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Les idéologies de la croissance

Une conférence d'Henri Lefebvre

Par la-sociale • Bibliothèque • Vendredi 29/01/2010 • 2 commentaires  • Lu 3232 fois • Version imprimable


Nous reproduisons ci-dessous le texte d'une conférence du philosophe Henri Lefebvre, prononcée en 1972. L'actualité de ce texte n'échappera à personne.

Les idéologies de la croissance

Henri Lefebvre (conférence prononcée à Alger, le 17 mai 1972)

Le problème traité ici n'est autre que celui de la croissance économique et des idéologies qui se sont attachées hier, qui s encore aujourd’hui à la croissance. Le thème, ce n'est donc pas la croissance, mais le rapport entre croissance et idéologies. J’adopte le terme « croissance » au lieu du terme marxiste, seul scientifique, d’« accumulation élargie », précisément pour montrer que le terme «croissance » implique une idéologie. Ce n'est donc pas cour l'adopter sans critique, purement et simplement.

Il y a peu de temps les pays capitalistes avancés, ou plutôt leurs dirigeants, présentaient un tableau idyllique de la situation économique, malgré quelques ombres qui d'ailleurs s'effaceraient vite, disaient-ils. La croissance pouvait et devait être indéfinie. On la concevait telle, au moins -virtuellement. Sauf erreur grave de la part des politiques, pensaient les économistes, le processus de la croissance pouvait tendre vers une courbe exponentielle. Vous savez ce que cela veut dire. La croissance économique se confondait avec une croissance mathématique. Cette croissance était toujours considérée comme quantifiable, comme chiffrable (en tonnes d'acier ou de ciment en barils de pétrole, en unités d'autos ou de navires, etc.). L'aspect quantitatif de la croissance passait pour « positif », au sens le plus fort du terme. La croissance. de ce fait, était considérée comme souhaitable. On la concevait comme moyen et fin, en passant sous silence certains aspects pourtant peu négligeables. comme le profit des capitalistes. La croissance s'exprimait en taux bien définis, parmi lesquels le P.N.B. (produit national brut) jouait un rôle privilégié. littéralement fétichisé. La croissance indéfinie passait pour possible, d'après la science que l'on déclarait alors la plus moderne : l'économie. Les économistes élaboraient des modèles, le meilleur étant celui qui proposait et certifiait la croissance indéfinie. Il ne devait plus y avoir de crises, tout au plus des ralentissements, des récessions. La théorie marxiste des crises était renvoyée aux poubelles de l'histoire.

Dans cette mise en perspective, les difficultés de la croissance se situaient au début, dans la période que les marxistes appellent : période de l'accumulation primitive. C'était la fameuse théorie du « take off » — démarrage — de Rostow, l'économiste américain, conseiller réactionnaire de la Maison Blanche. Tout au plus, pouvait-il y avoir ici ou là quelque goulot d'étranglement. L'avenir s'ouvrait largement. Aux techniciens et technocrates de prendre les décisions qui engagent ou plutôt ménagent cet avenir.

Technologie et croissance passaient pour complémentaires l'une de l'autre ; les ordinateurs garantissaient et parachevaient ce processus virtuellement harmonieux, et le gigantisme ne faisait peur à personne, ni celui des entreprises, ni celui des projets, ni celui des stratégies. Au contraire : le gigantisme séduisait, passait pour un critère d'avenir.

Il y a déjà longtemps que les premiers symptômes, les avertissements, les «clignotants » comme disent les économistes, apparurent. Aujourd’hui, Galbraith fait figure de précurseur ; pourquoi ? Parce qu'il a dit, il y a une quinzaine d'années, qu'aux États-Unis les services publics (la poste, les chemins de fer, écoles, hôpitaux, transports en commun urbains, etc.) ne suivaient pas la croissance, qu'ils marchaient moins bien que les entreprises privées, que l'aménagement général de la vie était en retard sur les possibilités et les réalisations techniques des entreprises, que les modèles économiques constituaient plutôt un « système de croyances » qu'une science, et qu'enfin l'existence d'une techno-structure à l'intérieur des grandes entreprises ne suffisait pas à organiser la vie sociale en fonction de la croissance, les technostructures ne s'occupant que des entreprises. A cause de ces remarques critiques, il n'est bruit partout aujourd'hui que du génie de Galbraith.

D'autres théoriciens pourtant avaient prévenu l'opinion publique que l'auto, considérée comme objet-pilote, n'allait pas sans risques. Cette industrie, l'une des premières aux Etats-Unis, n'entraîne pas la mise en application d'une haute technicité, et, d'autre part, elle détruit l'espace urbain. Des voix que l'on ne tenait pas pour « autorisées » s'étaient également élevées pour dire que la croissance économique et le développement social n'étaient pas liés, que le quantitatif et le qualitatif n'allaient pas forcément ensemble. On n'écoutait guère ces critiques, jugées aberrantes.

Or, voici qu'en très peu de temps, un changement extraordinaire s'est produit : un tableau plus que noir, un tableau tragique se déploie devant nous. Certains vont jusqu'à présenter un nouveau millénarisme. Les échéances s'accumulent ; elles ont une sorte de caractère cumulatif, de sorte que l'an 2000 ne verrait pas seulement la fin d'un monde, mais la fin du monde. Lorsque Stanley Kubrick intitulait son film « 2001 », c'est ce qu'il voulait dire. Passera-t-on le cap de l'an 2000 ? Une idéologie apocalyptique a remplacé en très peu de temps l'ancien optimisme. A tel point qu'on voit apparaître par-ci par-là des théories cycliques du temps ; une vision « catastrophale » remplace l'ancienne idéologie du temps historique, du progrès de l'histoire rationnelle, ayant un sens et une finalité évidents.

Quels sont les arguments du nouveau millénarisme? Il est clair que l'argument principal vient du danger nucléaire ; les probabilités d'une troisième guerre mondiale grandissent, encore que cette guerre ne soit pas fatale. La séparation entre la guerre et la paix s'efface. La guerre ne se déclare plus, elle se fait. L'affrontement des stratégies aggrave les risques. Mais le grand pessimisme, le grand nihilisme européen a beaucoup d'autres sources. Par exemple, l'abandon du gigantisme qui a porté les rêves du temps de la croissance. L'inutilité des grandes entreprises interplanétaires est devenue évidente, à moins qu'on ne crée tout de suite, dès aujourd'hui, des agences de tourisme sur la lune. Les grandes firmes à l'échelle planétaire, les entreprises multinationales, portent en elles des dangers nouveaux. Ainsi I.B.M. est en train de constituer un réseau privé d'informations, qui lui permettra et peut-être lui permet déjà de traiter d'égal à égal avec les Etats. On a même parlé discrètement d'un « Yalta de l'Informatique » ! I.B.M. est en train d'établir un monopole mondial de l'information et du traitement de l'information.

 

Ce qui arrive, c'est l'abandon de la rationalité industrielle, au sens optimiste de ce terme. Pendant près d'un siècle et demi, on a pu croire que l'industrie portait en elle un principe d'organisation. C'était la thèse de Saint-Simon et en partie — je dis bien : en partie — celle de . On s'aperçoit maintenant que ce n'était qu'une idéologie. La puissance d'organisation que porte en elle l'industrie se localise dans l'entreprise ; elle s'y limite et ne s'étend pas à l'ensemble de la société, encore moins à l'ensemble du monde. De telle sorte qu'aujourd'hui nous vivons dans une terrible contradiction ; d'un côté, la croissance des forces productives rend possible quelque chose d'absolument nouveau : la jouissance du monde à travers l'automation de la production ; en même temps, la réalité, « l'actuel », devient de plus en plus terrifiant. La violence s'étend, devient endémique. Il ne s'agit donc pas seulement de la bombe et du danger nucléaire ; sur le plan idéologique, il ne s'agit plus du malthusianisme classique, mais de bien autre chose.

 

Énumérons rapidement les échéances. Ce qu'on appelle la pollution, l'environnement, n'est qu'un masque idéologique ; en particulier, le terme « environnement » n'a aucun sens précis ; c'est tout et ce n'est rien, la nature entière et les banlieues. La pollution, la crise de l'environnement, ne sont que la surface de phénomènes plus profonds, parmi lesquels le déchaînement d'une technologie incontrôlée ; le danger signalé par le rapport maintenant fameux du M.I.T. (Massachussetts Institute of Technology), c'est l'épuisement des ressources en fonction de la technologie incontrôlée et de la démographie galopante.

On a vu surgir des concepts singuliers. par exemple : la soft-technology, technologie qui ne brutaliserait pas la nature. l'artisanat technologique. On a vu apparaître le « shrinkmanship » (art du rétrécissement), visant à réduire les dimensions des entreprises, à obtenir la miniaturisation, surtout celle des risques. Le gigantisme était la marque d'un esprit d'entreprise audacieux. Maintenant, c'est le contraire qui va prévaloir. Un projet pour être pris en considération, doit être petit et précis. C'est le lieu de rappeler que des savants éminents ont pris pour seul mot d'ordre, pour seul programme : « survivre ». Et on a pu lire dans le Monde récemment que les gauchistes ont peut-être tort, mais que les hippies ont raison : ils ont établi que la productivité ne fait pas la qualité de la vie...

Pour comprendre ce qui se passe, il faut remonter assez haut, faire le compte à rebours du capitalisme et examiner le processus étrange qui va de l'esprit conquérant à l'esprit apocalyptique.

Qu'est-ce que la croissance au XIXème siècle ? C'est une poussée aveugle. Au XIXème siècle, chaque capitaliste produit pour son propre compte, pour son profit ; c'est un entrepreneur ; il a une entreprise. Ce qu'il produit, il le propose sur le marché. Le marché fonctionne comme une force aveugle. Il élimine, par la concurrence, beaucoup d'entrepreneurs. Pendant cette période, une double division du travail s'instaure. Il y a eu beaucoup de confusion, notamment chez Durkheim sur cette notion. Il faut rétablir clairement la distinction que fait : la division technique, c'est celle qui régit les opérations productives au sein de l'entreprise ; la division sociale, c'est le marché qui l'impose. Au XIXème siècle, le capitaliste présente ses produits sur le marché, les vend ou ne les vend pas. L'Etat ne joue pas encore un rôle de régulateur. Le capitalisme s'est établi d'abord en Angleterre où l'État était très faible. La croissance s'y est faite presque sans intervention de l'Etat.

Aujourd'hui. l’État devient non seulement le responsable mais le fonctionnaire de la croissance, notamment dans les pays « socialistes ». Alors qu'en Angleterre, au XIXème siècle, c'était le marché (mondial et national)

La division sociale du travail résulte de la pression du marché sur les entreprises ; seules les entreprises qui écoulent leurs produits sur le marché — difficilement prévisible, sauf à court terme — seules ces entreprises subsistent. Dans ces conditions, la masse du capital et des capitalistes va aveuglément de l'avant. Le mode de production fonctionne, il « croît ». C'est alors que l'industrie s'impose comme fait nouveau, bouleversant, transformant le monde de façon révolutionnaire, si l'on prend ce mot avec ses implications et ses conséquences : fin de l'ère agraire, patriarcale et féodale d'une part, et, d'autre part, montée de la classe ouvrière qui, d'après , mènera à bien la transformation du monde par l'industrie.

Pendant cette période, l'industrie apporte sa conception de la raison. Elle bouleverse notamment les anciennes philosophies, les sciences et les connaissances, avec des systèmes nouveaux, celui de Saint-Simon par exemple, puis la pensée de avec ses perspectives illimitées. L'industrie apporte donc une praxis nouvelle.

Si nous examinons maintenant le XIXème siècle finissant et le début du XXème, si nous essayons de décrire les résultats de cette poussée aveugle, nous pouvons dire à peu près ceci :

1 - Le monde de la marchandise se déploie, en liaison étroite avec l'accroissement de la productivité industrielle, et absorbe ce qu'il y avait avant lui ; le marché mondial se constitue.

2 - L'impérialisme, qui soumet par la force tout ce qui existe dans le monde aux exigences du marché et de la production capitaliste (matières premières, investissements de capitaux, etc.), s'ensuit.

3 - Un ensemble de contradictions en résulte, avec les crises cycliques dont a fait la théorie, qui reviennent régulièrement et qui produisent notamment des conjonctures de guerre. Il ne faut jamais oublier que la première guerre mondiale correspond à une crise cyclique et que la montée du fascisme, puis la deuxième guerre mondiale, correspondent aussi à une grande crise cyclique. Les crises cycliques et les guerres ont le même résultat : liquider des excédents (de choses et d'hommes).

Un mélange curieux d'idéologies accompagne la poussée aveugle du capitalisme. Les idéologies se montrent déjà pluri ou multi-fonctionnelles. Elles cachent la réalité, c'est-à-dire le caractère brutal de la poussée économique, de l'expansion capitaliste. Elles comblent certains champs ou certains points aveugles particulièrement gênants et semblent même éclairer l'avenir. Elles dissimulent les contradictions, et même les font apparemment disparaître, masquant dans une large mesure leurs propres contradictions en tant qu'idéologies. Enfin, elles préparent le chemin de l'expansion, sans rapport apparent avec la croissance et le profit.

Simultanément, les grands pays européens proposent le rationalisme et le nationalisme. Le rationalisme se veut universaliste, humaniste ; il se prétend fondé sur la science, sur la morale et sur le droit. Quant au nationalisme, il affirme au contraire des particularités dans les moeurs, les valeurs, les intérêts. Un siècle plus tard, il est facile de déceler une contradiction et même plusieurs contradictions entre le rationalisme et le nationalisme, mais à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, les gens ne manquaient pas qui se disaient à la fois rationalistes et nationalistes. L'Université, elle-même, n'était-elle pas à la fois rationaliste et nationaliste, notamment en France ? On ne s'apercevait pas qu'il y avait une contradiction destinée à devenir criante entre l'universalisme (rationnel) et les particularismes (nationaux). De même un scientisme, un déterminisme souvent très frustes, un positivisme, s'accordaient assez bien avec l'industrialisme, mais s'accordaient mal avec un certain culte de la liberté. C'est seulement aujourd'hui que ces contradictions apparaissent, ainsi que le rapport de ces idéologies avec l'expansion capitaliste, c'est-à-dire la croissance. Au XIXème siècle et dans la première partie du XXème, il y a toujours une séparation idéologiquement entretenue et pourtant dissimulée, entre l'individuel et le social, notamment entre l'activité du capitaliste individuel, l'entrepreneur. qui en tant qu'individu peut avoir beaucoup de qualités, et le capitalisme global qui avance implacablement. De même, il y a séparation idéologiquement entretenue et dissimulée entre les valeurs et les intérêts, les intérêts se calculant cyniquement en argent, les valeurs se promulguant sur le plan idéal ; de même encore, entre le « privé » et le « public », entre les nécessités à l'échelle de la vie privée et le résultat global à l'échelle étatique. Aujourd'hui, quand on considère ce passé, on aperçoit les nuages idéologiques couvrant la réalité ; pour les gens de cette époque, il s'agissait de connaissances, de raisons, de motivations très puissantes dans et pour leur conscience ; il s'agissait d'idéal, de mission historique, de droit, de civilisation.

Bien entendu, on ne peut parler de la croissance sans en montrer un autre aspect ; la théorie de la croissance n'est pas dans ces idéologies ; elle est ailleurs, dans la pensée marxiste, chez les « précurseurs » (mettons ce mot équivoque entre guillemets) comme Saint-Simon et Fourier, dans ses suites et ses conséquences. La théorie de la croissance, hors des idéologies (qui la dissimulent) se trouve chez , mais :

1 - elle y est incomplète ; l'accumulation élargie, ne l'étudie qu'en Angleterre ; il ne la comprend qu'en tenant compte du marché mondial, dont l'Angleterre bénéficie parce qu'elle a joué un grand rôle dans sa constitution. ignore ou presque l'action de I'Etat dans l'accumulation élargie. De plus la reproduction simple (des moyens de production) et la reproduction élargie ne sont pas très bien distinguées par . Ce que montrera en 1913 Rosa Luxemburg (« l'Accumulation du Capital ») ;

2 - cette théorie est critique (dans la pensée marxiste, toute connaissance est une connaissance critique).

Il se trouve donc que cette théorie de la croissance n'a pas été reconnue, au moins au début et pendant longtemps, par ceux dont elle dévoile l'activité. Au contraire, elle fut rejetée, refusée, persécutée, mais précisément agissante à ce titre.

Continuons à survoler la formation de l'époque contemporaine, c'est-à- dire à condenser ses traits caractéristiques en éclairant le processus selon l'axe choisi, à savoir la croissance et sa théorie.

Comme chacun sait, au XXème siècle, les grands pays capitalistes, en Europe, se heurtent et se brisent les uns contre les autres. Des contrées entières se séparent du capitalisme. Mais, premièrement, la révolution n'a pas lieu dans les pays industriels développés comme l'avait pensé , et c'est un échec relatif, momentané, grave cependant. Deuxièmement, le marché mondial reste puissant et unique, et c'est le grand échec de Staline. Si l'on tente le bilan du stalinisme, on peut bien sûr mettre au passif tout ce qu'il a eu d'oppresseur, mais le trait le plus important reste l'incapacité, malgré les efforts et les abus de pouvoir, à constituer un marché mondial autre que le marché capitaliste. Le marché mondial exerce une pression terrible. On peut évidemment être volontariste et dire qu'on réussira à le contrecarrer, rien n'est moins sûr.

Troisièmement, à travers leurs propres difficultés, les bourgeoisies ont gagné un haut degré de conscience politique et d'habileté manoeuvrière. Elles sont assez habiles pour tenter d'absorber la pensée marxiste elle-même. Elles ont dès lors une stratégie encore capable d'offensive ; et c'est, après le fascisme, le néo-capitalisme, le néo-impérialisme. Dans cette stratégie, la croissance joue un rôle de plus en plus grand et d'ailleurs inédit : elle se base sur le marché intérieur, et de plus en plus. Cette stratégie est tout à fait délibérée dans un pays comme le Japon, ce qui explique les taux de croissance exceptionnels. Bien entendu, aucune bourgeoisie au pouvoir ne renonce à trouver ailleurs, dans les pays peu développés, des sources de main-d'oeuvre et de matières premières, des débouchés, des territoires d'investissement ; mais la croissance basée sur le marché intérieur joue un rôle déterminant. Dans ces conditions, cette croissance se connaît et se reconnaît elle-même ; elle se connaît et se reconnaît à la fois comme fin et moyen, fin et moyen se confondant, le moyen devenant but et fin. La croissance porte dès lors en elle sa propre idéologie. Il semble qu'il y ait une logique de la croissance, et sa stratégie se confond avec l'idéologie. La croissance se dit nécessaire, déterminée ; elle se prévoit mathématiquement. On en construit de multiples modèles. L'important, c'est ici de souligner que la croissance ainsi connue et reconnue cherche la cohérence ; d'où l'importance, à partir d'une certaine date, de cette notion et la venue d'un véritable fétichisme de la cohérence. La cohérence recherchée, c'est celle qui éliminerait de la pratique sociale toutes les contradictions. Le curieux, l'étrange, c'est qu'alors la science devient idéologique, notamment l'économie politique. Qu'arrive-t-il ? On agit d'une manière tout à fait conséquente, on va jusqu'au bout pour maintenir la croissance. La destruction devient alors inhérente au capitalisme et cela sur toute la ligne. Pas seulement dans la violence déclarée, civile ou militaire. Pourtant on organise l'obsolescence des objets, c'est-à-dire que la durée des objets, des produits industriels, est abrégée volontairement.

La théorie de l'obsolescence donne lieu à des calculs mathématiques ; il y a une démographie des objets qui chiffre l'espérance de vie de n'importe quel produit et le marché s'organise en fonction de l'espérance de vie des objets. Toutes les « espérances » sont calculées, et pour tout objet : automobile (deux ou trois ans), salle de bains (une dizaine d'années). La science est affectée d'un caractère de mort ; elle calcule la mort des choses et la mort des hommes, sur le modèle des tables dont se servent les compagnies d'assurance. Toutes les données du capitalisme fonctionnent sur des tables de mortalité. C'est un élément essentiel du système.

L'usure morale des machines est expressément voulue ; l'outillage est remplacé avant d'être matériellement usé ; il y a détérioration intense du capital fixe, attribuée au progrès technique, et c'est précisément une fonction du progrès technique que de détruire du capital fixe, sans compter bien entendu les destructions des guerres, la destruction de la nature elle-même. Cela, l'idéologie de la croissance le masque avec soin et elle peut le masquer : l'élément négatif n'est plus en dehors du capitalisme. il est dans son propre sein.

Pendant la même période, l'armement entre dans la production pour la croissance. La paix cesse de se distinguer de la guerre. Insidieux ou brutal, le torrent de la production pour la production avance. Le négatif ? Il n'est plus, disons-nous, hors du processus, dans ses arrêts, ses crises. Il est en lui, la destruction devenant inhérente à la production, immanente. Ce qui la dissimule et laisse croire à l'absence de crise !

On fait aujourd'hui un mérite à Galbraith d'avoir émis quelques réserves sur le caractère positif et rationnel de la croissance ; mais à la même époque, il y a dix ou quinze ans, Vance Packard était allé beaucoup plus loin. L'aurait-on oublié ? L'Unesco organise un colloque sur la croissance et sa finalité ; M. Giscard d'Estaing y a invité Galbraith et non Vance Packard, semble-t-il, qui a montré comment la croissance était basée en Amérique sur le gaspillage.

La démographie des objets, c'est l'envers scientifique de la publicité ; c'est une science de l'organisation du marché. La publicité agit sur les besoins ; elle les formule et les fait correspondre aux objets et inversement ; la démographie des objets, la théorie de l'obsolescence et de l'espérance de vie des objets, exactement calculée dès la fabrication, c'est un aspect scientifique de la production capitaliste ; c'est bien l'association de la science à la destruction.

Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une « pulsion de mort » inhérente au capitalisme, d'un vague instinct mortifère, comme disent certains psychanalystes et ceux qui les suivent, avec ou sans réticences. Dès que l'on introduit de telles entités occultes, on peut dire n'importe quoi et l'analyse critique se change en verbiage. Le succès ou l'insuccès du verbalisme ne sont que subsidiaires.

Ceci nous mène à une période, qui a duré une vingtaine d'années, approximativement de 1950 à 1970, la période idyllique pour l'ensemble du capitalisme. Du point de vue de la bourgeoisie et du capitalisme, il y a encore quelques ombres au tableau ; les guerres ne cessent pas (en Afrique, en Asie) mais de leur point de vue les inégalités dans la croissance qui provoquent ces conflits peuvent et doivent se résorber à la longue. Les secteurs attardés ou arriérés — les pays non développés — peuvent et doivent s'intégrer à la croissance. Si nous employons des métaphores classiques, on peut dire qu'à ce moment, pour les dirigeants du capitalisme, le navire a trouvé moteur, gouvernail et a son cap fixé. D'une façon un peu plus précise, il se constitue alors des noyaux solides, des centres, bref ce que François Perroux appelle : les pôles de croissance. Tout est subordonné à la croissance, avec des implications remarquables :

1 - pendant cette période, les sciences deviennent des outils de la croissance. Les sciences dites sociales en particulier deviennent instruments du contrôle politique de cette croissance, qu'il s'agisse de l'économie politique, de 'la psychologie, de la sociologie. Autrement dit, ici encore s'établit une confusion entre la scientificité et l'idéologie, analogue à celle qui s'établit entre logique et cohérence dans le projet et la stratégie d'une croissance indéfinie. Pendant cette période, la sociologie devient directement, immédiatement, un moyen de contrôle ; on le constate quand tel sociologue fournit explicitement des données, c'est-à-dire que des éléments statistiques plus ou moins traités sont vendus par l'intermédiaire des banques de données aux utilisateurs, privés ou publics ;

2 - les sciences s'intègrent directement dans la production à travers la technique et les machines (capital investi, dit « fixe »), propriétés du capital et de l'Etat, celui des classes dominantes. Les sciences en général sont dans ces conditions à la fois intégrées et intégrantes. Le concept même de « l'intégration » monte à l'horizon. Il va de soi que cet usage massif du savoir implique et indique un non-savoir ; le mécanisme lui-même de l'usage du savoir doit rester inconnu, méconnu, non-su (ignoré). Ce qui implique encore d'autres conséquences en ce qui concerne le savoir, le non-savoir, leurs rapports ;

3 - en conséquence, l'accumulation capitaliste change de caractère ; il ne s'agit plus seulement d'une accumulation de richesse ou de moyens de production, mais de l'accumulation des techniques, des informations, des connaissances en général, littéralement capitalisées dans les principaux pays, avec l'Etat qui garantit cette organisation centralisée (située et localisée dans les centres de décision).

Le néo-capitalisme contracte donc un lien nouveau avec les sciences et les scientifiques, ce qui se répercute tôt ou tard sur les institutions concernées, la Recherche scientifique, l'Université, etc. De ce néo-capitalisme on peut dire que c'est un capitalisme d'organisation, ce qui ne veut pas dire un capitalisme organisé. Loin de là. Sa cohésion n'est que superficielle car il n'arrive pas à résorber ses contradictions. La cohérence n'est qu'idéologique (intervenant dans la « réalité », liée de près à cette réalité, et cependant la voilant, selon le concept même de l'idéologie : masquant ses contradictions). Le négatif continue à travailler en profondeur. Cette société a pu s'appeler technicienne, ou technologique ; elle a reçu encore bien d'autres noms ; la plupart de ces dénominations et peut-être toutes n'en retiennent qu'un trait ou un aspect, ne contiennent pas l'ensemble.

Dans quelle mesure y a-t-il intégration, récupération de tout ce qui s'opposait à cette société : idéologies, groupes sociaux, classes ? Cette question semblait résolue dans la période euphorique ; même la classe ouvrière semblait intégrée, virtuellement ou actuellement, son opposition atténuée ou même résorbée. C'est alors que s'impose une vérité (apparente) qui n'apparaît paradoxale qu'aujourd'hui : la croissance illimitée — l'extension indéfinie des centres, des noyaux, des pôles de croissance. Cette mise en perspective qui a régné entre 1950 et 1970 engendrait alors. en même temps que sa prétendue logique, des stratégies qui peu à peu couvraient l'espace entier et qu'il faudra par ailleurs étudier pour elles-mêmes. Elle a engendré l'image du « leadership » du pays le plus avancé, les Etats-Unis, ainsi que l'image de marque du groupe porteur de la croissance, la garantissant : les technocrates et la technostructure.

Ainsi s'est constituée la représentation trompeuse d'une totalité nouvelle, d'une société se constituant sur de nouvelles bases, la classe ouvrière acceptant d'entrer dans cette totalité, les hommes politiques n'ayant qu'un rôle déterminé et limité : protéger la croissance. Toujours dans cette période et cette perspective, apparaissent alors à côté de la logique idéologique de la croissance et de la cohérence, à côté de projets stratégiques « opérationnels » à l'échelle mondiale, des idéologies proprement dites : le productivisme, c'est-à-dire l'apologie de la production pour la production — l'économisme, c'est-à-dire la thèse d'une priorité absolue de l'économique le fonctionnalisme et le structuralisme, instruments dans la poursuite d'une cohérence théorique et d'une cohésion pratique.

Le fonctionnalisme détermine les fonctions des groupes sociaux et des institutions par rapport à une croissance supposée ou plutôt souhaitée harmonieuse ; quant au structuralisme, il représente idéologiquement l'activité des technocrates qui s'occupent d'utiliser le savoir pour « structurer » l'espace dans la perspective d'une croissance illimitée, avec un moyen d'action particulièrement puissant et même efficace : la bureaucratie.

Ces grands projets, aujourd'hui, laissent apparaître leur côté paradoxal. Il s'agissait de briser les entraves aux forces productives, de leur frayer le chemin vers un horizon sans limites, mais en maintenant les cadres sociaux existants, plus exactement les rapports de production existants ; bien plus, en reproduisant pour l'essentiel ces rapports de production, en ne lésant (aussi peu que possible) que les couches attardées de la bourgeoisie, celles qui sont liées à la petite et moyenne industrie, les modifications ne touchant donc que des détails d'aménagement. Or, cette rupture des entraves aux forces productives, c'est le projet de la pensée marxiste elle-même, ici retourné, inversé, lui-même récupéré par la bourgeoisie. Est-ce « inconscient » ? Ce n'est pas sûr. A travers Keynes et quelques autres, le retournement du projet marxiste a été sans doute très conscient dans quelques milieux dirigeants. Situation singulière, encore peu analysée.

Pendant ce temps, le marxisme, transformé lui-même en idéologie, devenait dans une partie du monde l'opium du peuple. Humour noir...

Il y a d'autres explications encore moins analysées que les précédentes. Pendant cette -période euphorique pour le capitalisme, que fait « la gauche » ? Que font les intellectuels critiques ? Que fait la « théorie critique » ? En premier lieu, ils constatent non sans étonnement, la plasticité du capitalisme, la capacité de la bourgeoisie à se rétablir après quelques moments difficiles, à intégrer ce qui semblait irréductible, à utiliser les sciences et les techniques, à créer des techniques nouvelles telles que les techniques de gestion.

À la fin de la deuxième .guerre mondiale, l'idée que la bourgeoisie était épuisée, finie, était répandue, acceptée, jusque dans certains milieux de cette bourgeoisie. On ne sait pas encore bien comment et quand s'est opéré le rétablissement. Cela a-t-il été pensé, conçu ? Je le croirais assez, et que la tactique (sinon la stratégie) partit de milieux assez intelligents mais assez cachés.

1 - Je pense que les gens dits de gauche ont contribué fortement au rétablissement du capitalisme. Pensons à ceux qui, vers 1950, voulurent innover en créant des espaces de loisirs, en permettant des vacances pour le peuple, des vacances où — dans et par les loisirs — le peuple s'affranchirait de l'oppression capitaliste. Ce furent d'abord de petits clubs modestes, qui ont tellement bien réussi que cette entreprise dite « sociale » est devenue une énorme entreprise capitaliste. Qu'est-ce qui s'est passé ? Je répète que l'histoire dé cette plasticité et de ce rétablissement du capitalisme n'est pas faite. Autre exemple : le service des « comptes de la nation ». Les « progressistes » ont inventé cette institution, qui devait introduire l'honnêteté dans le système fiscal et devint bientôt l'organisme des planifications (indicatives) au service du pouvoir d'État capitaliste.

On écrit beaucoup sur ces périodes écoulées, mais journalistiquement, avec une superficialité extrême. En profondeur, l'histoire de cette capacité de rétablissement de la bourgeoisie n'est même pas esquissée. Il y a beaucoup à dire. Cette capacité de la bourgeoisie à se rétablir n'a pas eu lieu qu'en France ; c'est un phénomène à l'échelle mondiale.

2 - Les intellectuels ont admis, accepté la situation nouvelle en lui Cherchant un nom ; d'où les dénominations diverses déjà mentionnées : société technicienne, société de consommation, société de loisirs (la pire des mystifications). Leur critique devint alors moralisante et esthétique. Elle a cessé de porter sur l'essentiel ; elle a porté sur la laideur, la méchanceté, la pauvreté...

3 - Le plus grave peut-être, sur ce point précis, ce fut, c'est la rationalisation et la systématisation, en la faisant apparaître à la fois comme motivée, suivant certains schémas de causalité, et comme close. C'est là où j'incrimine la pensée et les ouvrages de H. Marcuse. Sa théorisation est celle du fait accompli. La mise en forme théorique opérée par Marcuse part du rôle de la connaissance dans la croissance capitaliste ; il l'analyse correctement en se bornant au capitalisme américain ; il reste entendu pour lui que la cohérence est atteinte ; il montre à l'ouvre une rationalité immanente, ravageuse mais efficace, qui réussit à rendre « l'homme » unidimensionnel, et qui ferme le système.

La capacité intégrative du savoir parvient d'après lui à priver simultanément la bourgeoisie et la classe ouvrière de tout rôle historique, de toute possibilité de transformation (qualitative). Face à face, elles se neutralisent, toute opposition entre la vie publique et la vie privée, les besoins individuels et les besoins sociaux tombant en raison du progrès technologique. Le « positif » triomphe du négatif. Le « système omniprésent » qui stabilise la société entière surclasse le mode de production capitaliste mais en même temps l'achève, mises à part quelques fissures par lesquelles fusent les protestations des désespérés. Au lieu de montrer des failles au sein de cette cohérence, des lacunes destinées à s'agrandir, Marcuse a insisté sur la logique interne, venue de l'application du savoir à la pratique sociale du capitalisme. Dans ces conditions, si les centres capitalistes sont solides, puissants, logiques et destinés à croître, d'où peut venir une contre-offensive ? Ou bien elle n'aura pas lieu, ou bien elle viendra des périphéries !

Le terme périphérie doit être pris en plusieurs sens, des frontières souvent invisibles séparant mal les uns des autres les éléments périphériques. Dans ce sens différentiel, les périphéries comprennent :

1- les pays dits sous-développés et notamment les pays ex-coloniaux mais plus largement le prolétariat mondial, distingué de la classe ouvrière, prolétariat écarté des moyens de production dans des continents entiers tels que l'Amérique latine, donc non intégré et non intégrable (alors que la classe ouvrière, occupée dans les entreprises, ayant donc un rapport déterminé par le mode de production capitaliste mais articulé comme tel avec les moyens de production, apparaît intégrable et même intégrée). Le prolétariat, dans ce sens, ce sont les éléments inclassables, par exemple les paysans, dépossédés par la décomposition des structures agraires qui affluent dans les villes et constituent, en bordure des villes d'Amérique du Sud, les « favellas» ;

2 - les régions éloignées des centres jusque dans les pays capitalistes, par exemple, en France, la Bretagne, le Pays basque, l'Occitanie ; en Italie, le Sud, la Sicile ; en Grande-Bretagne, l'Irlande, le Pays de Galles, l'Écosse, etc.

3 - les périphéries urbaines, à savoir la population des banlieues, les travailleurs étrangers dans les bidonvilles, etc.

4 - les périphéries sociales et politiques, d'abord la jeunesse et les femmes, ensuite les marginaux tels que les désespérés, les « fous », les drogués, les invertis.

C'est dans ces conditions qu'un certain nombre de groupes dits « gauchistes » ont déterminé des points d'attaque ; dans l'ensemble, ces groupes, périphériques eux-mêmes, misent sur des périphéries et sur des questions périphériques, avec des propositions elles-mêmes marginales. Par exemple : « Jouissez ! ne travaillez jamais ! Nous sommes tous des délinquants, des obsédés sexuels, des schizophrènes ». Cette tactique misant sur les périphéries n'a pas tort ; en effet, l'existence même des périphéries est symptomatique et révélatrice de quelque chose de très important : le fonctionnement , de la « centralité ». Ce qu'on appelle le « gauchisme » prépare et même effectue, directement ou indirectement, une critique plus radicale que celle qui s'adressait seulement à l'économique : la critique du pouvoir. Les masques et les pièges du pouvoir sont montrés en pleine lumière, les habiletés et subterfuges dénoncés, les nuées idéologiques dissipées. Dans la critique du pouvoir, les questions des prisons, des hôpitaux psychiatriques et de l'antipsychiatrie, des répressions diverses et convergentes, ont une importance considérable. Et cependant, cette tactique qui mise sur les périphéries et seulement sur les périphéries n'aboutit qu'à des opérations dites ponctuelles, séparées les unes des autres dans le temps et l'espace. Elle néglige les centres et la centralité, en un mot le global.

Or, la question des centres et de la centralité est essentielle: Tant que les centres et la centralité resteront stables ou se reconstitueront, les opérations ponctuelles seront vaincues une à une. L'essentiel, en ce qui concerne les centres, c'est leur activité qui consiste justement à produire et reproduire des périphéries. Ils les suscitent et les expulsent ; ils les entretiennent en les écartant ; ils éloignent d'eux-mêmes, les centres de décision c'est-à-dire de pouvoir, de puissance, d'information, de connaissance, ceux qui n'acceptent pas le pouvoir. Est-ce que cela veut dire qu'ils sont au-dessus de toute crise ? Non, et c'est l'intérêt de la situation actuelle.

Si les centres de décision, avec leurs caractéristiques, se fissurent, s'ils ne peuvent éviter les saturations ou les dislocations, quelque chose de nouveau s'annonce : une crise globale. Ce n'est pas seulement que le côté destructif s'accentue dans le capitalisme et l'emporte, avec la destruction de la nature et. à la limite, celle de la planète ; ce, n'est pas qu'un obscur instinct « mortifère » soit à l'œuvre, ce n'est pas seulement l'effondrement du productivisme, de l'économisme. Ce ne sera plus la crise économique classique, la crise de surproduction, telle qu'elle a sévi entre 1929 et 1933, avec les conséquences que l'on connaît. Ce qui s'annonce, c'est une crise de la reproduction des rapports de production, au premier plan, la défaillance des centres et des centralités. Cette crise globale atteindra, elle atteint peu à peu tous les niveaux de la société existante, notamment l'idéologique, le culturel, c'est-à- dire les superstructures, les structures sociales et politiques, sans exclure bien entendu l'économique. Vraisemblablement, la fameuse intégration de la classe ouvrière apparaîtra conjoncturale et non structurale ; déjà menacée, cette intégration ne durera pas, elle laissera place à l'auto-détermination de cette classe.

En ce qui concerne les superstructures, les symptômes de la crise s'accumulent. Elle touche tous les secteurs de la « culture » et plus encore des institutions aussi importantes que la justice, l'information (la télévision), l'enseignement, etc.

En ce qui concerne les structures et la base économique, un symptôme et plus qu'un symptôme, c'est-à-dire à la fois un effet et une cause, une raison et une conséquence de la crise, c'est l'ensemble des phénomènes urbains.

Nous savons que la ville historique a éclaté. Cet éclatement a été utilisé pour constituer un espace régi par les impératifs de la croissance. Cet espace se veut rationnel est à la fois chaotique et saturé. Venu de l'industrialisation massive, il tend à compromettre l'existence des grandes villes capitalistes : celles-ci deviennent incontrôlables, ingouvernables, invivables, alors qu’elles abritent les centres de décision. C'est là qu'on voit surgir et grandir la crise de la centralité. Cette faille de cette société, ce n'est pas la seule, mais la plus large, ne cesse de s'élargir, de s'aggraver. Les prospectivistes américains savent depuis quelque temps que la ville américaine comme réalité transforme en rêve la rationalité de la croissance. Les capitalistes américains se trouvent devant des options déchirantes : ou bien sacrifier la ville. c'est-à-dire New York, Chicago, Los Angeles, etc. et constituer ailleurs, non sans difficultés, des centres de décision, ou bien sauver la ville en lui consacrant dés ressources énormes et même l'ensemble des ressources dont peut disposer la société américaine.

Ces problèmes peuvent-ils être résolus par la bourgeoisie, dans le mode de production capitaliste ? Question à laquelle il est impossible de répondre Aucune barrière, ni économique ni idéologique n'interdit aux dirigeants les plus lucides, les mieux informés, d'aborder ces. questions. Il n'y a pas de muraille invisible, pas d'interdit social ou politique qui dise : « Tu n'iras pas plus loin ». Et cependant, les difficultés s'accumulent et s'il faut choisir, aucun des choix (sacrifier la ville ou la sauver) n'ira sans contradictions nouvelles. Sans doute, aux États-Unis d'abord, dans les grands pays capitalistes ensuite, les « compagnies » produisent et vendront des dispositifs anti-pollution, et de l'environnement (du « design »). Les questions urbaines seront-elles pour autant résolues ?

D'autre part, un phénomène très étrange apparaît et se confirme : tous les politiques, dans tous les régimes, se prononcent sans réserve pour la croissance. Avec des raisons diverses selon les- régions et les idéologies, mais toujours bonnes. Je ne veux pas ici parler de tous ceux qui s'intéressent à la politique, mais des hommes qui sont dans les institutions, celles du pouvoir. Évidemment, les raisons que l'on peut donner pour maintenir la croissance ne sont pas les mêmes dans les pays dits mal développés, autrefois ou encore dépendants, et les grands pays industriels. Les raisons données par les politiques dans les pays dépendants sont certainement « meilleures ». Il n'en reste pas moins que la quasi-totalité des politiques se prononce pour la croissance dans les pays qu'ils contrôlent, en refusant de tenir compte des graves implications et conséquences ! D'où une situation à propos de laquelle le mot « paradoxe » est faible.

Certains groupes dits « gauchistes » casseraient volontiers la .croissance. risquant le retour à l'archaïque et la dislocation de la totalité sociale, et cela en continuant à miser sur les seules périphéries. Quant au mouvement communiste et socialiste, il a toujours misé sur le global, sur le central. Conservateur à sa manière, ce mouvement se propose de maintenir la croissance et se dit seul habilité à la maintenir. En somme, socialistes et communistes, en- Europe, proposent seulement de prendre le relais de la bourgeoisie dans la croissance, bien qu'ils divergent sur les modalités d'exécution. Pour eux, la critique de la croissance ne représente qu'un malthusianisme généralisé (à tous points de vue : démographique, technologique, économique).

Quant à la bourgeoisie et au capitalisme, ils flottent, comme on sait. entre l'euphorie et le nihilisme : ils pressentent les difficultés de la croissance indéfinie pour les avoir expérimentées ; ils promettent qu'ils maintiendront la croissance mais sans confiance dans l'avenir. Leurs sautes d'humeur sont continues.

À travers la problématique de la croissance, ce sont donc des idéologies nouvelles qui s'affrontent. En essayant d'écarter le voile des idéologies, on peut cependant affirmer que la croissance indéfinie est impossible et que cette thèse, celle de sa poursuite indéfinie, est elle-même une idéologie. S'il se vérifie qu'une crise globale menace les centres, la situation pratique et théorique donne tort à ces courants qu'on appelle « gauchistes » alors qu'ils ont raison de dénoncer les méfaits de la croissance et de son idéologie. Dans ces conditions peut-il s'agir seulement de prendre la relève de la bourgeoisie pour retrouver les mêmes problèmes ? Non. Il faut trouver autre chose. On peut proposer

1 - une stratégie qui rassemblerait les éléments périphériques avec ceux des centres en difficulté, c'est-à-dire avec les éléments de la classe ouvrière qui se délivreront de l'idéologie de la croissance ;

2 - une orientation de la croissance vers les besoins spécifiquement sociaux et non plus vers les besoins individuels, orientation qui impliquerait la limitation progressive de cette croissance et qui éviterait soit de la casser brutalement, soit de la prolonger indéfiniment. On sait par ailleurs que ces besoins sociaux qui, d'après , définissent un *mode de production socialiste, sont de plus en plus urbains et relatifs à la production ainsi qu'à la gestion de l'espace.

3 - un projet complet et détaillé portant sur l'organisation de la vie et de l'espace en y faisant la plus large part à l'autogestion, mais en sachant que l'autogestion pose autant de problèmes qu'elle en résout.

Un tel projet global, voie plutôt que programme, que plan ou modèle, porte sur la vie collective et ne peut être qu'œuvre collective, simultanément pratique et théorie. il ne peut dépendre ni d'un parti, ni d'un « bloc » politique, mais ne peut s'attacher qu'à un ensemble, diversifié, qualitatif, de mouvements, de revendications, d'actions.

(publié la première fois dans L'homme et la société, numéro 27, janvier-février-mars 1973).

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Commentaires

A propos d'Henri Lefebvre par jpf le Jeudi 04/02/2010 à 14:20

Henri Lefebvre, pas seulement philosophe mais aussi un des plus grands géographes-urbanistes et un des plus grands sociologues du XXème siècle, marxiste exclu du PCF en 1958 parceque réfutant le régime totalitaire soviétique et aussi trop visionnaire et trop humaniste pour les dirigeants  de l'époque a aussi écrit ce passage extrait  de la 4ème édition de son livre " La production de l'espace":

 "Chaque société produit un espace, le sien. La nôtre, forme de néo-capitalisme, a produit l'espace abstrait qui contient le " monde de la marchandise", sa logique et ses stratégies à l'échelle mondiale en même temps que la puissance de l'argent et elle de l'Etat politique. Cet espace abstrait s'appuie sur les énormes réseaux des banques, des centres d'affaires etc. Et aussi l'espace des autoroutes, des aérodromes, des centres d'information et de communication. Dans cet espace, la ville, berceau de l'accumulation, lieu de la richesse, sujet de l'histoire, centre de l'espace historique a éclaté. Il s'agit d'en apprécier les conséquences".

On comprend pourquoi le PCF l'a exclu......Ce parti qui fut en définitive complice du capitalisme dans la course aux équipements servant à le servir.

Merci à La Sociale de continuer à faire vivre l'oeuvre et la pensée de ce grand penseur que fut Henri Lefebvre.

Jean-Pierre Falies


Concilier croissance et prospérité par Peretz le Vendredi 05/02/2010 à 15:13

On ne peut toutefois fustiger la croissance par principe. Certes le PIB,  qui la mesure ne dit pas à qui la croissance profite. C'est tout le problème de la répartition. Les économistes classiques ont estimé que la croissance se répartissait naturellement au bénéfice de tous : c'est la théorie du ruissellement. Faux bien entendu. Or l'Etat, théoriquement en charge de cette répartition, est entièrement contrôlé par les lobbys des grandes entreprises. Tout s'explique à partir de ce constat. Moralité il faut changer de système politique pour que ce soient  les citoyens qui reprennent la main en faveur des salariés, en instaurant, entre autres, le fordisme



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