Le capitalisme US en 1974 ?
En août 1974 je débarquais aux USA pour y travailler pendant deux ans, un laps de temps que j’ai utilisé pour étudier au quotidien une civilisation que je ne pouvais soupçonner à 22 ans, et je suis revenu avec 50 kg de notes, études, dossiers, coupures de presses, journaux et livres.
A ce moment là, la première chose sautant aux yeux dans les commentaires avait pour nom… une crise économique au nom étrange la stagflation car elle groupait récession et inflation. Marxiste j’étais et marxiste je ne pouvais que rester car pour tout Etasunien essentiel, comme pour Marx, l’univers économique est bien le socle majeur qui détermine la vie sociale.
Avec le « choc » pétrolier qui aux USA, grand consommateur de pétrole, ne pouvait que frapper les esprits, une autre crise faisait la Une : les journalistes du Washington Post avaient eu la peau du président Nixon remplacé par le suppléant très pâle Gérald Ford. Quand on se souvient que dix ans avant un président avait aussi été remplace par le suppléant très pâle, Lyndon Johnson, on comprend encore mieux la profondeur de la crise politique.
D’autant que cette crise politique était doublée d’une crise militaire sans précédent.
La Seconde Guerre Mondiale avait fait des USA et de l’URSS les deux puissances se partageant le monde et le Vietnam était devenu le pays où les alliés circonstanciels d’hier s’affrontaient par Vietnamiens interposés.
Comme le pensaient beaucoup d’observateurs, y compris capitalistes, depuis le début des années 1950, l’URSS était en train de rattraper économiquement les USA grâce à une croissance phénoménale. Ce fait était presque devenu incontestable avec le premier Spoutnik dans l’espace, le premier homme dans l’espace et même la première femme (pour très longtemps) dans l’espace, tous soviétiques !
L’échec des USA à Saïgon allait signer le début de la décadence de l’universel made in Hollywood. Or ce fut le contraire qui se produisit….
En 1974, à observer la société US au quotidien, il apparaissait clairement que la crise économique, politique, militaire, doublée même de la crise citoyenne des droits civiques n’était rien d’autre que l’ordinaire du capitalisme étasunien !
Marx avait étudié le modèle économique anglais pour bâtir sa théorie, un modèle dans lequel les hommes du capitalisme affrontant les réactionnaires, créaient les conditions de l’émergence de la classe ouvrière, la classe révolutionnaire qui, dans une vision linéaire1 de l’histoire, annonçait le socialisme comme seule solution possible.
Dans le contexte US la crise n’est pas la preuve d’une maladie sur le corps social, mais le mode d’existence même de ce corps ; en conséquence les contradictions ne jouent plus le même rôle. La victoire des droits civiques, des Vietnamiens, des journalistes du Washington Post me sont apparus tout de suite comme l’oxygène du système, avec cette question devenant alors lancinante : si les contradictions de ce capitalisme sont sa raison d’être, alors ce système ne va-t-il pas devenir éternel ?
Le capitalisme d’après 1974 ?
Alors que l’URSS a poussé les USA à se lancer dans la course à la domination de l’espace les dirigeants des USA vont fait aussitôt un usage pragmatique des découvertes qu’ils ont été contraints de faire : les satellites se devaient de devenir des instruments de leur domination de la planète.
Sans entrer ici dans le détail, notons seulement que la société US a toujours été en pointe en matière de communication. Avec l’ère des satellites cette communication allait changer d’échelle. La question n’était plus d’aller sur la lune mais de fabriquer le cyberespace. Bien sûr, toute société a de force été contrainte de se préoccuper des voies de communication mais ces voies étaient conçues seulement comme « utilitaires ». Avec les USA la communication devient un instrument économique en soi2, et les journalistes du Washington Post venait d’en apporter la preuve. Dans l’univers européen, la conquête de la liberté de la presse a consisté à créer une presse d’opposition au système. Dans l’univers US, l’opposition au système n’a aucun sens social, d’où l’idée des forces démocratiques européennes que là-bas la liberté de la presse est factice, ce qui correspond à une vision instrumentale de la presse. Nous revenons sur cette même contradiction : si on part du principe que face au capitalisme il n’y a que le socialisme alors oui, la liberté de la presse US est factice, mais, si face au capitalisme, un autre capitalisme cherche VERITABLEMENT révolutionner le capitalisme précédent, alors la liberté de presse est un enjeu majeur.
C’est ainsi qu’après 1974 nous entrons dans un système où l’industrie lourde et même l’industrie de transformation3 devient marginale, au profit de l’industrie de la communication dans laquelle on peut inclure l’industrie du tourisme (même si le tourisme reste un moyen assez superficiel de communiquer).
Steve Jobs et Bill Gates vont devenir les figures majeures de ce nouveau système où les réactionnaires sont des ouvriers défenseurs des droits acquis, car du côté de la classe dirigeante, elle sait se reclasser dans la tourmente.
Quarante après ?
Toutes les crises de 1974 sont là présentes, à l’identique même si elles sont amplifiées.
La crise financière ? Dès 1974 quelques autorités ont proposées de nationaliser les banques incapables de prendre en compte l’intérêt économique du pays.
La crise politique ? L’élection d’Obama a redonné espoir à des millions de gens déçus, mais il en a déçu tout autant, le président devenant incapable d’assumer sérieusement ses réformes annoncées, celles de la sécurité sociale, celle de naturalisation de 10 millions d’hispaniques, celle de la guerre contre la prolifération des armes au sein du pays.
La crise militaire ? Aucune guerre n’a été gagnée par les USA ni en Irak, ni en Afghanistan et quant au conflit israélo-palestinien, sur lequel plusieurs présidents ont engagé leur crédibilité, il perdure, s’aggrave car tous les jours davantage une impasse semble le seul horizon. La crise citoyenne est encore plus dramatique.
Mais a-t-on besoin d’aller sur place pour observer de tels phénomènes ? D’autant qu’un voyage d’un mois face à l’immensité de ce pays ne peut que laisser un goût de vision superficielle. Oui, car les réflexes acquis voici quarante ans permettent tout de même de saisir quelques phénomènes.
En débarquant à San Francisco, en y circulant dans les divers quartiers, en se plongeant dans la presse, en entrant dans les supermarchés pour s’acheter de quoi manger, en découvrant que le gouverneur de 19744 qui avait dû panser les plaies de la gestion Reagan avait été réélu presque 40 ans après pour panser les plaies d’un autre acteur d’Hollywood, Arnold Schwarzenegger on peut sentir toute l’immobilité d’une société et en même temps tout le dynamisme.
En quarante ans la France est passée de De Gaulle à Sarkozy et la Russie de Brejnev à Poutine ce qui entraîna d'énormes mutations. Partout la civilisation US a imprimé sa marque et bouleversé le vieux monde. Mon séjour aux USA m’a permis de mieux discerner l’origine des nouveautés françaises que certains ont appelé « l’américanisation » en réduisant « l’Amérique » à quelques clichés.
Oui, mais comment ne pas prendre en compte une nouveauté comme la présence partout du Wi Fi (wai fai) ?
La communication ?
En France nous avons eu et avons ce débat que je résume par cette formule : « La question fondamentale des tuyaux5 ne concerne pas les tuyaux mais ce qui y circule. »
Il s’agit d’une hiérarchie compréhensible dans le monde d’hier mais pas dans celui de demain
En fait le rapport au tuyau est aussi important que ce qui y circule !
Le débat consistant à dire : « Sur internet vous trouvez le meilleur et le pire » devient secondaire par rapport à la question : « Mais qui contrôle internet celui qui sait y trouver le meilleur à la place du pire ? » Non bien sûr…
Prenons le cas de la télévision. Je l’ai retrouvée telle qu’elle était il y a quarante ans, avec les grosses machines, CBS6, NBC, ABC et la petite chaîne publique dont j’aurais pensé qu’elle avait disparu PBS. Souvent ces chaînes se sont démultipliées en versions régionales. Mais il y a cette nouveauté connue dans le monde entier CNN (ou Fox News), à savoir l’idée de chaînes d’info en continue.
Chavez a voulu créer une anti-CNN –Tele Sur comme d’autres ont créé auparavant Al Jazzera. Mais la question fondamentale n’est pas dans le contenu de ces chaînes mais dans les conséquences du principe : « infos en continue». Quelle que soit la chaîne d’infos en continue, par le principe de l’info en direct, instantanée, elle change profondément le rapport à la réalité, éliminant ce qu’auparavant la presse anglo-saxonne avait mis à l’honneur par justement un terme anglais : le reporter ayant donné lieu au reportage.
Les USA sont hantés par leur absence d’histoire et cette civilisation veut imposer la dictature de l’urgence ou pire elle veut vendre à crédit l’avenir qu’il nous reste ! En étant maître des tuyaux, l’infrastructure économique se rappelle à l’ordre, elle façonne le monde !
L’empire ?
J’ai indiqué qu’en 1945 sont nées deux grandes puissances. Pour moi il s’agit de deux empires. Je n’entre pas ici dans le débat sur la nature de l’URSS7 pour me consacrer seulement aux USA.
En 1974 l’empire US faisait face à l’URSS.
En 2014 l’empire US est toujours là mais il fait face à la Chine.
Cette mutation est-elle visible quarante ans après ?
Une part du marxisme d’hier s’est refusé à étudier les USA pour ce qu’ils étaient8. La même part a décidé de contourner l’obstacle en prétendant que l’Empire n’est rien d’autre que les multinationales. Donc étudier le cas US resterait inutile.
Je contexte radicalement la thèse de Toni Negri qui défend cette idée qu’à l’ère des multinationales ils sont l’ère de l’Empire d’aujourd’hui. Toutes les puissances économiques ont une base « nationale » et si, fiscalement, elles se déclarent dans les enfers fiscaux, il n’en demeure pas moins qu’elles sont des USA, de France, d’Allemagne ou de Chine. En conséquence, pour moi il existe aujourd’hui deux empires : les USA et la Chine (comme pour l’URSS je n’argumente pas sur la Chine en tant qu’empire). Toute la politique internationale tourne autour de ce conflit. Le retour de la Russie reste un épiphénomène à l’ancienne9 (même si le conflit Est-Ouest peut engendrer d’énormes drames en Europe).
J’appelle empire la capacité d’un pays à se changer en civilisation, proposant ainsi à la planète un modèle combinant l’économique, le politique, le religieux et le social.
Le récent voyage d’Obama en Asie vise à contrecarrer la montée de la Chine. Japon, Malaysie, Thaïlande et autres, ne sont pas des figurants dans la division internationale du travail et peuvent donc servir les intérêts US.
Bref, en 2014 le loueur de voitures aux USA nous a proposé avec insistance… une voiture japonaise hybride, la fameuse Prius de Toyota. En cela, cette compagnie pourtant US fait une double entorse aux principe de base de cette société où la voiture c’est Dieu : d’une part elle ne donne pas une voiture US et d’autre part cette voiture n’est pas totalement à l’essence ! Sur ce point comme sur d’autres, les USA ont fabriqué des « réactionnaires » qui restent attachés à Ford et à l’essence, n’ayant que mépris pour une telle Toyota. Mais ceci étant c’est là un des éléments du fonctionnement de l’empire d’aujourd’hui : l’industrie peut être asiatique tant que les USA maîtrisent les tuyaux de la communication.
J’étais aux USA quand le Washington Post a obtenu le Prix Pulitzer pour (avec le Guardian) leur publication des révélations sur le système de surveillance de la NSA, rendues possibles grâce aux documents fournis par Edward Snowden, ancien consultant de l'agence de renseignement aujourd'hui réfugié en Russie.
La question a fait débat aux USA, tout le monde sachant cependant que ce prix ne fait que confirmer la puissance de l’empire capable de se sortir de toutes les crises… par une autre crise.
Mais alors un système éternel ?
Tous les empires ont fini par mourir sous les coups de leurs barbares respectifs, sauf qu’avec les USA se pose une question inédite : et si la chute de l’empire n’était rendue possible que par la destruction de la planète ?
Sauf à nier, là aussi, la réalité, il est important de rappeler que le premier discours écologiste est venu des USA, que là-bas, à ma grande surprise les produits bio (organique) occupent une place non négligeable dans les supermarchés et que les bons sentiments coulent à flots dans les propos les plus divers. Ceci étant Mac Do a conservé ses couleurs traditionnelles (le jaune et rouge) alors qu’en France il est passé au vert.
Nous savons qu’il existe un capitalisme vert qui semble être la nouvelle porte de sortie du système : il est à craindre que ce cosmétique (l’utilisation des cosmétiques aux USA est presque une religion) ne soit pas productif comme les inventions de Steve Jobs et Bill Gates.
En 1974 la contestation du système était forte et prouvait chaque jour que la gauche étasunienne, bien qu’absente des institutions avaient un dynamique nommée Bob Dylan, Joan Baez, Allen Ginsberg etc. En 2014, là-bas comme chez nous ce passé a « disparu » et l’effort est plus immense pour en chercher les traces sous des formes nouvelles.
Je crois simplement que face à un capitalisme qui n’hésite pas à se réinventer il serait temps que la révolution fasse de même et les travaux de Marx10 dont les capitalistes ont fait un usage constant, ne sont pas les derniers à nous aider en cette tâche.
Jean-Paul Damaggio
P.S. Cet article n'est qu'une ébauche d'un travail plus vaste qui sera d'ici un mois sur le blog des éditions la brochure.
1 Vision rendue linéaire par la plupart des continuateurs de Marx qui perdirent la dialectique en cours de route.
2 Le Marketing plus fort que le market…
3 Dans certains pays on parle d'industrie industrialisante…
5 Les tuyaux de la communication vont du pipeline à internet ou au téléphone.
6 Le très célèbre Walter Cronkite vient de quitter l'écran il y a seulement cinq ans.
7 Je comprends qu’on puisse refuser le terme d’empire à l'URSS d'hier et à la Chine d'aujourd'hui mais je ne vais m'expliquer ici sur ce point.
8 Malgré l'existence de nombreux marxistes des Amériques
9 Rappelons qu'en terme de PIB la Russie ne pèse pas plus que l'Italie ou la Californie, cette dernière était en 2009 plus mal notée par les fameuses agences que la Grèce. On a cependant jamais entendue parler de l'incompétence des dirigeants californiens ou de la paresse de ses habitants…
10 Je note que mon ami René Merle nous renvoie sur blog au Marx de la Critique de l'économie politique livre que j'ai acheté à New York à deux pas du Rockefeller Center quand il y avait là une librairie française.
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