L’agitation confuse de toutes ces affaires est cependant révélatrice d’une crise politique profonde qui ébranle les sommets de L’État et le parti « majoritaire » (est-ce encore le bon terme ?), c’est-à-dire les deux piliers de la Ve République. La focalisation sur le personnage de Valls a quelque chose d’un peu ridicule : Valls est, certes, un personnage de second ordre, dont les positions droitières ne sont un secret pour personne ; il avait été approché par Sarkozy en 2007, mais il a été choisi par Hollande et Ayrault et il reçoit leur soutien dans toutes ses actions même si, selon son habitude, Hollande s’efforce de cultiver l’ambiguïté et le malentendu. En matière d’immigration, la politique de Valls est sensiblement celle qu’ont suivie tous les ministres de l’Intérieur, de droite ou de gauche, depuis une trentaine d’années. C’est pourquoi les appels à la démission de Valls venus d’une large partie de la gauche n’ont guère de sens et encore moins les pétitions pour qu’il soit exclu de la gauche. Valls remplit parfaitement la mission que Hollande lui a confiée et ses déclarations sécuritaires qui font bondir toute la gauche sentimentale ont l’avantage de faire du bruit au moment où la gauche au pouvoir allonge à 67 ans l’âge de départ à la retraite, au moment où les plans « sociaux » succèdent aux plans sociaux et où, avec le fameux crédit impôts compétitivité » les impôts versés par les salariés et les ménages vont servir à des cadeaux somptuaires qui finiront pour l’essentiel dans la poche des grands groupes du CAC 40.
Le clivage fondamental, celui qui menace le plus gravement le gouvernement est non pas celui qui oppose la gauche des valeurs à celle de « la loi et l’ordre », c’est celui qui oppose les tenants de l’ordre mondial « néolibéral » et ceux qui tentent – bien ou mal – de s’y opposer et de résister à la machine infernale qui broie les peuples, les cultures, les acquis sociaux et les solidarités sur lesquelles se sont édifiées les communautés humaines. Et derrière ce clivage, il y en a un autre encore plus essentiel : celui qui oppose les défenseurs du mode de production capitaliste et les forces qui tendent à le renverser, forces qui naissent de la dynamique même de ce mode de production. Les courants « antinéolibéraux » et « anticapitalistes » de la gauche ne forment aujourd’hui qu’une minorité souvent confuse et prompte à faire passer au premier rang des combats de troisième importance, voire des combats qu’il eût mieux valu ne pas mener.
Au sein du PS, les héritiers de la social-démocratie d’antan ne sont plus qu’une minorité et seulement 17 députés se sont abstenus (quel courage!) de voter la loi sur les retraites. Dominent les amis de Lamy, de Moscovici, de Hollande et tutti quanti ainsi que les barons locaux du genre Colomb (Lyon), Rebsamen (Dijon), etc., qui ne cachent plus leur volonté d’en finir avec tout ce qui pourrait demeurer des traditions du PS. Ce sont eux qui se retrouvent dans l’action de Manuel Valls.
La crise politique découle de la contradiction explosive entre la base sociale du vote Hollande et la politique réelle conduite par la majorité PS : Hollande qui disait « mon ennemi, c’est la finance », Hollande qui voulait remettre à l’ordre du jour l’égalité comme valeur fondamentale de la république, Hollande qui, arrivé au pouvoir, conduit la politique que proposait Sarkozy, ni plus, ni moins. Nous avons déjà eu l’occasion de le montrer : la principale nuance étant que Hollande est encore plus atlantiste, si c’est possible, que Sarkozy. Certes Hollande n’a jamais réuni sur son nom un vote d’adhésion. Le secret de sa victoire est le rejet de Sarkozy – et encore un rejet beaucoup moins large que ce qu’on pouvait conjecturer à six mois de l’élection. Mais cette élection fait éclater au grand jour la mystification de la gauche. La gauche, née au début du XXe siècle, était la conjonction d’une gauche bourgeoise – radicale essentiellement, à l’époque – et des partis ouvriers en train de devenir réformistes et qui ne voyaient pas d’autre issue que l’intégration du mouvement ouvrier à l’ordre bourgeois afin de le réformer de l’intérieur. Nous ne devons jamais oublier que la « gauche » bourgeoise a fait bloc avec la réaction pour écraser les ouvriers en juin 48, avant de se faire casser la tête elle-même par Louis-Napoléon Bonaparte – à cet égard, il faut lire ou relire l’excellent livre de Marx consacré au « 18 brumaire de Louis Bonaparte ». L’exemple de Victor Hugo, cet emblème de la République, est révélateur : au début de la révolution de 1848, élu député, il va siéger avec les conservateurs. Lors des manifestations ouvrières de juin 1848, Victor Hugo, lui-même, va participer au massacre, en commandant des troupes face aux barricades, dans l'arrondissement parisien dont il se trouve être le maire. Il désapprouvera plus tard la répression sanglante. Il fondera le journal L'Événement en août 1848. Il soutiendra la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la République en décembre 1848. Son retournement et son exil volontaire datent du coup d’État de 1851. La gauche bourgeoise était pour l’essentiel hostile à la Commune de Paris et soutenait M. Thiers. Si Victor Hugo ne rejoint la vaste cohorte des écrivains qui crachent leur haine à l’encontre des Communards (Georges Sand, Théophile Gautier, Flaubert, ...), il écrit cependant ; « Bref, cette Commune est aussi idiote que l’Assemblée est féroce. » C’est la répression de la Commune qui le révolte et – c’est tout à son honneur – il sera un des rares à protester contre les fusilleurs. Après l’écrasement de la Commune, la « gauche bourgeoise » a pu s’appuyer sur le mouvement ouvrier pour balayer les réactionnaires cléricaux parce que ceux-ci finalement entravaient la marche en avant du capital. On ne devrait pas oublier comment le colonialisme, porté par les radicaux et l’armée, a été soutenu par la social-démocratie qui s’accordait avec les capitalistes sur la « mission civilisatrice » de la France. C’est encore la gauche qui organisa l’expédition de Suez en 1956, décida la guerre jusqu’au bout en Algérie et se retrouva derrière les États-Unis en 1991 dans la première guerre du Golfe ou en Afghanistan en 2001. Et c’est dans cette lignée que s’installe Hollande, chef de guerre au Mali et chef de guerre manqué en Syrie.
La gauche fait bloc … mais comme le disait Trotski, le cavalier et le cheval font bloc. Les ouvriers ont toujours servi de supplétifs à la gauche bourgeoise. Les radicaux, exploiteurs politiques des classes moyennes traditionnelles, se servaient des militants socialistes et communistes pour assurer leur place centrale dans la vie politique, ainsi que les prébendes et sinécures qui vont avec. Les radicaux ont pratiquement disparu : ce sont les socialistes qui les ont remplacés. Dans L’Illusion Plurielle1 nous avons analysé cette transformation. Choisir le PS, c’est seulement choisir un moyen, parmi d’autres, d’accéder à la classe dominante ou de consolider ses positions. Les trajectoires individuelles sont assez nombreuses pour illustrer ce propos.
C’est cette illusion et le bloc qui l’incarne qui sont en train d’exploser définitivement. Pendant près de trois décennies, l’épouvantail « Front National » devait maintenir la cohésion du « bloc des gauches ». Un antifascisme de pacotille permettait de réconcilier les fanatiques du libre-échange et les néokeynésiens de gauche. Le Parti de Gauche continue de maintenir à sa manière cet antifascisme illusoire. Mais les illusionnistes ne font plus illusion. L’électorat populaire de la gauche bascule de plus en plus souvent dans l’abstention, et parfois même dans le vote pour le FN. Sur le plan social, le gouvernement Hollande-Ayrault frappe si fort que, pour l’heure, la démoralisation l’emporte, mais cela ne durera sans doute pas. Les mobilisations face à la crise de l’agroalimentaire en Bretagne atteignent le noyau dur de l’électorat socialiste. Il en va de même des mobilisations des enseignants et des parents contre la loi Peillon de réforme des rythmes scolaires.
Bref, la crise au sommet, loin de se résumer à un conflit des « ego » est le signe de transformations profondes dans le pays, transformations qui risquent d’être douloureuses à tous égards, mais qui nécessitent de toute urgence que l’on sorte des analyses tirées du prêt-à-penser de la gauche.
Denis Collin – 20 octobre 2013
1Jacques Cotta et Denis Collin, L’Illusion Plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche, Jean-Claude Lattès, 2001. Nous en donnons un extrait ci-dessous.
L'Illusion Plurielle (2001) - extrait
Les scandales qui éclatent et sont étouffés avec plus ou moins de bonheur constituent un trait commun des différents gouvernements de la cinquième république. Lionel Jospin, lors de son discours d’investiture en 1997 avait clairement affirmé la volonté de rompre avec les mœurs corrompues connues sous ses prédécesseurs. Pourtant, inexorablement, malgré la volonté affichée, l’histoire des scandales a repris son cours. Et avec les scandales la volonté toujours aussi tenace de cacher la vérité.
“ Tu me tiens, je te tiens par la barbichette, le premier de nous deux qui parlera… ”. C’est le député Noël Mamère qui a reçu la tapette. L’histoire mérite qu’on s’y arrête. Lors des questions orales posées au gouvernement à l’assemblée nationale, le député vert se permet de rappeler que le recours à de faux électeurs dans certains arrondissements de la capitale était destiné à permettre à Jacques Chirac, alors maire de paris, de réaliser en 1989 le “ grand chelem ”. En précisant que l’actuel président de la République avait couvert ces agissements, Noël Mamère a déchaîné les bancs du RPR… sans pour autant s’attirer la sympathie de ceux du PS. Le lendemain, le RPR obtenait un rappel à l’ordre pour injures au chef de l’État ! Le président socialiste de l’assemblée, Raymond Forni, d’un ton solennel, rappela les bons usages au député vert qui n’avait rien fait d’autre que d’évoquer une vérité que nul n’ignore.
Le propre de l’Assemblée est de livrer parfois quelques confidences à condition d’un strict respect de l’anonymat. Nous ne citerons donc pas les députés ou attachés parlementaires de bords différents qui nous ont suggéré sur cette histoire un donnant-donnant particulier ; silence sur la Mairie de Paris, même si tout le monde sait, contre silence sur la MNEF !
La MNEF est le scandale qui manquait au tableau. Les cotisations étudiantes détournées, là pour financement politique, là pour enrichissement personnel. La liste est longue des membres du PS, ou de proches, impliqués dans ce dossier. Au début de l’affaire, tout était fait pour cantonner les responsables à quelques anciens jeunes, membres dans le passé des cercles dirigeants la mutuelle ou de l’UNEF. Puis, peu à peu, la liste a débordé les rangs des universités. Dominique Strauss-Kahn, Ministre de l’Économie et des Finances conduit à démissionner, après avoir nié l’existence de faux, dont il devait finalement reconnaître la réalité. Des députés socialistes impliqués, tels Jean Marie Le Guen, l'ancien responsable de la Fédération de Paris du Parti Socialiste, mis en examen pour “ recel de détournement de fonds publics ”, comme François Bernardini, l'ancien patron de la fédération des Bouches-du-Rhône. Des collaborateurs de ministres mis en cause. Marie-France Lavarini, par exemple, l’ancienne conseillère de Lionel Jospin, mise en examen pour “ recel de détournement de fonds publics ”, ou Christophe Borgel, l'ancien conseiller de Claude Allègre au ministère de l'éducation nationale, adjoint au maire socialiste du 19e arrondissement de Paris. La valse des noms se poursuit de semaine en semaine, au fil des interrogatoires et des mises en examen, ou des livres qui épinglent d’anciens amis jugés sans doute ingrats[1].
Avec Pascal Beau, délégué national à la politique de santé du Parti socialiste, mis en examen dans l'affaire de la MNEF pour “ complicité de recel de détournements de fonds publics et abus de confiance ”, c'est l'appareil du PS qui est atteint. D'autant plus qu'avec lui, Jean-Christophe Cambadélis allonge la liste. Député de Paris, l'ex-numéro 2 du parti est, lui aussi mis en examen pour “ recel d'abus de biens sociaux ”. Cette mise en examen, Jean Christophe Cambadélis l'ignorait lors de la publication de son livre “ Le Chuchotement de la vérité ”. À quelques semaines près, il y aurait sans doute consacré de longues pages.
L’affaire de la MNEF s’inscrit dans une triste continuité. Tous les gouvernements de la ve République ont été entachés de scandales mettant en scène des responsables au plus haut niveau de l’État. Les scandales impliquant la droite ont souvent été considérés comme faisant partie de l'ordre des choses. La gauche devait, pour la plupart de ses militants, mettre un terme à ces dérives. Et pourtant ! Les hommes de gauche savent aussi défrayer la chronique. Avant la MNEF les scandales “ de gauche ” constituent déjà une longue liste. L'affaire Elf par exemple qui, en plus de détournements massifs et non encore totalement élucidés, a révélé l’ampleur du système de corruption touchant jusqu’aux sommets de l’État. Ceux qui devaient être insoupçonnables par fonction furent atteint. Responsable socialiste au plus haut niveau, proche parmi les proches de François Mitterrand, Roland Dumas su faire connaître au pays tout entier l'existence de mocassins à plus de 10 000 francs, de statuettes à plus de 300 000, et d'une “ putain de la République ” qui n'avait pas de prix. En voulant rétablir les vertus de la politique, Lionel Jospin avait affirmé sa volonté de rompre avec des mœurs que les années Mitterrand avaient mis en exergue. La MNEF, et quelques autres affaires retentissantes, dont la découverte chez l’ancien ministre Dominique Strauss Khan de la cassette enregistrée de Méry, le collecteur de fonds du RPR qui met en cause le président de la république, sont arrivées à point nommé pour inscrire le gouvernement Jospin et son Parti Socialiste dans une triste continuité… Certes, il y a toujours des brebis galeuses. La cupidité et la “ faim sacrée de l’or ” triomphent assez vite de l’éducation morale. Mais, dans le cas d’espèce du Parti Socialiste, il faut certainement ajouter que la conversion aux vertus du profit, la levée des tabous sur l’argent, ont encouragé la frénésie affairiste. L’origine des affaires “ socialistes ” renverrait donc directement à une question d’orientation politique.
Le révélateur le plus clair des évolutions du Parti Socialiste est sans aucun doute le poids croissant que les grands patrons jouent dans ses rangs et … le poids croissant du PS dans les rangs du patronat. Au risque d’employer des gros mots comme “ classes sociales ”, voire “ lutte des classes ”, on doit bien chercher quelles sont les racines de classe du Parti Socialiste. Nous avons vu plus haut comment le parti lui-même, dans ses grandes masses, s’était nettement déplacé des ouvriers vers la “ upper middle class ”, des petits et moyens fonctionnaires vers les cadres supérieurs et les “ managers ”. Il faut maintenant étudier comment les réseaux du parti Socialiste et les réseaux du grand patronat, de ce qu’on appelait jadis la “ grande bourgeoisie monopolistique ” s’entremêlent au point parfois de se confondre. Sans aucun doute, si on étudie sa base sociale, la droite classique continue de représenter la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie traditionnelles. Mais dès qu’on va vers les sphères supérieures de la pyramide du capitalisme, la densité de socialistes au mètre carré s’accroît sérieusement.
Il y a là un paradoxe apparent. Le socialisme français traditionnel, s’il avait une vraie base ouvrière, comportait aussi dans ses rangs de nombreux éléments des classes moyennes traditionnelles : artisans, commerçants, médecins et avocats, petits patrons, des gens qui soit venaient de la clientèle traditionnelle du parti radical soit étaient d’anciens ouvriers ou des enfants d’ouvriers qui gardaient la fibre socialiste de leurs origines en dépit de leur élévation dans la hiérarchie sociale. La vieille SFIO justifiait d’ailleurs son réformisme et même son modérantisme obstiné par la nécessité impérieuse de sceller l’alliance de la classe ouvrière et de ces couches moyennes. Un jour que ses camarades français l’interrogeaient sur la véritable nature de la SFIO, Trotski leur répondit qu’elle était “ un parti de bistrotiers ”, qualification un peu méprisante mais loin d’être fausse, à condition de ne pas oublier que les bistrotiers socialistes étaient souvent d’anciens ouvriers socialistes qui s’étaient mis à leur compte et combattaient l’opium du peuple par le gros rouge et l’absinthe… Mais c’est aussi chez ces bistrotiers que s’organisait la vie politique ouvrière et syndicale, à l’heure où les partis qui prétendaient parler au nom des prolétaires n’étaient pas encore d’imposants propriétaires immobiliers. Le PS actuel, à l’évidence n’a plus rien à voir avec ce “ parti de bistrotiers ” … même si Jack Lang s’est démené pour faire classer le Fouquet’s monument historique.
À cet ancien bloc de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie (bloc qui trouvait d’ailleurs son complément dans l’alliance traditionnelle des socialistes et des radicaux), le socialisme de l’an 2000 substitue une nouvelle alliance de classes, celle des cadres supérieures, des nouvelles couches enrichies par le néolibéralisme et la mondialisation et des capitalistes des multinationales. On ne peut pas imaginer renversement politique plus complet. Il y a, certes, toujours eu des patrons socialistes, voire révolutionnaires. À tout seigneur, tout honneur : Engels dirigeait la filiale de l’entreprise paternelle à Manchester et Robert Owen, un des fondateurs du communisme, était également un entrepreneur. Précisons : il y a depuis longtemps de grandes familles capitalistes dont le cœur penche à gauche. Ainsi chez les Riboud ou les Seydoux les convictions de gauche sont de tradition… Il y a des hommes de gauche qui ont réussi à monter des entreprises florissantes. C’est le cas des anciens trotskistes André Essel et Max Théret, qui fondent la FNAC. Il y a Jacques Maillot avec “ Nouvelles Frontières ” et Gilbert Trigano avec le “ Club Med ”. Dans le cinéma ou l’édition, on trouverait aussi de nombreux représentants de ces hommes d’affaires de gauche. Tous ceux-là sont des capitalistes qui ont des convictions de gauche et parfois n’ont pas hésité à utiliser leur poids social et leurs moyens financiers au service de leurs convictions et pour la plupart sont gens fort respectables. L’évolution à gauche de certains courants chrétiens va également amener son lot de “ patrons sociaux ”, principalement parmi les amis de la CFDT. Enfin, le parcours personnel de François Mitterrand amène vers le PS des gens qui ne sont pas du tout de gauche, mais vont soutenir la gauche par amitié avec le Président de République – on pourrait ici citer André Rousselet, PDG des taxis G7 qui deviendra le premier dirigeant de Canal Plus.
À partir des années 80, c’est un tout autre processus qui se met en place. Des fonctionnaires et responsables socialistes vont utiliser leur accès au pouvoir comme un tremplin pour devenir des hommes des affaires – et parfois des affairistes – pendant que certains représentants de l’établissement financier se rapprochent du Parti Socialiste parce qu’ils prennent conscience que sous Mitterrand, “ les socialistes nous débarrassent du socialisme ” comme le dit un des personnages du téléfilm de Marco Pico, “ Les enfants du printemps ”.
À l’occasion de l’arrivée de Laurent Fabius à Bercy, lors du remaniement ministériel du printemps 2000, le Monde s’intéresse aux réseaux de nouveau ministre des Finances. Avec le sens de l’hyperbole qui lui est propre quand il s’agit des socialistes, le grand quotidien du soir détaille les constituants de la “ galaxie pourvoyeuse d’idées du ministre de l’économie ”[2]. Sur les indications, semble-t-il, de Henri Weber, sénateur de Seine-Maritime, ex-leader de la Ligue Communiste des années 60 et 70, un homme qui a ses entrées au MEDEF depuis qu’il a consacré au patronat une étude respectueuse, le rédacteur du Monde, décompose ainsi les cercles qui gravitent autour de Laurent Fabius. Viennent d’abord, sans que cela soit par un ordre d’importance réelle, les Socialistes avec le courant fabiusien du PS qui continue de contrôler en gros un quart de l’appareil du parti. Suivant les leçons de François Mitterrand, Fabius contrôle sa baronnie haute normande avec science, méthode et main de fer dans un gant de velours, mais il ne veut pas être trop lié au Parti Socialiste. D’où le deuxième cercle des intimes, cercle informel où son ancien directeur de cabinet, Louis Schweitzer, PDG de Renault, joue un rôle clé. Autour de Schweitzer, on retrouve, toujours selon le Monde, Serge Weinberg, président du directoire de Pinault-Printemps-La Redoute, qui fut chef de cabinet de Laurent Fabius lorsque ce dernier était ministre du budget. À ses côtés, un autre ancien du cabinet de Laurent Fabius, Charles-Henri Filippi, directeur général du CCF et Patrick Careil, PDG de la banque Hervé. La formule de ce deuxième cercle : comment passer des cabinets ministériels aux sommets du capitalisme français ?
À cette “ garde rapprochée ”, il faut ajouter tous ceux qui occasionnellement peuvent donner un coup de main ou dont les conseils sont sollicités. La liste donnée par le Monde est, là encore, assez significative : Patrick Ponsolle, PDG d’Eurotunnel, ancien directeur adjoint du cabinet de Laurent Fabius quand il était ministre du budget, Pascal Beaufret, directeur financier adjoint de Alcatel, son ancien conseiller technique à l’industrie et à Matignon, Lionel Zinzou, associé-gérant chez Rothschild et Cie, sa plume quand il était Premier Ministre, Édouard Stern, président d’International Real Returns, Philippe Calavia, directeur général délégué d’Air France, conseiller technique à Matignon de 1984 à 1986, Jean-Dominique Commolli, PDG de la SEITA, ancien chargé de mission à Matignon. Là encore la formule : haut fonctionnaire, cabinet ministériel, manager capitaliste semble fonctionner à plein rendement. On comprend mieux de qui Fabius est le porte-parole quand il arrive au gouvernement avec la ferme volonté de baisser les impôts sur les plus hauts revenus et de détaxer les stocks-options que Juppé avait surtaxées.
Dans ces multiples réseaux, on retiendra le rôle central joué par le PDG de Renault, Louis Schweitzer. Voilà un patron de gauche qui, plus que dix ou cent thèses, dit ce qu’est aujourd’hui la gauche, et singulièrement ce qu’est le Parti Socialiste. Louis Schweitzer, en tant que PDG de l’entreprise phare qu’est Renault, a montré de façon éclatante comment on peut être “ de gauche ” et se comporter comme un patron de choc. Élève de l’ENA de 1968 à 1970, Louis Schweitzer a intégré l’inspection des Finances. En 1981, il devient directeur de cabinet de Laurent Fabius au ministère du budget et à l’industrie ; quand son patron devient Premier Ministre, il occupera les mêmes fonctions à Matignon. Quand la droite revient au pouvoir en 1986, il rejoint Renault dont il devient le PDG en 1992. S’affirmant résolument de gauche, Schweitzer réfute l’étiquette de “ patron de gauche ” car “ il n’y a malheureusement pas trente six façons de gérer une entreprise. ”[3] C’est exactement la position d’un Tony Blair. Mais Schweitzer n’en fait pas une théorie. Il applique. Aux côtés de Fabius d’abord. Dans le grand jeu du mécano industriel des années 80 et après que Jean-Pierre Chevènement eût été mis sur la touche, c’est Fabius en effet qui va jouer un rôle central, dans les restructurations. C’est l’époque où la sidérurgie française est dépecée pour cause de non-compétitivité. Le gouvernement de gauche réalise ce que la droite – Giscard et Barre – n’avait pas réussi à faire en raison de la révolte des ouvriers … alors soutenus par la gauche. La Lorraine est mise au pain sec. Les ouvriers de la sidérurgie sont invités à se reconvertir en Schtroumpfs. Face à la droite, Fabius se plaint et se vante tout à la fois : nous avons fait “ le sale boulot ”. Maitre d’œuvre : Louis Schweitzer. Une étape décisive est accomplie dans la destruction politique de la classe ouvrière française. En tant que PDG de Renault, Schweitzer va poursuivre son œuvre. Lui qui a très largement organisé les nationalisations de 1981 va être l’artisan de la privatisation de Renault et de la liquidation de la “ forteresse ouvrière ”. En 1996, c’est lui qui fait pression sur le gouvernement Juppé pour arracher la privatisation de Renault : l’État conservait encore la majorité et Juppé, pas téméraire pour deux sous, lâche 6 % pour ramener la part de l’État à 46 %. C’est encore le gouvernement de droite qui impose cinq administrateurs publics à Renault alors que Schweitzer n’en voulait que trois. Ce n’est certainement pas à gauche qu’on trouverait des étatistes aussi sourcilleux. Heureusement, la gauche revient au pouvoir en 1997. Comme il n’y a pas “ trente six façons de gérer une entreprise ”, c’est sans état d’âme qu’il annonce brutalement la fermeture de l’usine Renault de Vilvoorde. Décision que Jospin, une fois élu, confirmera. Dès juillet 1996, Schweitzer a embauché un spécialiste en restructurations, venu de chez Michelin, Carlos Ghosn. C’est lui qui va restructurer l’ex Régie. Puis, début 1999, c’est la prise de contrôle de Nissan et les restructurations menées au pas de charge par un Carlos Ghosn qui peut démontrer tout son savoir-faire. Pendant des années, on avait mobilisé les Français contre le péril jaune – on n’oubliera pas les impayables déclarations de Mme Edith Cresson sur les “ fourmis ” japonaises. Les conditions de travail y étaient présentées comme un véritable bagne. Les ouvriers japonais ont pu tester qu’il y a pire qu’un patron japonais, qu’il y a un bagne plus terrible que la gestion paternaliste traditionaliste de l’Empire du Soleil Levant. Licenciements, destruction des avantages sociaux, chasse aux gains de productivité (cadences, flexibilité) : le patron “ socialiste ” n’a pas pris de gants. Et du même coup, il a fait justice des récriminations hypocrites dont les socialistes français nous ont abreuvés pendant des années. En France, il fallait faire des sacrifices à cause de la concurrence “ déloyale ” de l’Asie du Sud-Est. Aujourd’hui, c’est un des leurs qui demande aux Japonais des sacrifices en raison de la concurrence … des pays occidentaux qui ont mis à genoux la fière industrie automobile nippone !
Hasard du calendrier : quelques jours après le retour de Laurent Fabius au gouvernement, Denis Kessler, numéro deux du MEDEF et patron de la branche “ assurances ” de l’organisation patronale, recevait la légion d’honneur des mains du baron Ernest-Antoine Seillière. Rendant compte de cette petite sauterie bien parisienne, le Monde titre : “ La rosette de Denis Kessler réunit la gauche, la droite et le CAC 40. ”[4] Ce n’est pas que la rosette qui réunit tout ce beau monde ; Denis Kessler, à lui seul, est un concentré de toute la période historique que nous venons de vivre. En remettant la rosette, le baron résume, “ taquin ”, dit le Monde, l’évolution de Denis Kessler par la très classique formule : “ Quand on n’est pas gauche à vingt ans, c’est qu’on n’a pas de cœur ; quand on n’est pas de droite à quarante, c’est qu’on n’a pas de tête. ”
En effet, Denis Kessler fut dans les années 70 un des représentants de l’aile gauche de la CFDT. Spécialiste des retraites, il écrit un livre avec Dominique Strauss-Kahn puis finit par se faire embaucher comme fonctionnaire du CNPF avant de rentrer chez AXA. Hasard malencontreux (?), AXA, groupe dirigé par une des figures de proue du capital financier français, Claude Bébéar, a conclu un accord d’un genre nouveau avec la CFDT recentrée de Mme Notat : pour la première fois en France, les cotisations syndicales sont directement prélevées sur la feuille de paie des salariés. L’autogestion des années 60 et 70 s’est muée en pur corporatisme, en nouvelle forme de ce syndicalisme à cotisations obligatoires dont les ouvriers d’Europe de l’Est se sont progressivement débarrassés, en commençant par la révolte de Gdansk pour finir avec l’effondrement du mur de Berlin. Cette petite digression suffit pour montrer que le parcours de Denis Kessler n’est pas aussi bizarre qu’on pourrait le croire au premier abord. Mais l’histoire ne se termine pas là. Après son passage chez AXA, Denis Kessler revient au CNPF devenu MEDEF pour devenir le patron de la branche “ assurances ”, la FFSA. Protégé de Claude Bébéar, Denis Kessler a la réputation d’un défenseur du “ libéralisme intégral ” – comme tout le monde est rallié au libéralisme, il faut maintenant introduire des qualificatifs subtils pour en distinguer les diverses nuances. Bras de droit de Ernest-Antoine Seillière, Denis Kessler est le théoricien de la “ refondation sociale ”, c'est-à-dire d’une révolution radicale des rapports entre les partenaires sociaux, mettant à bas le vieux paritarisme, limitant drastiquement le champ d’intervention de la loi et de l’État. À ses côtés, on remarquera la présence de François Ewald, philosophe mais aussi ancien militant de la Gauche Prolétarienne, devenu un critique de l’État Providence.
Eh bien, chose étonnante, la seule confédération de salariés qui réponde positivement à l’invitation de Denis Kessler de Ernest-Antoine Seillière et qui accepte sa problématique est … la CFDT de Mme Notat. Cette “ refondation sociale ” trouve d’ailleurs des applications concrètes. Denis Kessler a inventé le PARE, un système de gestion des chômeurs calqué sur le modèle punitif de Mrs Thatcher et de son successeur néo-travailliste, Tony Blair. Encore une fois, seule la CFDT –aux côtés du groupuscule qu’est la CFTC- en accepte le principe. Que le monde est petit ! Syndicaliste gauchiste des années 60, patron libéral des années 2000, Denis Kessler reste fidèle à son organisation syndicale.
Quand on sait que la CFDT possède plus que des relais puissants dans l’appareil socialiste, la boucle est bouclée … et nous ramène à notre petite sauterie décorative. “ C’est presque une réunion du CAC 40 ”, dit Denis Kessler. Autour de lui et des dirigeants du MEDEF nous pouvons croiser Dominique Strauss-Kahn et Philippe Séguin, Claude Bébéar et Michel Bon, le PDG de France Télécom. Des patrons clairement à droite comme Vincent Bolloré ou Michel Pébereau et des patrons au cœur qui penche à gauche, comme les dirigeants de Schlumberger. Des dirigeants de la CFTC et de la CGC et comme le confiait Denis Kessler lui-même, “ Nicole Notat serait bien venue, mais elle est en vacances. ”
L’enchevêtrement des liens entre l’appareil du PS, la haute fonction publique, les patrons des grandes entreprises capitalistes et certains milieux syndicaux ou mutualistes est presque inextricable. Quand on tire un fil, tout vient progressivement. De tous les ministères importants partent des fils multiples qui vont conduire d’ambitieux énarques, de brillants inspecteurs des finances vers les sommets du capitalisme privé, souvent même du capitalisme privatisé. Pierre Bérégovoy est ministre des Affaires Sociales puis ministre des Finances entre 1982 et 1986. Comme directeur de cabinet, il appelle un homme jeune et brillant qui devient “ dircab ” à l’âge de 33 ans. À ce poste, Jean-Charles Naouri va être un des premiers artisans de la libéralisation des marchés financiers qui restera la “ grande œuvre ” de Pierre Bérégovoy – pour une telle opération, seul un ministre autodidacte issu des rangs ouvriers pouvait convenir. Selon la rumeur, rapportée par le Monde (15 septembre 1997), Jean-Charles Naouri aurait dit, lors de son pot d’adieu après la défaite de la gauche en 1986 : “ Dans la vie, il y a deux choses qui comptent : le pouvoir et l’argent. Nous avons eu le pouvoir, maintenant il nous faut l’argent. ” Apocryphe ou non, cette phrase résume admirablement et la trajectoire de Jean-Charles Naouri, et celle d’une large partie de la génération qui va accéder au pouvoir avec François Mitterrand. Naouri quitte donc la fonction publique et devient associé-gérant chez Rothschild – un parcours assez semblable à celui de l’ancien conseiller de Fabius, Laurent Zinzou. Chez Rothschild, d’ailleurs on peut faire des rencontres intéressantes. Nicolas Bazire, directeur de cabinet de M. Édouard Balladur sera, lui aussi, associé-gérant. En 1987, Jean-Charles Naouri crée le fond d’investissement Euris qui prend rapidement de l’ampleur, empilant les structures. Non seulement il a l’appui de Rothschild mais aussi celui de Lazard Frères, une compagnie financière qui accueillera bientôt dans ses rangs l’ancienne secrétaire générale adjointe de l’Élysée sous François Mitterrand, Mme Anne Lauvergeon. Celle-ci, après Alcatel, finira par prendre en main les destinées de la COGEMA. Mais ne nous égarons pas, ce qui est si facile : dès qu’on entre dans les méandres du grand capital, on trouve des socialistes et des hommes et femmes de confiance des socialistes dans tous les couloirs.
En 1991, Naouri entre dans le domaine de la distribution. Il reprend Rallye et Go Sport en se liant au groupe Casino dont il prend 30 % en échange de ses actifs dans Rallye. La financière Euris est ainsi devenue un important groupe de distribution. Inquiété par la commission parlementaire qui enquête sur la manière dont certains grands patrons ont profité largement de la liquidation de certains actifs du Crédit Lyonnais, Naouri règne sur un groupe qui pèse plus 10 milliards et sa fortune personnelle est évaluée à plus de 1,5 milliards de francs. Si la gauche n’a pas réglé la question sociale, en voilà un au moins qui a réglé sa propre question sociale ! Dans leur livre “ L’entreprise barbare ”[5], Albert Durieux et Stéphane Jourdain épinglent d’ailleurs Go Sport comme une de ces entreprises qui pratiquent le harcèlement systématique de leurs salariés, au point de fonctionner, disent ces deux auteurs, quasiment comme une secte.
On pourrait aussi s’intéresser aux heurs et malheurs de l’économiste Alain Bloubil, un autre proche de Pierre Bérégovoy qui, tout comme Naouri, aura maille à partir avec la justice, notamment à propos d’un méchant délit d’initié concernant Péchiney. Sans oublier quelques amitiés plus ou moins intéressées qui précipiteront l’intègre Bérégovoy dans la spirale infernale qui se terminera au bord du canal du Nivernais au petit matin du 1er mai 1993. Qu’on nous permette une digression et une interprétation. Pierre Bérégovoy, on s’en souvient, avait bénéficié d’un prêt à un taux avantageux de la part de Roger-Patrice Pelat, un homme d’affaires proche de François Mitterrand, qui sera soupçonné d’avoir bénéficié, lui aussi, d’un délit d’initiés dans l’affaire Péchiney qui vient d’être évoquée. Blessé d’être accusé de corruption par certains journaux, lâché par une partie de ses amis, confronté au désastre de la gauche aux élections du printemps 1993 qui ramènent le PS à un niveau d’avant le congrès d’Épinay, les raisons ne manquent point pour pousser au geste fatal cet homme fatigué par 14 ans presque ininterrompus de ministères exposés. Ancien ouvrier ajusteur, entré à 16 ans à la SNCF, qui a refusé les compromissions de la SFIO et rejoint le PSA en 1958 et Pierre Mendès-France dans l’aventure qui conduit au PSU, puis à la reconstruction d’une nouvelle force socialiste basée sur l’Union de la Gauche, Pierre Bérégovoy est peut-être confronté, en ce printemps de 1993, au bilan catastrophique de la vie de celui qui avait pensé la mettre sous le signe de la lutte pour la justice sociale. Acteur mais aussi victime des années fric, Pierre Bérégovoy a peut-être brutalement compris quel monstre était sorti des deux septennats socialistes.
On pourrait continuer l’énumération. Nous avons vu deux premiers ministres socialistes Fabius et Bérégovoy. Mais les amis et collaborateurs de Mauroy et Rocard ont aussi des trajectoires intéressantes. Ainsi Christian Blanc, ancien préfet qui s’est illustré lors de la négociation en Nouvelle-Calédonie, devenu patron de la RATP puis PDG d’Air France et organisateur de l’entrée de la compagnie dans l’ère du libéralisme et de la privatisation, Christian Blanc que “ L’Événement du Jeudi ” présente en ces termes : “ Homme de gauche et patron de choc ” (30/11/1995). Démissionnaire d’Air France en 1997, Christian Blanc vient d’être nommé vice-président de la filiale française de la compagnie financière Merryl Lynch. Belle carrière pour un préfet. On pourrait encore citer les spécialistes de l’aller-retour, par exemple, Martine Aubry, ministre puis DRH chez Péchiney puis à nouveau ministre chargée des Affaires Sociales et du Travail. On pourrait aller faire un tour du côté de Pierre Mauroy et croiser Jean Peyrelevade, devenu PDG du Crédit Lyonnais, dont il assure le redressement après le naufrage sous la présidence de Jean-Yves Haberer. Ancien directeur du Trésor nommé Bérégovoy, Haberer présidait aux destinées du Crédit Lyonnais quand se sont nouées les grandes affaires qui devaient le conduire à la quasi-faillite. Une affaire exemplaire des liens entre politiques, hommes d’affaires et aventuriers, qui devait être suivie du “ repas des fauves ”[6] auquel se livreront les grands capitaines de la finance française avec la complicité du CDR, l’organisme chargé de la liquidation des actifs du Lyonnais, mis en place par Édouard Balladur. Parmi les “ fauves ” qui se partageront les dépouilles de la vénérable institution, on retrouve les holdings de François Pinault et de Jean-Charles Naouri…
Il y a un homme qui symbolise mieux que tout cette grande confrérie du fric de droite et du fric de gauche. C’est Alain Minc, tantôt pour la gauche moderne, tantôt pour la droite, consultant et écrivain prolixe (surtout à la photocopieuse : ça va plus vite qu’au stylo). “ Pour fêter ses 50 ans, Minc réunit à la table du Grand Véfour, le 14 avril 1999, un “ nectar de Who's Who”. Par ordre alphabétique, citons Martine Aubry, Pierre Bergé, Vincent Bolloré, Michel Bon, Jean-Marie Colombani, Jean Drucker, Franz-Olivier Giesbert, Bernard Kouchner, Philippe Labro, Pascal Lamy, Gérard Mestrallet, Jean-Charles Naouri, Jean Peyrelevade, François Pinault, David de Rothschild, Ernest-Antoine Seillière, Louis Schweitzer, Anne Sinclair, Dominique Strauss-Kahn et Jean-Claude Trichet. Attention, précise un de ces heureux invités, ce n'étaient pas pures mondanités : “C'est vrai qu'Alain est snob comme un pot de chambre ”, mais “ les gens qui étaient là n'auraient normalement jamais dîné ensemble ”. ”[7]
Il y a évidemment des différences importantes entre les types d’hommes. Louis Schweitzer ou Christian Blanc ne ressemblent pas à Jean-Charles Naouri. Mais ces différences deviennent secondaires si on considère que le lien et le passage entre la politique et les affaires, qui constituait l’exception, est devenu la règle dans les cabinets socialistes. Ce qui était vrai essentiellement des partis de droite est devenu une des caractéristiques du Parti Socialiste et cela a nécessairement une signification politique.
Si, prenant un peu de recul, on considère maintenant le tableau d’ensemble, on ne manquera pas d’être frappé par la dynamique qui s’est mise en route avec l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981. Toute une génération de hauts fonctionnaires, souvent encore jeunes, va arriver aux affaires. Unissant idées modernistes, voire teintées de gauchisme à une forte culture de la compétence technique, ils vont progressivement pénétrer tous les rouages de l’appareil d’État et de l’économie. Puis, chevauchant la vague néolibérale, eux qui furent embauchés sous l’enseigne de la “ rupture avec le capitalisme ” vont se retrouver à la tête des plus grandes entreprises, souvent privatisées sous les gouvernements de droite et de gauche. On passe d’un capitalisme d’État qui se voulait “ socialiste ” à un capitalisme privé qui a pris entièrement le contrôle de l’État. En changeant ce qui doit être changé, ce processus rappelle étrangement le démantèlement de l’ex-Union Soviétique. Les bureaucrates formés à l’école du Gosplan vont engager la privatisation de l’économie d’État … et s’en partager les dépouilles.
Nous n’avons qu’effleuré les phénomènes de corruption, les “ affaires ” qui ont pourri le deuxième septennat de Mitterrand. Les “ affaires ” sont révélatrices, mais elles ne sont pas l’essentiel et peuvent même le masquer. L’essentiel c’est la transformation radicale de la relation entre le PS et les classes dominantes et du même coup le bouleversement de tout le champ politique, qui ne se circonscrit pas à la géographie parlementaire mais concerne la représentation politique de la nation dans toutes ses composantes et avec tous ses conflits. Cette transformation des liens entre les possesseurs de capital – les vrais, pas les petits épargnants qui se font plumer dans l’opération Eurotunnel – et le Parti Socialiste a plusieurs conséquences :
· Le PS n’est plus un parti pour la gestion loyale du capitalisme en temps de crise, comme ce fut le cas en 1936. Il est une solution sérieuse et durable pour les classes dominantes, au même titre que le sont les partis de la droite classique. Nous avons même vu que le PS possède sur ces derniers quelques avantages décisifs, notamment celui d’être moins lié à la tradition conservatrice pesante pour la “ nouvelle économie ”.
· Cette transformation du PS s’est opérée dans la douleur, la déception et les dégoûts des uns, l’enrichissement insolent et la corruption des autres. Avec Lionel Jospin, cette phase est terminée. Le ménage est en gros fait. Les défauts inévitables des “ nouveaux riches ” s’estompent avec l’habitude. Au total, le rigorisme protestant de Lionel Jospin aura été l’instrument de la normalisation consécutive à cette mutation du Parti Socialiste.
· Du point de vue de sa composition sociale, de son appareil, des liens qu’il entretient avec la société civile, le PS est désormais le parti du “ bloc central ” cher à Valery Giscard d’Estaing[8].
Encore une fois, il ne s’agit pas d’opposer un PS soi-disant “ révolutionnaire ” ou au moins fortement contestataire des années 70 au PS assagi par le pouvoir. Le PS a évolué par petites secousses, enregistrant tel tournant gouvernemental – en rouspétant – avançant, mezzo voce, telle innovation théorique. Il n’y a pas eu de congrès de Bade-Godesberg comme pour la SPD. Pas de spectaculaire changement de sigle. Et pourtant il a subi, en profondeur, une sorte de transsubstantiation qui bouleverse tout le paysage politique français. La seule chose qui le sépare maintenant du “ centre droit ”, de la démocratie chrétienne en particulier, c’est peut-être la relation à l’Église catholique. En dépit du poids des “ cathos de gauche ”, le PS reste largement un parti laïque. Mais l’affaiblissement du contrôle politique de l’Église, la désagrégation de la démocratie chrétienne européenne – crise du CDU, explosion de la DC italienne – et la montée d’une nouvelle droite réactionnaire – Haider en Autriche, “ centristes ” suisses – laissent augurer de nouveaux reclassements.
[1] Tout sur la MNEF de Olivier Spitakis, Edition n°1.
[2] Le Monde, Jeudi 20 Avril 2000
[3] Libération – Lundi 5 mai 1997
[4] Le Monde, Vendredi 21 Avril 2000
[5] Albin Michel 1999
[6] Pour reprendre le titre du livre de Thierry Pfister et Fabrizio Calvi.
[7] Libération - 10 décembre 1999 ; Compte rendu du livre de Éric Dupin, “ Un capitaliste français ”(J.C. Lattès, 1999)
[8] Dans Démocratie française, VGE, encore Président de la République, expliquait que la France devait être “ gouvernée au centre ” puisque l’évolution sociale et économique était en train de constituer un bloc central des classes moyennes qui reléguait la lutte des classes aux poubelles de l’histoire.
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PRAVDA EN BONNE VOIX : "te;ral » et ceux qui tentent – bien ou mal – de s’y opposer et de résister à la machine infernale qui broie les peuples, les cultures, les acquis sociaux et les solidarités sur lesquelles se sont édifiées les communautés humaines explique très bien Denis Collin Le Poisson pourrit par la tête -http://la-sociale.viabloga.com/news/le-poisson-pourrit-par-la-teteet "Au sein du PS, les héritiers de la social-démocratie d’antan ne sont plus qu’une minorité et seulement 17 députés se sont abstenus (quel courage!) de voter la loi sur les retraites. Dominent les amis de Lamy, de Moscovici, de Hol"