Nous avons de longtemps montré pourquoi les termes « droite/gauche » étaient devenus des catégories inutilisables. Dans ses derniers ouvrages et notamment Les mystères de la gauche, Jean-Claude Michéa a très bien montré ce qu’il en était[2]. La première faute de Jean-Luc Mélenchon et ses amis fondateurs du « Parti de Gauche » fut précisément de garder comme drapeau la « gauche », la « vraie gauche ». Il s’agissait alors de copier jusque dans l’intitulé ce qui s’était fait en Allemagne avec la création de « Die Linke », un parti rassemblant le socialiste Oskar Lafontaine, quelques petits partis plus ou moins trotskystes et les débris de feu le SED, le parti dirigeant de l’ex-RDA. Ce « parti de gauche » tout naturellement développa avec le PCF, quelques minoritaires du NPA et plusieurs groupuscules issus de la « gauche alternative », la stratégie dite du « front de gauche ». Ne discutons pas ici des positions politiques précises et des ambiguïtés, pour rester modéré, de ce bloc aujourd’hui bien fissuré. L’essentiel est dans le terme « gauche » : il s’agit de marquer qu’il y a bien toujours une grande famille « de gauche » et que le clivage droite/gauche reste le critère pertinent pour définir orientation et stratégie politique. Si le « front de gauche » ne ménage pas ses critiques à l’encontre du PS (que les amis de Mélenchon nomment maintenant « parti solférinien »), il s’agit de dire que le PS n’est pas assez à gauche et qu’on pourrait faire pression sur lui pour l’infléchir vers la gauche – Mélenchon a même posé sa candidature pour être premier ministre de Hollande.
Mais cette manière d’aborder la situation présente est radicalement fausse parce qu’elle se contente de prolonger, presque comme si rien ne s’était passé, la configuration des années 70, de l’époque bénie (?) de l’Union de la Gauche, ce bloc des aspirations sociales ouvrières et populaires et de celles de la nouvelle petite bourgeoise surtout préoccupée de revendications sociétales. Mais entre temps, deux processus fondamentaux et complémentaires ont miné les bases de l’Union de la Gauche.
Premier grand changement : le PS, parti réformiste qui voulait aménager de meilleures conditions pour les classes populaires à l’intérieur d’un capitalisme régulé, s’est transformé en un parti des élites transnationales et d’une classe moyenne supérieure pour lesquelles les notions mêmes d’égalité n’ont plus aucun sens. À la place, c’est la non-discrimination qui devient le mot d’ordre utilisé à toutes les sauces, non pour dénoncer la « discrimination » dont sont victimes les travailleurs exploités et rejetés par le capital, les prétendues discriminations dont seraient victimes les « minorités sexuelles ». De ce point de vue, le PS reste un « parti de gauche » et d’ailleurs on a vu le front de gauche se réaliser autour du fameux mariage pour tous, pseudonyme tartuffesque pour parler du mariage homosexuel. Mais c’est un parti de gauche parfaitement adapté à les gestions des affaires du grand capital, non seulement en général, mais dans le détail de la politique dicté par la « classe capitaliste transnationale »[3]. Un parti qui, comme ses partis frères allemand, grec, portugais ou espagnol, s’engage de toute son âme dans le traitement de choc de la politique européenne, traitement de choc qui vise à pulvériser le « modèle social » européen, c’est-à-dire les acquis sociaux d’un siècle et demi de luttes ouvrières. Blum avait certes déjà dit qu’il s’était comporté en « gérant loyal du capitalisme » et le congrès du PS de 1991 avait voté une résolution indiquant que le capitalisme bornait l’horizon. Mais il y a une différence essentielle entre gérer le capitalisme tout en défendant les congés payés et la sécurité sociale et gérer le capitalisme en privatisant à tout va, en taillant dans les retraites et les salaires et en développant la flexibilité au profit du patronat comme dans l’accord national interprofessionnel que le gouvernement va inscrire dans la loi ! Que Gérard Filoche et autres porte-parole de la « gauche » du PS ne le voient pas, cela ne peut qu’interroger…
Cette transformation du PS ne vient pas de la malignité des dirigeants – encore que l’intégration croissante des hiérarques socialistes dans la « gouvernance » mondiale produise aussi ses effets – mais du fait que le mode de production capitaliste ne peut plus fonctionner sur la base de la « cogestion » keynésienne grand capital/bureaucraties ouvrières qui avait marqué les « trente glorieuses » (1945-1975). Les partis de la social-démocratie se sont adaptés à la nouvelle donne de ce qu’on a appelé d’un terme bien impropre le tournant « néolibéral » entamé par Reagan et Thatcher dans les années 80. En tant qu’européistes fanatiques, ils en sont devenus l’aile marchante, bien moins empêtrés dans les carcans nationaux que la droite classique. D’où la présence de « socialistes » (sic) à la tête de l’OMC ou du FMI.
Deuxième grand changement : corrélatif au premier, la transformation des clivages socio-politiques. L’électorat ouvrier traditionnel, celui qui formait la base du PCF, a été désintégré par la crise et par les déconvenues politiques. Une partie s’est réfugiée dans l’abstention et l’autre est passée à droite ou souvent au FN. Il y a toujours une part importante de l’électorat parmi les citoyens les plus pauvres pour voter à droite. Votaient à gauche les ouvriers les mieux organisés, les plus massivement syndiqués et qui, pour cette raison, bénéficiaient de meilleurs salaires ou de meilleures protections contre le patronat. Mais ce qui est nouveau et décisif, c’est l’importance des transferts vers la droite. Avec sa « valeur travail », Sarkozy avait incontestablement réussi une percée dans l’électorat ouvrier et depuis longtemps le FN peut se vanter de l’importance du vote populaire en sa faveur. Mais si le discours « vieux facho » de Le Pen père pouvait servir de repoussoir, la « modernité » de Marine Le Pen et son discours social lui donnent un avantage décisif. Une partie des ouvriers les plus radicaux, les plus opposés au « système » vote pour Marine Le Pen. L’équipée catastrophique de Mélenchon à Hénin-Beaumont sur le thème « la vraie gauche contre les fachos » a tourné à la déconfiture du PG et du FDG.
En fait, comme l’a bien montré Michéa, les clivages droite-gauche ne recoupent absolument pas les clivages de classe. La « gauche sociétale » s’inscrit complètement dans les perspectives d’un capitalisme qui envahit progressivement toutes les sphères de la vie humaine pour les libéraliser, pendant que les exploités, très souvent, voient dans la famille le dernier refuge capable d’assurer un minimum de sécurité, face à ces défenseurs de l’insécurité que sont les capitalistes et leurs valets sociaux-démocrates. Inutile de développer plus sur ce point : on ne peut que renvoyer à Michéa qui a dit et bien dit les choses.
Changer de chemise, disions-nous. Il s’agit en effet et c’est la tâche numéro, de procéder à cette « réforme intellectuelle et morale » permettant de forger une « volonté collective nationale-populaire » dont parlait Gramsci dans ses « notes sur Machiavel ». Commençons par admettre que les ouvriers, les artisans, les commerçants et les jeunes qui votent Le Pen ne sont pas des ennemis qu’on doit traiter de « beaufs » parce qu’ils ne sont pas emballés par les dernières lubies des prétendus intellectuels rive-gauche. Pour l’essentiel, ils peuvent devenir les composantes de cette volonté collective nationale-populaire et c’est plus à eux qu’il faut parler qu’à la gauche Lamy ou la gauche Moscovici ! En second lieu, il faut en finir avec les faux clivages qui servent à enfumer l’opinion publique. Pour tout dire, le mariage gay, on s’en moque, comme on se moque des innovations de Mme Vallot-Balkacem ou des débats sur le diesel. Le problème, c’est le capital et les effets d’un développement qui menace directement l’essence même de l’humanité. Le problème, c’est la « loi de la valeur » devenue incompatible avec l’existence pérenne d’une société humaine non pas idéale mais simplement décente.
Avant de devenir « parti de gauche », le groupe Mélenchon se nommait « république sociale ». C’est un beau nom, celui du drapeau des ouvriers parisiens de 1848, celui qui s’incarne pour la première fois dans la Commune de Paris. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas un « parti de gauche », pas une « vraie gauche », pas être « 100% à gauche », ce qu’il faut, c’est la république sociale qui ne pourra s’édifier que sur les décombres de la gauche et de la droite.
[1] Fernand Braudel écrit à ce propos, en partant de l’analyse de la puissance des partis de la IIe Internationale : « Dans ces conditions, sans s’exagérer la puissance de la Seconde Internationale à partir de 1901, on a le droit d’affirmer que l’Occident, en 1914, autant qu’au bord de la guerre, se trouve au bord du socialisme. Celui-ci est sur le point de se saisir du pouvoir, de fabriquer une Europe aussi moderne, et plus peut-être qu’elle ne l’est actuellement. En quelques jours, en quelques heures, la guerre aura ruiné ces espoirs. C’est une faute immense pour le socialisme européen de cette époque que de n’avoir pas su bloquer le conflit. C’est ce que sentent bien les historiens les plus favorables au socialisme et qui voudraient savoir qui porte au juste la responsabilité de ce « retournement » de la politique ouvrière. Le 27 juillet 1914, à Bruxelles, se rencontrent Jouhaux et Dumoulin d’une part, secrétaires de la C.G.T. française, et K. Legien, de l’autre, secrétaire de la Centrale syndicale d’Allemagne. Se sont-ils rencontrés par hasard, dans un café, ou sans autre but que d’échanger leur désespoir ? Nous ne le savons pas et nous ne savons pas non plus le sens qu’il faut attribuer aux dernières démarches de Jean Jaurès, le jour même où il va être assassiné (31 juillet 1914). »
[2] Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, éditions Climats, 2013.
[3] Voir sur ce terme, des travaux de Leslie Sklair, The transnational capitalist class, Blackwell Publishers, 2000
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