerie laissant aux représentants politiques officiels le soin de s’occuper des choses vraiment sérieuse – les fameux accords de Grenelle – et à la mi-juin la messe est dite. Le pouvoir qui n’avait plus que le pouvoir (comme le disaient les gauchistes) a repris la main et une assemblée bleue horizon est élue. Avec les « Nuit debout », c’est le même scénario qui se rejoue – l’histoire se répète, la première fois comme tragédie, la deuxième comme farce disait Marx. La nuit on s’amuse avec des débats au format tweeter (4 minutes pas plus, un bon micro-trottoir, pour chaque intervention) et le jour les gens travaillent pendant que Valls reçoit les « organisations représentatives de la jeunesse ». Frédéric Lordon se prend pour Sartre mais il ne va pas haranguer les ouvriers de Renault. Il se contente de prendre la parole place de la République pour y glisser ses propres thèses, mélange de gauchisme pur et de réformisme néo-keynésien – voir Du mauvais usage de Marx et de Spinoza. Lordon explique d’ailleurs que la lutte contre la loi El Khomry n’est pas vraiment le problème mais seulement l’occasion de saisir le problème qui est celui du « cadre », autrement du « rapport salarial » dont Lordon nous dit qu’il n’est qu’une prison. Sur le blog de Lordon des photos des slogans « fin du travail, vie magique », et autres du même acabit qui expriment en image la pensée du maître. Les revendications lordonesques sont largement satisfaites par le « cadre » : des millions des chômeurs, aujourd’hui et de nouvelles fournées de licenciements qui se préparent avec les nouvelles vagues d’informatisation des processus de production. « Fin du travail » : c'est le plan de licenciements à Air France qui vaut à son PDG une augmentation de 65% de ses revenus. Au lieu de déchirer les chemises du « cadre », ces pauvres pommes de salariés d'Air France auraient dû fêter cette « fin du travail » qui leur tombait du ciel. Lordon a pour inspirateurs les gauchistes les plus décomposés notamment Pierre Carle dont le film Attention Danger, travail faisait l'ignoble apologie du RMI et de la vie de chômeur resquilleur.
Toujours sur le blog de Lordon, on peut lire : « Comprenez bien que nous ne revendiquons rien. Entendez qu’après quelques décennies à faire, vous et vos semblables, la démonstration de vos talents et de votre hauteur de vue, l’idée de négocier quoi que ce soit avec vous nous apparaît absolument sans objet. C’est que « revendiquer » n’a de sens que dans un certain cadre qu’on reconnaît par-là implicitement comme légitime, et tautologiquement comme hors du champ de la revendication elle-même — puisqu’il en est le cadre… » Décidément, si c'est cela la pensée de « Nuit debout », c'est à pleurer. Lordon recycle les vieilles âneries des anars de la fin du XIXe. Revendiquer, ce serait accepter le cadre ... or il faut changer le cadre. Les ouvriers qui revendiquent des augmentations de salaires sont de pauvres crétins qui n'ont pas compris qu'il faut d'abord faire saute « le cadre »... Lordon avale tout cela pour des raisons théoriques. Comme il refuse la loi dite de la « valeur-travail », il ne comprend pas que l’ouvrier dès lors qu’il travaille reproduit son ennemi le capital, mais que c’est seulement à l’intérieur de ce processus que l’émancipation peut se réaliser et non en posant abstraitement une sortie hors du capitalisme. Cette idée que l’on pourrait sortir d’un bond hors du capitalisme, par une simple acte d’une volonté de faire sécession était au cœur du livre de Toni Negri et Mickael Hardt, Empire ; on la retrouve, hélas, aussi chez les théoriciens de la Wertkritik et en voici donc une nouvelle version.
Je me suis attardé sur le noyau dur (si ce terme peu convenir à cette idéologie ectoplasmique) et je laisse de côté toutes les autres extravagances. Il s’agit bien du noyau dur car il exprime clairement le fait que le centre social de Nuit Debout n’est pas le mouvement ouvrier ni la jeunesse anxieuse de son avenir, mais une couche déclassée des jeunes qui viennent de se heurter brutalement à la réalité du mode de production capitaliste et voient s’effondrer le monde rêvé de leur enfance. Colère, rage, dépit, révolte, désappointement, mais rien de révolutionnaire, rien qui pourrait indiquer une alternative et cette enfermement dans le bavardage ne conduit nullement à une vraie prise de conscience politique. Si on compare au mouvement espagnol des Indignés on mesure tout de suite la différence. Les Indignés centralisaient des centaines et des centaines d’actions de masse contre les conséquences de la crise de 2008 et notamment contre les expulsions. Bien que les Espagnols soient culturellement plutôt noctambules, c’est en plein jour qu’ils manifestaient contre les banques, pour revendiquer l’abandon des créances ; c’est en plein jour qu’ils s’opposaient aux expulsions, pas en bavardant le nuit ou en écoutant les nouvelles vedettes de la pensée « radicale ».
Donc le problème n’est pas de passer la nuit debout, mais de se dresser au grand jour contre ce gouvernement. Le problème n’est pas la « convergence des luttes », mais la concentration de tous les efforts sur un seul mot d’ordre, clair facile à retenir : retrait immédiat et inconditionnel de la loi El Khomry. Et c’est de jour qu’il faut bloquer le pays, si on veut arriver à la satisfaction de cette revendication. La voie du bon sens à commencé à se faire entendre dans le mouvement syndical et notamment au congrès de la CGT à Marseille. C’est dans cette voie qu’il faut continuer.
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Paris: Quand l’unité d’élite de la propreté passe à l’action après NuitDebout
http://www.20minutes.fr/paris/1831283-20160421-paris-quand-unite-elite-proprete-passe-action-apres-nuitdebout
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Renaud Lambert : « Avoir un objectif clair : que cela ne nous inquiète pas »
(Extraits)
- Après quelques mois, le mouvement des places s’est tari et l’Espagne a peu changé. Pour un membre du mouvement que j’ai rencontré là-bas, le 15-M a péché par excès d’idéalisme : « Par souci de ne pas perdre notre âme en nous organisant davantage, nous avons refusé de mener bataille. C’était une posture très éthique, c’est sûr. C’était pratique, ça permettait d’avoir le sentiment d’avoir raison, tout en restant au chaud, entre nous. »
Pendant qu’on discutait sur la Place de la Puerta del Sol, la gauche de droite, le Parti socialiste local au pouvoir, bientôt remplacée par la droite de droite du Parti populaire, ont expulsé plus de deux millions d’immigrés, laissé le chômage exploser et des dizaines de milliers d’Espagnols perdre leurs logements.
- Certains s’inquiéteront peut-être de voir ré-émerger des termes tels que « priorités » lorsque nous évoquons nos objectifs ou de « discipline » lorsque nous parlons de notre organisation. On leur rétorquera que nos objectifs s’organisent d’ores et déjà autour d’une priorité très claire – faire échouer la loi El Khomri – et que cela ne nous inquiète pas.
Et pour ce qui est de la discipline, tous ceux qui ont participé à une AG de Nuit debout ont été frappés par la discipline de ses participants, qui écoutent, lèvent la main, font la queue… Pourquoi s’alarmer que ce que nous considérons comme une qualité aujourd’hui se mue en tare demain ?
Chers amis, ensemble, nous avons identifié un adversaire : le pouvoir de l’argent. Ne le sous-estimons pas.
Lorsqu’il se trouvera réellement menacé – et nous entendons bien le taquiner –, il réagira. Nul ne peut exclure qu’il entende alors mieux que nous la consigne de Jules Guesde aux révolutionnaires : obtenir gain de cause « par tous les moyens, y compris légaux ».
Lorsque l’heure arrivera, mieux vaudra pour nous avoir su nous organiser.
http://www.fakirpresse.info/renaud-lambert-si-nous-n-avons-pas-renonce-nous-n-avons-pas-encore-gagne