Il y a quelques années, le philosophe marxiste italien Costanzo Preve publiait un livre intitulé Destra e Sinistra. La natura inservibile di due categorie tradizionali (“Droite et gauche. La nature inutilisable de deux catégories traditionnelles”, Editrice Petite Plaisance, 1998). Ce n’est pas par hasard que ce titre m’est revenu en mémoire ces jours-ci. Le psychodrame bouffon du congrès de Reims, l’explosion accélérée de la « gauche » (on vient d’apprendre que Robert Hue quittait le PCF pour fonder le NEP…) exigent que les catégories dans lesquelles nous avons pris l’habitude de penser la politique depuis plus de deux siècles soient réexaminées sérieusement. Pour penser, nous avons besoins de catégories tout comme pour parler nous avons besoin de noms, de verbes, d’adjectifs et d’autres termes grammaticaux. Et pour penser la politique, nous avons besoin de catégories politiques. Encore faut-il qu’elles soient utiles, c’est-à-dire qu’elles aident à clarifier nos propos. Or, à l’évidence ce n’est plus le cas avec les « droite » et « gauche ».
Droite et gauche, on l’a souvent dit, renvoient à une géographie parlementaire qui date de la révolution française : à droite se sont rangés en 1789 les partisans du droit de veto royal et à gauche ses adversaires. Autorité contre liberté, pouvoir royal contre démocratie, la scène est en train de se mettre en place. Quels que soient les déplacements de l’axe de la vie politique, le couple droite/gauche garde pendant deux siècles une définition assez claire : la droite est conservatrice, la gauche est progressiste, la droite est plutôt militariste, la gauche est plus pacifiste, la droite défend les inégalités, la gauche est plus égalitariste, la droite est liée aux appareils religieux, la gauche est laïque, voire anticléricale, la droite est pour laisser faire l’ordre économique naturel, la gauche est pour l’intervention étatique et une politique de justice sociale active… Cette géographie a toujours été mise en cause et questionnée. Le début du siècle dernier est marqué par l’apparition d’une « droite révolutionnaire » selon l’expression de Zeev Sternhell, une droite monarchiste qui voulait mobiliser la classe ouvrière contre la république bourgeoise, une droite nationaliste qui sut utiliser les souvenirs de la Commune pour attiser la haine anti-allemande et la dénonciation de l’oppression de la finance pour développer un puissant courant antisémite. Mais c’est aussi en 1914 qu’on voit la gauche devenir chauvine et militariste. Nombreux sont ceux qui, à divers périodes de l’histoire, ont cherché à construire des mouvements « ni droite, ni gauche ». Mais il s’agissait toujours de mouvements qui voulaient escamoter l’antagonisme entre la classe ouvrière et la bourgeoisie au profit d’un système corporatiste.
On peut, en brossant le tableau à gros traits, considérer que jusqu’à la fin des années 80, la division droite/gauche recoupait une division de classes, d’abord une division opposant l’aristocratie et la bourgeoisie financière aux capitalistes productifs, aux petit-bourgeois et aux ouvriers, puis une opposition entre la bourgeoisie et les ouvriers, employés et petites classes moyennes.Dans les années 80, l’effondrement du « communisme historique », c’est-à-dire des régimes staliniens, et la conversion de la Chine au capitalisme accélèrent une évolution engagée de longue date au sein de la social-démocratie qui l’amène à rompre (à des degrés divers selon les pays) ses liens avec l’histoire et les objectifs du mouvement ouvrier. Un résumé : l’évolution du PCI qui devient PDS (parti démocrate de gauche) puis PD. Résultat : au Parlement italien, il n’y a plus aucun député, ni aucun sénateur qui se dise « de gauche ». En Italie, il n’y a plus de division droite/gauche parce qu’il n’y a plus de gauche, solution radicale ! En Grande-Bretagne, le New Labour de Tony Blair a envoyé promener tout le bric-à-brac du socialisme britannique pour devenir un défenseur du marché, du profit capitaliste et un adversaire résolu des grèves et de tout ce qui peut rappeler la lutte des classes. En France, l’impuissance (apparente) du PS face à la crise, son incapacité à formuler quelques propositions pour répondre à la crise économique laissent le champ libre à Sarkozy qui se paye le luxe de « nationaliser » au moins partiellement quelques établissements financiers et de relancer (ô horreur !) la politique industrielle grâce au fond de soutien aux industries stratégiques. Aujourd’hui parler de « nationalisations » au PS, c’est à peu près comme raconter des histoires cochonnes dans une assemblée de novices à la veille de prononcer leurs vœux. Normal : leur dernière déclaration de principes, adoptées en juin, le leur interdit.
Dans la plupart des pays d’Europe, la gauche et la droite gouvernent ensemble ou mènent des politiques impossibles à distinguer. Le marché libre, la concurrence, la propriété privée, le soutien à la politique des USA, voilà les dogmes qui les unissent. Quand elle était au pouvoir, la gauche française, pendant les terribles années 80, a soutenu la « France qui gagne » (du fric) avec la frénésie des nouveaux convertis. Elle s’est ensuite convertie aux privatisations : le gouvernement Jospin a autant privatisé que la droite et n’a pas reculé devant la privatisation du service public (France Télécom). En 1991, Mitterrand a emboîté le pas des USA lors de la 1ère guerre du Golfe. Le gouvernement de gauche de Lionel Jospin a suivi les USA en Afghanistan. En 2003, coup de chance, Jospin avait été battu et Chirac a épargné à notre pays la honte de se faire pour la 3e fois en moins de 15 ans le supplétif des agresseurs US. Je n’insiste pas. Tout cela a été dit et redit.
La gauche s’était bricolé un petit commerce pour compenser la grande liquidation des vieux principes. Au diable le social, on allait faire dans le sociétal. Les ouvriers, ces gros beaufs tant brocardés dans la presse branchée, n’intéressent plus ces belles personnes de la gauche. La gauche, on allait voir de quel bois elle se chauffe, se lance à l’assaut de toutes les discriminations. Plutôt que de lutter contre le capitalisme, la gauche s’est employée à lutter pour le droit des enfants d’immigrés à devenir eux aussi des capitalistes (une lutte couronnée d’un succès médiocre mais pas si négligeable que ça en termes de clientèle électorale). Après les immigrés, la gauche va promouvoir le « gay business » et tous les « pride » du monde. Bref, la gauche se fait l’aile marchante du libéralisme « culturel », c’est-à-dire des intérêts directs des capitalistes engagés dans les médias, le spectacle, la haute couture, etc. Mais même ce petit commerce de gauche là est menacé par la concurrence de la droite qui récupéré la lutte contre les discriminations – c’est Sarkozy qui mène le combat pour les droits des homosexuels dans toute l’Union Européenne.Nous voyons, sous nos yeux, le capitalisme pur, le capitalisme débarrassé des oripeaux du vieux monde qu’il a supportés jusqu’aux années 60. Et tout le monde peut constater que, comme Marx l’avait dit et répété (mais tous ces prétendus marxistes ne l’avaient pas lu) que le capitalisme n’est pas réactionnaire ou conservateur, mais révolutionnaire. Il révolutionne en permanence le mode de production et ne peut supporter le moindre carcan. Or la morale bourgeoise de grand-papa, le culte du patrimoine ou les condamnations de l’Église dans le domaine des mœurs ou de la procréation, tout cela bride le développement du capitalisme. On ne peut faire un vrai business de la vidéo, des jeux et du spectacle avec des histoires pour le couvent des oiseaux. Donc le capitalisme a besoin qu’on libère la représentation du sexe. On a aussi besoin de vendre de l’humain « zéro défaut », du sur mesure, adapté aux besoins des clients, et pour cela les condamnations cléricales de la manipulation de l’embryon humain sont un intolérable interdit jeté sur un « doux commerce » si prometteur. Le capitalisme patrimonial ne correspond plus du tout à l’accumulation illimitée et la mobilité totale des capitaux à travers le monde. Qu’à cela ne tienne : les capitalistes reprennent le vieux cri de Nathanaël : « Familles, je vous hais ».
C’est ainsi que la gauche, jadis préposée à la défense des travailleurs (du moins, c’était l’emploi qu’elle prétendait occuper), est devenue l’avant-garde du nouveau capitalisme. On remarquera d’ailleurs que, quels que soient les motifs de dispute par ailleurs, le terrain « sociétal », avec ses luttes fantasmées contre le prétendu « ordre moral » et son antifascisme de pacotille, est le terrain de convergence de la gauche des notables et de l’extrême gauche « radicale » qui a suivi la même évolution. Jadis GLBT, ça aurait voulu dire quelque chose comme « groupe léniniste bolchévik et trotskiste » : maintenant, c’est la désignation de la nouvelle avant-garde radicalement contestataire (Wall Street tremble déjà) des gays, lesbiennes, bi et trans…
À ce niveau de confusion, les mots ont perdu toute signification et continuer de raisonner en ces termes, c’est se rendre soi-même complice de cette confusion des esprits qui est si précieuse pour assurer la tranquillité des pompeurs de plus-value, des escrocs de la finance et de l’immense caste des parasites au service de sa Majesté le Capital. À la place de la droite et de la gauche, on pourrait en revenir plus simplement à l’opposition des prolétaires (ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre) et des bourgeois, ou plutôt à la vieille opposition machiavélienne du peuple et des grands. On m’accusera de populisme. L’accusation ne me fait ni chaud ni froid. Seuls les crétins de la gauche branchée ignorent que le seul grand mouvement de contestation du capitalisme aux États-Unis a été précisément le mouvement populiste qui s’était un temps incarné dans le « parti des fermiers ». Avec Jean-Claude Michéa, je préfère me placer du côté de la « common decency » (Orwell) des « gens ordinaires » contre les « libéraux » et mêmes les « libéraux » révolutionnaires de tous poils.
Un dernier mot. En 2001, Jacques Cotta et moi avons publié une livre intitulé L’illusion plurielle, pourquoi la gauche n’est plus gauche (éditions JC Lattès). Sur la base l’analyse des deux décennies du mitterrandisme et du post-mitterrandisme, nous tirions déjà, au moins en pointillé, la conclusion que l’opposition droite/gauche n’avait plus de sens. Nous annoncions également comme probable la défaite de Jospin. Le « traumatisme » de 2002, qu’ont ressenti tant de militants et cadres du PS, ne nous a pas spécialement traumatisés… et puis voir la LCR appeler à voter Chirac, c’était au moins une bonne occasion de rire. Mais nous n’avions tiré les conclusions concernant la fin de distinction droite-gauche qu’en pointillé. Nous avions gardé l’espoir que, dans cette décomposition politique et morale, des forces de résistances significatives allaient se manifester et la mobilisation autour du referendum de 2005 pouvait laisser penser que ces espoirs étaient fondés. Mais ce ne fut sans doute qu’un feu de paille, les dernières manifestations d’un cycle historique définitivement clos. Il faut maintenant reprendre les choses à la racine en commençant par faire le ménage dans les têtes.De Jean-Claude Michéa, on peut lire son dernier ouvrage, La doube pensée. Retour sur la question libérale. Flammarion, Champs/essais, 2008.
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Oui, il faut tirer le bilan de « la gauche » car il me semble que son compte à rebours est entamé, l’Italie n’est que le pays où ce phénomène est le plus avancé. Sans quoi, nous deviendrions, nous aussi, « italiens ».
Le vôtre est juste. Pour ma part, j’y ajouterai la tarte à la crème de l’«écologie ». Qu’on ne se méprenne pas : je n’applaudis ni à la destruction de la planète, ni à celle de l’humanité.
Ainsi s’est créé un parti « vert », c'est-à-dire ni rouge, ni blanc. Lui aussi était à gauche. Il a servi de miroir aux alouettes à certaines franges de la société et on ne peut pas dire qu’il respirait la classe ouvrière (au sens générique du terme). Il a participé à la gauche plurielle et à ses privatisations. Il a d’une certaine façon réussi : tous les partis ont à coeur d’apporter une touche écologique à leur programme, le capitalisme, lui-même s’en réclame : label vert, écotaxe (sur les entreprises ou sur les consommateurs, mais qui paye au final ?) même le droit à polluer fait l’objet d’une sorte de marché.
Vous avez raison de rappeler que Marx considérait que le mode de production capitaliste est révolutionnaire : rien ne doit résister devant l’accumulation (elle est prophète !).
A la base réside le droit de propriété que nos « verts » n’ont jamais jugé sain de remettre en cause.