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Gilbert Marquis nous a quittés

Par la-sociale • Actualités • Mercredi 11/02/2015 • 1 commentaire  • Lu 3438 fois • Version imprimable


Né en 1930, membre du PCI (section française de la IV e Internationale) dès 1950, ami fidèle de Michel Pablo, combattant de toutes les luttes contre le colonialisme, Gilbert Marquis nous a quittés jeudi 5 février 2015. Nous publions ci-dessous l'émouvant hommage que lui a rendu son fils, Serge Marquis sur son blog Mediapart. Nous avions rencontrés Gilbert à la fin des années 1990 et nous avons un temps travaillé ensemble autour de l'équipe de la revue "Utopie Critique", une revue qui rassemblait non seulement des militants issus du courant "pabliste", des vieux compagnons de route et de lutte, mais aussi des syndicalistes et des intellectuels marxistes venus d'horizon très différents comme le regretté Georges Labica ou comme notre ami Tony Andréani, un des collaborateurs de "". "Trotskiste à l'ancienne", comme dit de lui son fils Serge, Gilbert Marquis a voué sa vie au combat des opprimés. Mais il était tout le contraire de ces dogmatiques qui récitent le catéchisme "révolutionnaire". Son parcours, heurté comme celui des tous ces militants minoritaires qui ont résisté à la pression du stalinisme triomphant des années 50, est marqué par la recherche, à chaque fois que l'ombre d'une possibilité s'esquissait,  d'une issue politique large. Comment parler au plus grand nombre, comment regrouper des femmes et des hommes venant de tous les horizons? Telle a été sa préoccupation majeure.

Rendons à Gilbert l'hommage qui lui est dû. Aux siens nous adressons nos plus sincères condoléances.

Denis Collin et Jacques Cotta
Mercredi 11 février 2015.


Gilbert Marquis, mon père…

 

Mon père vient de s’éteindre à l’âge de quatre-ving-quatre ans à Paris. Il était l'un des derniers survivants d'une histoire qui se confond avec les soixante dernières années du trotskysme français. Et plus particulièrement avec celle d’un courant politique : le « pablisme ».

Je peux difficilement évoquer mon père sans parler de ma mère, avec laquelle il avait trouvé un équilibre. J’entends encore le cliquetis des machines à écrire dans la grande salle des sténos-dactylos où elle travaillait, en rangs serrés, boulevard Barbès (18e) au siège de la BNP – ce bruit permanent matin, midi et soir, les touches qui frappent, le retour chariot, la pointeuse, la cantine, les milliers d’employés s’agitant à cette occasion. Jusqu'à vingt-et-un an, la mère de ma mère a vécu au presbytère dans le pays saintongeais (Charente-Maritimes), avec sa mère (mon arrière-grand-mère), la bonne du curé, habillée de noir depuis que son mari était mort à la guerre 14-18… Arrivée à sa majorité, la première chose qu'elle a faite a été de se marier avec un communiste ! Il était résistant à la SNCF, il fut arrêté et déporté. Et puis, il a été relâché, sous la pression du Parti dans le camp, pour rejoindre sa famille pour quelques semaines seulement, puisqu’il était donné pour mort… Il faisait 37 kilos pour à peu près 1,80 m. Mais il a finalement survécu. 

La première chose qu’a fait ensuite ma propre mère, Nicole, a été de se marier avec… un trotskyste !

Je suis pour ma part un autogestionnaire.

Et nous avons là le cheminement politique de ma famille sur un siècle.

Encore un mot concernant ma mère chérie, Nicole, qui a toujours su s’occuper de mon frère et moi : elle est décédée à l’âge de soixante-quatre ans. Médaille du travail, début du boulot à moins de seize ans après le certificat d’étude, une riche activité syndicale, pas d’évolution de carrière bien sûr. Les syndicalistes le savent, le bas salaire, c’est pour eux tout du long de la vie. Après mai-68, elle est élue au Comité exécutif de la CFDT BNP-Paris. Mais Edmond Maire veillait : leur  section syndicale a été dissoute, premier exemple de ce que l’on a appelé le « recentrage » (1977), et qui conduira à la dissidence et, bien des années plus tard, à la création de SUD. Perdant tous ses mandats, ma mère s'est retrouvée de nouveau en proie aux tracasseries patronales, baladée d’une agence à l’autre, d'un bureau sans fenêtre à l'autre. Elle redevint déléguée du personnel, ré-adhéra à la CGT, puis déléguée syndicale à nouveau. Une vie de bagarres permanentes pour une femme courageuse qui prenait tout à cœur. A son décès, nous avons écrit un épitaphe sur le faire-part : « Nicole, toujours droite ! »

Mon père à droite, et ma mère à gauche, à la Sorbonne.Mon père à droite, et ma mère à gauche, à la Sorbonne.

Vous pouvez imaginer les conversations à table.

Le vécu de mon père n’était pas en reste : vendeur de journaux à onze ans ! Son frère aîné, Bernard, travaillait sur les chantiers de travaux publics à quatorze ans. L’argent était pour la famille. Bientôt, tout le monde s'y mettrait : les gros engins, la pelleteuse. D'extraction paysanne modeste – son père avait dû abandonner la forge familiale du village (Dangers) en Beauce pour se faire embaucher chez l'entreprise de travaux publics Razel en Ile-de-France –, mon père, qui n'a donc pas fait d'études et a commencé jeune sa vie active, comme ses trois frères et sœurs, a adhéré à l'âge de dix-neuf ans, en 1950, au Parti communiste internationaliste (P.C.I.), la section française de la IVe, à la suite d'un séjour en Yougoslavie. Organisés par la IVe Internationale sur le mode des Brigades internationales en Espagne, ces camps de travail visaient à rompre l'isolement que le Komintern voulait imposer à la Yougoslavie de Tito et son expérience d'autogestion. Mon père travaille comme ouvrier à l'usine Chausson de Gennevilliers, puis il est devenu permanent syndical CGT à la Fédération des métaux de Seine-et-Oise. Il se retrouve par la suite à Nord-Aviation où, à la tête de la section PCF, se trouve un certain Georges Marchais.

A cette époque de l’après-guerre, les débats dans la IVe Internationale font rage.

La IVe internationale sort de la guerre plus minoritaire que jamais. Les staliniens sont auréolés de leur combat contre le nazisme. Une nouvelle guerre induite par la guerre froide n'est pas à exclure. La IVe n'a pas pris la place de la IIIe Internationale, comme celle-ci l'avait fait avec la IIe (l'Internationale socialiste) au sortir de la Première Guerre mondiale… Le pronostic est donc démenti. Secrétaire à l'organisation de la IVe Internationale,  Michel Raptis, dit Pablo, propose une réorientation stratégique : « l'entrisme sui generis ». Loin d'une manœuvre tactique, il s'agit de rejoindre sur le long terme les structures majoritaires de la classe ouvrière, en France le PCF et la CGT, afin de détacher des pans du giron stalinien et réformiste. Pierre Lambert n'y voit rien d'autre que la fin programmée du trotskysme.

Mon père suit « Pablo ».

Il fait de l’entrisme, mais il est exclu du PCF en 1958 à la suite de la purge contre le bulletin d’opposition interne « Tribune de discussion ».

La IVe internationale se divisera une nouvelle fois de manière durable en 1962.

Dans le contexte des révolutions coloniales, la tension se porte sur la question suivante : vu le petit nombre de militants, faut-il participer aux mouvements de libération nationale de l'intérieur, en pariant sur la dynamique sociale induite, ou maintenir l'activité d'une organisation trotskyste indépendante ?  Alors qu'il est en prison en Belgique pour fausse monnaie en faveur du FLN, « Pablo » est de fait exclu de l'organisation qu'il dirigeait depuis 1944.

C'est la scission de l'Internationale « pabliste » : d'un côté, les « frankistes » (Pierre Frank, Ernest Mandel, Livio Maïtan…) ; de l'autre, « Pablo » (Gilbert Marquis, Michel Fiant, Henri Benoits…). La Tendance marxiste-révolutionnaire internationale (TMRI) est créée, l'Alliance marxiste-révolutionnaire (AMR) sera sa section française. De leur côté, les « Frankistes » feront vivre la Ligue communiste, puis L.C.R., ancêtre pour partie du NPA, tandis que Lambert s'est déjà lancé dans « la reconstruction de la IVe Internationale », dont l'organisation française est aujourd'hui le Parti ouvrier indépendant (P.O.I.).

En Algérie, où opère « Pablo » conseiller spécial de Ben Bella, les nationalisations précèdent une réforme agraire et une mise en autogestion d'entreprises, surtout agricoles et un peu industrielles. Mohamed Harbi et Hocine Zahouane, qui animent l'aile gauche du FLN, deviendront les « amis » de « Pablo », de Gilbert et de la TMRI. Gilbert sera étroitement associé à la révolte chypriote de Makarios, à la lutte contre la junte des colonels en Grèce, au soutien à l'ANC sud-africaine, au mouvement palestinien du FDLP — avec quelques faits d'armes, comme l'impression de l'organe clandestin du FLN en métropole ; l'évasion de prison en Turquie de Yilmaz Güney, le réalisateur de Yol, la permission, Palme d'or du festival de Cannes en 1982 ; la protection de Stokely Carmichael, alors porte-parole de la mouvance Black Panther Party, qui logeait chez nous à Clamart (92) ; le soutien aux dissidents de l'Est, comme Piotr Eguidès et Tamara Deutcher, et d’autres actions qui ne sont toujours pas prescrites.

Mai-68 permettra à son organisation de trouver une nouvelle respiration, avec l'arrivée de jeunes tels Maurice Najman, initiateur des Comités d'action lycéens (C.A.L.). Une fois Michel Rocard parti du Parti socialiste unifié, l'A.M.R. y adhère collectivement. Gilbert est membre de son Bureau national. Mais la greffe ne prend pas. Scission, renaissance sous l'appellation des C.C.A. (Comités communistes pour l'autogestion).

À croire que l'appétence de ce courant politique pour les idées neuves et sa rupture avec le trotskysme traditionnel le déstabilisent. Pas facile en effet de remettre en cause la conception « léniniste » du Parti révolutionnaire, guide et avant-garde, qui se construirait à partir d'un noyau de dirigeants autour duquel devraient s'agréger ensuite d'autres forces. Les « pablistes » lui préfèrent l'idée d'un arc de forces indépendantes, vouées à s'unifier, se décomposer et se recomposer, à mesure du processus révolutionnaire en cours et des tâches politiques à atteindre — vision « mouvementiste » plus en phase avec la situation de l'époque. Ils cherchent à articuler la problématique du mouvement ouvrier avec celle des « nouveaux mouvements sociaux » (jeunes, femmes, immigrés, genre,…), terme utilisé par l'A.M.R. avant qu'il fasse florès dans les sciences sociales. Ce courant politique renouvelle son approche des Pays de l'Est, qu'il définit désormais de « pays bureaucratiques » plutôt que d’« États ouvriers dégénérés ». Il approfondit son approche de l'autogestion, qu'il conçoit dans une formule lapidaire comme « le contenu du socialisme et le moyen d'y parvenir »… En 1981, il analyse l'arrivée de F. Mitterrand comme paradoxale : la gauche est au pouvoir au moment où la force propulsive de Mai-68 s'achève, ce qui pose des problèmes inédits…

Lorsque je songe à mon père, ce qui me revient le plus à l’esprit c’est à quel point il était accrocheur, d’un volontarisme extraordinaire, et d’une énergie rare. Je l’ai attendu durant des années tous les soirs à partir de 23 h ou minuit, parfois une heure du matin pour qu’il me rapporte les derniers évènements. Il prenait du pain, un morceau de fromage, la radio était déjà allumée, et nous parlions. Oh, il ne s’est pas occupé de nous, et il est vrai que s’il ne m’avait pas transmis cette passion de la politique tout aurait concouru pour que je finisse mal, mon frère a presque fini en correctionnelle, mes cousines étaient prostituées, et mon milieu de rue naturel me portait vers les activités de gang. J’ai été dans des bandes, et j’ai toujours pensé que je n’échapperais pas à la prison.

Michel Rocard et mon père en casquette, à droite, levant le poing pour LIP en septembre 1973.Michel Rocard et mon père en casquette, à droite, levant le poing pour LIP en septembre 1973.

C’est peut-être le grand hiatus de ma vie et celle de mon père : nous retrouver dans un milieu militant socialement différent de notre origine. Mon père s’y est retrouvé, pour moi ce fut toujours plus difficile. C’est probablement pour cela que je n’ai pas pris les responsabilités qu’il a eues. Et, pourtant, de toute ma famille large, je suis le seul pratiquement à avoir fait des études jusqu’au Bac. Mon frère s'est mis à travailler à l'âge de quinze et demi sur des machines offset. Je suis en quelque sorte le petit-bourgeois de la famille. Allez comprendre…

En 1984, Ben Bella en exil fait appel à mon père pour aider l'opposition démocratique algérienne. Mais les diverses publications dont Gilbert Marquis a l'autorité sont toutes interdites par les gouvernements de gauche comme de droite, au motif qu'elles sont « de nature à contrarier les intérêts diplomatiques de la France ». Leur avocat, Ali Mécili, est assassiné à Paris sur contrat de la Sécurité militaire. Son meurtrier est arrêté et expulsé en Algérie par Charles Pasqua. L'Algérie entamera ensuite une longue période sombre dont elle n'est pas sortie. Les émeutes d'octobre 1988, la fin du duo Ben Bella-Aït Ahmed, l'émergence des islamistes, le coup d'État, la guerre civile…

Nous avons connu tout cela, nous étions sur le bateau Le Hoggar de retour de Ben Bella vers Alger…

Il y aura aussi la chute du Mur, qui sera l'occasion pour lui et moi, ensemble, tous les deux, d'un voyage à Berlin et à l'Est, afin de mieux saisir l'aspiration des Allemands de l’Est à la réunification. Il sera à Moscou avec Maurice Najman et Marcus Wolf (l’ex-chef des services secrets est-allemands) lors de la tentative du coup d’Etat contre Gorbatchev en 1991. Puis, il marque son soutien au peuple irakien, contre le boycott, qui le conduira à rencontrer Saddam Hussein, tout comme Khadafi quelque temps avant, ce qui lui fut reproché. Il était conscient que son action ne lui laissait pas toujours le choix des acteurs.

Mon père, ma mère Nicole, Otelo de Carvalho, une femme dont j'ignore l'identité, puis Jack Ralite et Gilles Perrault.Mon père, ma mère Nicole, Otelo de Carvalho, une femme dont j'ignore l'identité, puis Jack Ralite et Gilles Perrault.

Avec l'éclatement de la Yougoslavie, la construction de l'Union européenne, la marche sans frein du marché et de la mondialisation, mon père tente de prolonger quelque peu l'esprit du courant « pabliste » auquel il s'était indéfectiblement identifié, en créant « la revue internationale pour l'autogestion » Utopie critique. La nation, l'Etat, la république… , à l'heure où les bourgeoisies étaient prêtes à s'en débarrasser, commençaient à devenir des thèmes de réflexion et d’action. Il offrit une tribune aux courants « souverainistes » de la gauche. Sans engager son comité de rédaction, composé d'intellectuels et de militants aux origines diverses (Tony Andréani, Henri Benoits, Robert Charvin, François Cocq, Eric Coquerel, Denis Collin, Sophie Combes d’Alma, Jean Copens, Jacques Cotta, Claude Debons,  Gérard Delahaye, Francis Dunois, Jean-Pierre Garnier, Florence Gauthier, Mohammed Harbi, Jean-François Joussellin, Georges Labica, Jean-Pierre Lemaire, Patrick Letrehondat, Jacques Michel, François Morvan, Christophe Ramaux, Danielle Riva, Michel Naudy, Patrick Silberstein, Christophe Ventura,…), il soutient Jean-Pierre Chevènement à la Présidentielle de 2002. Avant de se rapprocher plus tard du Front de gauche.

Il aura consacré toute sa vie à l'idée de la solidarité internationaliste et au socialisme à visage humain, qui l'éloigna au fil des évènements de l'idéologie – sans se rallier jamais au réformisme bon teint, comme le voudrait l’époque.

Mon père était un indéfectible trotskyste à l’ancienne. Je l’aimais comme il nous a aimés.

Décédé à 84 ans, il aura fait sa dernière manif le 11 janvier dernier.

Un hommage lui sera rendu ce jeudi 12 février à 13 h 30 à la salle du crématorium du cimetière du Père-Lachaise…

Je pense à lui et à ma mère.

C’est dur de les avoir perdus.

 

Serge Marquis

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Commentaires

Salut Gilbert ! par Serge_Gomond le Mardi 17/02/2015 à 00:16

J'aimai bien les Comités de rédaction d'Utopie Critique, parce qu'on y écoutait parler nos frères, nos compagnons de route, (pour Gilbert, la route fut longue et bien remplie), et à chaque fois j'avais l'impression d'être un peu plus intelligent...

Ensuite on faisait un bout de chemin ensemble, parfois on allait dîner dans un restaurant du coin, (le quartier de Gilbert et le mien), puis venait le moment, où, chacun regagnait ses pénates, et on ne pouvait s’empêcher de penser au nouveau numéro d’Utopie Critique qui allait sortir... Gilbert se faisait du mouron à cause de problèmes pouvant surgir à tous moments, (la mise en page des échanges – dont je vous ai parlé plus haut –, et le travail de peaufinage, (la mise en page, les illustrations, etc.), après que le Comité de rédaction se soit réuni... et Gilbert était exigeant pour la revue, ainsi qu'avec son travail de rédaction, et voulait qu'ils soient irréprochables... jusqu’à la prochaine parution !).

Avec un autre « petit nouveau », on faisait la "tournée" des libraires parisiens, qui le plus souvent nous accueillaient chaleureusement, (car ils-elles connaissaient bien Utopie Critique), et où on déposait LA revue, (c’était un peu la notre cette revue), la dernière mouture d'Utopie Critique, et à chaque fois, on repartait un peu plus fiérot... car, c'étaient nos potes qui étaient dans LA revue, et on pensait (en riant) qu’un jour peut-être, qui sait?... nous aussi on écrirait des articles, et que ce jour là... ce serait notre tour !...

Utopie Critique doit vivre, même si Gilbert n'est plus là... Salut Gilbert, je t’embrasse, ainsi que Serge et pense à vous tous mes ami(e)s, nous qui avons perdu un frère. serge gomond  



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