Bref tous les signes de l’agonie sont là. Personne n’a encore signé l’acte de décès. Mais ce qui reste du PS n’est bien que le cadavre de la vieille social-démocratie française. Après l’Italie, au début des années 1990 et la Grèce il y a quelques années, c’est au tour de la France… en attendant peut-être celui de l’Allemagne car on voit assez mal comment le SPD pourrait survivre à une quatrième victoire de Merkel et, éventuellement, à une nouvelle « grande coalition ».
On pourrait rappeler que la SFIO avec le résultat minable de Gaston Deferre en 1969 était aussi agonisante et qu’elle ressuscitait, tel le phénix, trois ans plus tard sous la direction de Mitterrand. Mais nous ne sommes plus du tout au début des années 70 et la résurrection, sous quelque forme que ce soit, du cadavre socialiste est vraiment bien peu probable. D’autant qu’avec la France Insoumise une nouvelle force est apparue qui d’emblée à écrasé le PS électoralement, en dépit de sa vieille implantation. Si la France Insoumise s’ouvre largement aux électeurs, aux militants et même aux dirigeants socialistes sincères, elle apparaîtra de plus en plus comme le seul recours contre les partis du capital, celui de Macron en tête et les autres rescapés de la droite (LR, DLF, FN).
On essaiera de ne pas trop ironiser sur les gros malins plus ou moins « trotskistes » (se disent-ils) qui avaient vu dans les primaires « de la gauche » le mouvement des masses voulant chasser Valls et la droite. Que Gérard Filoche tente de ressusciter l’Union de la Gauche à la tête d’une armée de bras cassés dont le seul point d’accord tacite est « tout sauf Mélenchon », c’est son affaire.
Le PS est mort en se transcendant sous les espèces du « macronisme » qui en est l’expression la plus claire. Macron, c’est en effet « la troisième alliance » prônée par Max Gallo en 1984 (voir le livre éponyme). C’est la ligne de Rocard, dès l’annonce du « big bang » qu’il réclamait en 1978 au lendemain de l’échec de l’union de la gauche aux législatives. Macron, c’est le « tournant » de 1982/1983 opéré par le gouvernement Mitterrand-Mauroy. Macron, c’est le triomphe des idées de « Terra Nova », « think tank » rocardo-strauss-kahnien. Ce PS pré-macronien pouvait être masqué derrière la rhétorique « de gauche » de certains caciques « socialistes ». Mais ce bavardage ne pouvait abuser personne. En 2001, Jacques Cotta et Denis Collin publiaient L’Illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche (éditions JC Lattès), un ouvrage qui donnait déjà une analyse de cette transformation de la vieille social-démocratie en un nouveau parti bourgeois adapté à l’époque du « capitalisme absolu ». Nous affirmions d’ailleurs à cette époque que cette transformation détruirait la vieille maison social-démocrate. C’est là que nous en sommes. Il ne reste plus qu’à laisser les morts enterrer les morts et s’atteler enfin à la construction de quelque chose de neuf.
Présentation de L’Illusion plurielle (août 2001)
Pourquoi la gauche n’est plus la gauche ?
La grande transformation
Au moment où ces lignes sont écrites, les échéances électorales occupent les esprits et tous les états-majors et « réservoirs » de pensée se préparent à l’affrontement. Un affrontement classique en France, droite contre gauche, droite économe, rigoureuse et libérale contre gauche dépensière, laxiste et étatiste, selon le discours qui se tient à droite. Mais le problème surgit immédiatement : qu’est-ce que la gauche répond à ces arguments de campagne de la droite ? Défend-elle la justice sociale, l’égalité ? Dénonce-t-elle le mur de l’argent ? Réclame-t-elle la hausse des salaires ? La conjoncture économique s’assombrit, le principal argument sur lequel comptait le gouvernement de la Gauche Plurielle prend l’eau. Reste la perspective d’un débat électoral peut-être d’autant plus vif en apparence que les enjeux politiques réels entre les deux grands candidats sont réduits puisque sur la politique européenne, sur la défense, sur l’acceptation générale de « l’économie de marché » l’accord entre le Président de droite et son premier ministre de gauche est à peu près complet. En attaquant son Premier Ministre sur le pouvoir d’achat, en manifestant sa compréhension pour les manifestants anti-mondialisation de Gênes ou en se découvrant des préoccupations écologiques fortes, Jacques Chirac tente même de doubler Lionel Jospin sur sa gauche !
Cette confusion politique et la déliquescence qu’elle produit dans l’esprit civique de toute la nation sont le produit d’une évolution au moins trentenaire. Jusqu’au référendum de 1969, la droite, peu ou prou regroupée derrière de Gaulle disposait d’un projet politique. À partir de la chute du Général, s’ouvre une nouvelle phase de l’histoire de la ve République marquée par la montée en puissance et finalement par l’accession au pouvoir de la gauche. La droite désormais ne se détermine plus que par rapport à la gauche – qu’on se rappelle les phantasmes et la violence des dénonciations du programme commun des « socialo-communistes ». Le paradoxe est que ces trente années dominées par la gauche sont aussi celles d’une transformation radicale d’une tradition qui remonte à la révolution de 1789-93, à la Commune de Paris et à la formation des partis politiques du mouvement ouvrier. L’arrivée au gouvernement de la « Gauche Plurielle » en 1997 a parachevé un processus qui rend la gauche en général et ses composantes principales, socialistes et communistes, méconnaissables. Il ne s’agit pas ici de reprendre l’ancienne antienne du gauchisme dénonçant la « trahison » du PS et du PCF, mais d’essayer de comprendre cette transformation à la fois programmatique (ou, si on veut, idéologique), politique et sociale et d’évaluer ses conséquences sur l’ensemble de la vie politique française.
Bien évidemment, on ne saurait faire abstraction du contexte international qui explique ce processus. On pourrait invoquer la chute du mur de Berlin et l’effondrement du marxisme comme courant politique organisé. Mais les prémices du cours actuel existaient bien avant 1989. Il faudrait analyser l’évolution internationale de la social-démocratie et le succès qu’ont rencontré les thèses de la « troisième voie » dans tous les grands partis appartenant à l’Internationale Socialiste. Après tout, Jospin peut encore apparaître comme un homme de gauche si on le compare à Tony Blair, puisque l’actuel Premier Ministre britannique ne se distingue qu’assez peu de Mrs Thatcher. Mais nous nous cantonnerons à l’analyse de la situation française qui, précisément, est d’autant plus intéressante que le PS français semblait bien plus à gauche que ses homologues allemands ou anglais et que son alliance avec le PCF lui permettait même de se proclamer « parti révolutionnaire » ainsi que l’affirmait sa déclaration de principes, en vigueur jusqu’en 1991.
Le nouveau programme
Il est de bon ton, aujourd’hui, de se gausser des programmes. Pourtant les programmes sont la carte d’identité des partis ; ils ne disent pas ce qu’ils feront effectivement mais quels groupes sociaux ils veulent représenter et définissent le langage commun de leurs partisans. C’est pour cette raison d’ailleurs que les programmes changent bien plus lentement que la réalité pratique des partis. Sous l’égide du Parti Socialiste, la gauche française a connu une mue programmatique sans précédent au cours des dernières années. Comme le PS est la force dominante de la gauche, nous nous en tiendrons à l’analyse de ce parti, puisque le PCF en est réduit à courir derrière le PS et que les Verts sont à peu près informes politiquement
Le socialisme traditionnel, en dépit de la diversité de ses composantes, possédait une identité théorique, idéologique et programmatique assez forte : appropriation sociale des grands moyens de production et d’échange, égalitarisme, priorité aux intérêts collectifs sur les intérêts individuels égoïstes, défense de l’instruction et de la culture pour tous, mais surtout prétention à représenter politiquement les couches populaires, la classe ouvrière au premier chef et plus généralement « l’alliance de classe » des ouvriers, des employés et des classes moyennes laborieuses. C’est tout ce système qui a été pulvérisé. Comme toujours la conscience retarde sur la vie : adversaire et partisans du PS continuent de parler du socialisme français avec les mots et les phrases toutes faites d’il y a vingt ou trente ans. L’opposition entre un socialisme français doctrinaire et archaïque et le socialisme moderne et pragmatique de nos voisins allemands et anglais n’est pas plus pertinente. Les « modernistes » jouent un rôle important dans le PS depuis la refondation d’Épinay et singulièrement depuis l’entrée des rocardiens et du noyau central de l’appareil CFDTiste lors des « Assises pour le socialisme » de 1974. De cette époque date la bataille entre la première et la « deuxième gauche », bataille qui s’est soldée par la victoire sur toute la ligne de la deuxième gauche rocardienne, mais après éviction de ses représentants, les idées des « modernistes » étant devenues aujourd’hui le patrimoine commun de pratiquement toutes les tendances socialistes.
Il n’y a plus à proprement parler de doctrine socialiste. Les références aux grands ancêtres – Marx, Jaurès ou Léon Blum – jouent un rôle de moins en moins important dans le discours des dirigeants. On a maintenant un discours « concret », proche des « problèmes des gens », « sans a priori idéologique », mais un discours pénétré de part en part de la « pensée commune » du capitalisme néolibéral.
Ainsi, il n’est plus question d’alternative, mais seulement d’alternance, plus question de transformation des structures sociales, mais seulement de « régulation », plus question de lutte des classes mais seulement de lutte contre l’exclusion. Le chômage de masse n’est évidemment plus un résultat de la marche du mode de production capitaliste, ce n’est plus l’armée industrielle de réserve dont parlait Marx, c’est un à-côté désagréable de l’économie moderne, quelque chose de naturel, comme les tempêtes, les orages ou la grippe en hiver. Évidemment, le PS ne peut se contenter de décalquer purement et simplement la pensée néolibérale de ses adversaires. Tout d’abord, sur le marché politique, chacun des produits doit avoir sa propre image, doit pouvoir être clairement identifié par le consommateur ! Ensuite, le PS, en raison de son histoire, ne peut pas laisser tomber purement et simplement tout ce qui rappellerait son passé de parti de gauche. Enfin, la pensée néolibérale dans ses versions les plus dures ne passe pas très bien ; les réactions de rejet sont nombreuses et son efficacité tant politique qu’économique est loin d’être prouvée. C’est pourquoi le PS se définit par un corps doctrinal, pas très cohérent sur le plan de la pensée, mais néanmoins relativement précis et finalement assez stable. La nouvelle pensée socialiste s’ordonne, schématiquement parlant, autour de quatre axes : le ralliement à l’économie de marché ; la recherche d’une nouvelle régulation keynésienne ; la technocratie comme théorie du pouvoir ; et, enfin, une nouvelle mouture du catholicisme social. Les divers courants du PS donnent sur chacun de ces quatre axes leurs propres interprétations. Mais c’est cela qui constitue l’identité propre du Parti Socialiste actuel. C’est cela qui continue à le distinguer des partis de la droite classique – c’est pourquoi nous ne disons pas que « la droite et la gauche, c’est la même chose ». Cette distinction n’est cependant pas absolue. Plusieurs partis de droite – Force Démocrate, le RPR en partie – sont inspirés par le catholicisme social. Le libéralisme et la force de l’économie de marché constituent le point de ralliement de tous les partis de droite, à l’exception, peut-être du RPF, de Charles Pasqua, où l’inspiration keynésienne trouve quelques adeptes qui viennent corriger la dominante néolibérale. Quant à l’importance du pouvoir technocratique, quelles que soient les protestations de pure forme que tous croient bon de lancer, c’est un des points communs à toute la « classe politique » française. Il suffit de voir la progression continue de l’énarchie dans tous les gouvernements et tous les cabinets ministériels, de toutes couleurs, pour s’en persuader.
La nouvelle économie politique
Le consensus sur « l’économie de marché » est à peu près total. On peut le mesurer en prenant les textes programmatiques des congrès et conventions. Mais la pratique gouvernementale le confirme : au lendemain de son élection, Jospin donne le ton en justifiant la fermeture de Renault Vilvoorde. Pas un gouvernement n’a autant privatisé que celui de Lionel Jospin. Pas un gouvernement n’aura autant fait pour en finir avec « l’exception française » et mettre notre droit en conformité avec les exigences de la construction libérale de l’Europe. Mais on n’oubliera pas que c’est déjà Pierre Bérégovoy qui avait organisé la déréglementation accélérée des marchés financiers en vue de la préparation du « marché unique »…
Les socialistes se défendent en affirmant que si l’économie capitaliste est devenue un horizon indépassable, on peut toujours se rattraper sur le social. Or, là aussi, le gouvernement de Jospin s’est montré un bon élève de la pensée unique. Il n’est évidemment plus question de parler d’émancipation des travailleurs. Le social, désormais, consiste en une série de mesures d’assistance qui permettent aux plus pauvres … de rester pauvres. Les emplois jeunes, où la droite a voulu voir une nouvelle preuve de l’étatisme socialiste, sont un des moyens de casser le statut de la fonction publique issu de la Résistance. Là où on employait des fonctionnaires ou assimilés on emploie désormais, au SMIC, des jeunes, souvent qualifiés sous statut précaire et sans même qu’ils puissent disposer des garanties minimales que le fonction publique accorde même aux auxiliaires. Pour autant, ces jeunes ne peuvent pas non plus les recours des salariés du secteur privé (conventions collectives, justice prud’homale, etc.) Ils sont les zombies de notre système social.
La réduction du temps de travail à 35 heures s’est également révélée, dans la grande majorité des cas, une « arnaque » sociale remarquable. Le nombre important de grèves contre la RTT l’atteste. Nous n’avons pas une semaine légale à 35 heures mais une année légale à 1600 heures, ce qui n’est pas du tout la même chose ! La RTT a permis la mise en place de la flexibilité des horaires, la remise en cause des statuts, des définitions de postes de travail … et la stagnation des salaires. Sans parler de son financement extravagant. Ajoutons à cela la réintroduction du travail de nuit des femmes et dizaines d’autres dispositions qui vont dans le même sens et on aura une assez bonne vision d’ensemble d’une gauche pour qui la réforme sociale a cédé la place à la contre-réforme sociale.
La gauche et la République
Si la gauche n’est plus socialiste (à l’ancienne) ni même très sociale, peut-être est-elle encore républicaine ? L’attachement à la République et à la souveraineté populaire faisaient partie intégrante de l’arsenal de la gauche traditionnelle. Force est de reconnaître qu’il n’en va plus ainsi.
La souveraineté populaire est purement et simplement en cours de liquidation pour cause de « construction européenne ». Notons d’ailleurs, sur ce point, l’accord complet entre le Président de la République et son Premier Ministre. Notons également que les transformations constitutionnelles et les dispositions législatives permettant la mise en œuvre des accords de Dublin et Amsterdam ont été votées par la véritable majorité parlementaire : la coalition de la droite libérale européiste et du PS. Comme lors de Maastricht, le coup était passé très près, on se garde bien de demander au peuple son avis. Comme les Danois à plusieurs reprises ou les Irlandais récemment, les Français pourraient bien ne pas partager les enthousiasmes de leurs élites dirigeantes.
Mais la souveraineté n’est pas attaquée qu’à ce niveau. La réforme des collectivités territoriales, sous couvert de décentralisation, met en place une usine à gaz qui, de communautés de communes et d’agglomérations en « pays », remplace partout le pouvoir du suffrage direct par les élections à deux niveaux, voire pas d’élections du tout puisque naissent des structures tels les « pays » qui combinent les délégués des communes et les « représentants des forces vives », c'est-à-dire des « représentants » désignés prétendant parler au nom de la « société civile ». L’affaire corse et les négociations avec les poseurs de bombes dirigés par M. Talamoni ne fait que pousser jusqu’au bout ce qui apparaît comme une véritable déconstruction de la République.
Enfin, en dépit des grognements du PCF, se poursuit la politique de démantèlement des services publics au nom du « tout marché ». Que le gouvernement ait laissé EDF se comporter en Italie comme un vulgaire « raider » anglo-saxon en dit long sur ses conceptions à long terme en la matière. Pourtant, les exemples des chemins de fer britanniques ou de l’électricité auraient dû calmer les ardeurs des fanatiques de la « déréglementation » et cela aurait donné de bons arguments face à Bruxelles à gouvernement décidé à défendre « le service public à la française ».
La nouvelle pédagogie contre l’instruction publique
La défense de l’instruction publique, égale pour tous, la valorisation du savoir et de la culture faisaient de la question scolaire un enjeu central de la vie politique de ce pays. La gauche laïque y avait trouvé matière à de puissants combats. Mais la gauche moderniste a oublié tout cela. Conformément au modèle américain, relayé par l’OMC et par les instances européennes, la gouvernement de la « Gauche Plurielle » a entrepris, à son tour de s’attaquer à la soi-disant « crise de l’école » pour la résoudre à sa manière. Ainsi on a encore pu voir la droite apporter un soutien marqué à M.Allègre qui n’a jamais caché sa volonté d’en finir avec l’Éducation Nationale. Avec plus de ruse, M.Lang poursuit son œuvre.
La théorie des handicaps socioculturels sert de machinerie idéologique pour légitimer une entreprise de destruction de l’instruction publique. Elle conduit d’abord à la liquidation des savoirs, rendus responsables de l’échec scolaire. Selon cette théorie, il est en effet fondamentalement inéquitable d’essayer de transmettre à tous les mêmes savoirs élitistes. L’enseignement traditionnel fondé sur la transmission du savoir hérité est donc condamné. Suivons le raisonnement : (1) L’acquisition du savoir est d’abord un problème d’héritage socioculturel ; (2) Or l’école traditionnelle transmet justement ce savoir qui est dans l’héritage socioculturel des favorisés ; (3) Par conséquent, l’enseignement traditionnel conçu comme transmission du savoir hérité favorise les favorisés et handicape les handicapés. Donc (4) il faut renoncer à cette mission traditionnelle de l’enseignement et adapter l’école aux habitus socioculturels des handicapés.
Les critiques contre l’enseignement magistral, censé interdire aux jeunes de parler et rendu responsable maintenant de leurs difficultés à l’oral, sont un exemple parmi tant d’autres de ces thèses. On en déduit qu’il faut remplacer l’histoire et le français par des « débats » où les élèves doivent « s’exprimer » sur les questions d’actualité. Comme il faut combattre cette « violence » faite à l’enfant qu’est l’instruction, on propose que l’enseignement soit « centré sur l’élève ». Sur le terrain, la conséquence première de ces théories est qu’elle conduit à l’interdiction faite aux élèves d’apprendre et de penser. Les ravages ici sont d’ores et déjà graves. On peut dire sans exagération qu’on assiste au saccage de toute une génération. Il n’y a pas de formation réelle de la pensée sans la référence à la tradition. C’est seulement dans l’insertion dans la tradition que peut se développer l’esprit critique. Hannah Arendt l’avait déjà bien vu. En coupant l’enseignement de la tradition, on fabrique non pas des esprits libres mais du conformisme de masse puisque le seul horizon qui reste ouvert est celui du « ici et maintenant », c'est-à-dire celui de la société telle qu’elle est. C’est précisément ce que visent toutes les « réformes pédagogiques ».
L’anti-autoritarisme des réformateurs démolisseurs de l’école ne vaut pas mieux. La destruction de l’autorité du maître n’est pas celle de sa capacité disciplinaire, mais celle de la légitimité de sa parole. Les attaques contre les enseignants ne sont pas simplement la volonté des ministres de l’Éducation nationale de liquider les statuts : il s’agit d’abord de la destruction de la tradition héritée et de la légitimité de la parole de ceux qui en sont les porteurs. Selon les techniques de la révolution culturelle maoïste, du « plein feu sur le quartier général et sur les mandarins », on dresse les jeunes contre leurs maîtres pour leur interdire de grandir, les enfermer dans l’état de « jeune » soumis aux impératifs du néolibéralisme. On rappellera seulement que cette utilisation des jeunes contre les parents est un des traits distinctifs des régimes autoritaires ou à visée totalitaire. On rappellera également qu’il s’agit d’un anti-autoritarisme qui ne vise qu’une autorité, celle qui procède de la parole et du savoir. Car ces mêmes anti-autoritaires n’hésitent, après avoir semé le désordre, à prôner l’installation, presque à demeure, des policiers dans les établissements scolaires.
L’enseignement du français est un des exemples les plus révélateurs de cette orientation, un enseignement qui vise à vider la langue de toute signification pour se transformer en simple codage pour la communication ; le triomphe de cette rhétorique – d’une fausse rhétorique – est la défaite du sens. Tous les élèves savent ce qu’est un oxymoron, apprennent à repérer les « connecteurs logiques », récitent par cœur les noms des tournures rhétoriques, mais la littérature devient un secret fermé à sept sceaux. Mais déjà il ne s’agit plus de lire les textes pour les comprendre ; il faut apprennent la « recherche documentaire », sur Internet de préférence. Lire, pour quoi faire quand le « copier/coller » produit si facilement des documents qui satisferont tout le monde ?
L’incapacité à prendre la distance nécessaire entraîne la soumission à l’immédiat et au monde tel qu’il est. L’idéologie managériale pénètre profondément les esprits. Profit, gain, rentabilité : voilà les termes dans lesquels se mène toute réflexion. Règne l’utilitarisme le plus plat et le relativisme – chacun sa vérité, chacun sa morale – domine les esprits. Cette « école allégée » que les réformes mettent en place est d’abord dirigée contre les enfants des classes populaires, contre ceux qui ne pourront pas avoir de cours privé, contre ceux qui ne disposent pas de la culture à domicile. Le « différentialisme » scolaire, en mettant « l’élève au centre » l’enferme dans le ghetto de son quartier, de son origine sociale et n’a pas d’autre but que d’assurer la protection des rejetons des classes supérieures contre la fréquentation de la plèbe. On finit par savoir que beaucoup de notables socialistes ne mettent pas leurs enfants dans les collèges et les lycées de ZEP ou de « zones sensibles » mais dans les bahuts chics du centre de Paris ou à l’École Alsacienne… Les dominants – de gauche ou pas – ne se racontent plus d’histoires quand ils sont entre eux.
Comment tout cela est-il arrivé ?
Ces transformations programmatiques et politiques doivent être expliquées. Il y a des données sociales : le décrochage progressif de la gauche et des classes populaires est patent. Le PCF n’est plus que l’ombre de lui-même et le PS est devenu le parti de ce que les anglo-saxons appellent la « upper middle class ». Il est significatif, au-delà des péripéties politiques, que les quelques succès de la gauche aux dernières municipales concernent des villes « bourgeoises » (Paris, Lyon) et que, inversement, la droite a conquis plusieurs villes de gauche en gagnant dans les quartiers populaires.
À ces données de base, on doit ajouter le bilan du mitterrandisme. Si les socialistes n’ont pas résolu la « question sociale », pour un certain nombre d’entre eux ils ont au moins résolu leur propre question sociale. La trajectoire de MM. Blanc, Schweitzer, Veinberg, Zinzou, Filippi, Ponsolle, etc., ou encore Naouri, qui les conduit des cabinets de Laurent Fabius ou Pierre Bérégovoy à la tête des principales entreprises privées ou privatisées, est hautement révélatrice. Si, prenant un peu de recul, on considère le tableau d’ensemble, on ne manquera pas d’être frappé par la dynamique qui s’est mise en route avec l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981. Toute une génération de hauts fonctionnaires, souvent encore jeunes, va arriver aux affaires. Unissant idées modernistes, voire teintées de gauchisme à une forte culture de la compétence technique, ils vont progressivement pénétrer tous les rouages de l’appareil d’État et de l’économie. Puis, chevauchant la vague néolibérale, eux qui furent embauchés sous l’enseigne de la « rupture avec le capitalisme » vont se retrouver à la tête des plus grandes entreprises, souvent privatisées sous les gouvernements de droite et de gauche. On passe d’un capitalisme d’État qui se voulait « socialiste » à un capitalisme privé qui a pris entièrement le contrôle de l’État. En changeant ce qui doit être changé, ce processus rappelle étrangement le démantèlement de l’ex-Union Soviétique. Les bureaucrates formés à l’école du Gosplan vont engager la privatisation de l’économie d’État … et s’en partager les dépouilles.
Il y a enfin un dernier aspect qui ne concerne d’ailleurs pas que la gauche : l’irruption du « sociétal » au premier plan du débat politique. En apparence, le glissement à droite du PS s’est opéré par la gauche. Alors que son efficacité militante à la base est proche de zéro, le PS va offrir un débouché électoral à ces multiples mouvements sociaux, issus de la composante « libertaire » de Mai 1968. Il va aussi les domestiquer, intégrer leurs chefs, transformer des gauchistes barbus en notables et en élus locaux. À la lutte des classes, on va substituer les « mouvements sociaux » : féminisme, mouvements homosexuels, régionalismes, etc. Et c’est là qu’est le nœud, qui permet de comprendre l’évolution et la place actuelle du Parti Socialiste. L’intégration du gauchisme, de ses thèmes et de ses cadres, lui permettra de rompre avec la tradition socialiste classique tout en continuant d’apparaître comme solidement ancré à gauche. C’est très largement par ces thèmes venus du gauchisme qu’il va opérer son rapprochement et sa fusion avec le « social libéralisme. »
Un avenir incertain
L’évolution du PS et de l’ensemble de la gauche réalise d’un certain point de vue le vieux rêve de Valéry Giscard d’Estaing d’une France gouvernée au centre par un bloc représentant les deux tiers des Français. Malheureusement pour les socialistes, cette hypothèse fait fi des traditions et des déterminations sociales et politiques qui organisent le débat dans notre pays. Ce que la gauche perd sur sa gauche rien ne dit qu’elle le regagnera sur sa droite. Les « bobos » qui donnent le « la » dans les grands médias ne représentent qu’une couche assez mince et les classes populaires se réfugient massivement dans l’abstention, dans le vote protestataire (Le Pen ou Laguiller !), voire basculent à droite. Si une part non négligeable des grands patrons voit d’un bon œil la politique de la gauche plurielle, ils sont loin d’entraîner électoralement sur la grande masse des petits patrons et des travailleurs indépendants, traditionnellement ancrés à droite. Autrement dit, la perspective le plus probable pour la gauche est celle de nouvelles crises. En changeant ce qui doit être changé, les élites socialistes devraient méditer sur l’exemple italien.
D’un point de vue plus général, la République ne peut fonctionner que si le peuple tout entier s’y reconnaît. C’est pourquoi les partis, concourant à l’expression du suffrage, jouent un rôle central, à condition qu’ils représentent dans leur diversité et dans leurs conflits toutes les fractions du peuple. L’abstention électorale et le désintérêt pour la vie publique, produits du consensus sur le fond (Europe, toute puissance du marché) entre les partis de la droite et de la gauche classiques menacent directement l’existence de la nation, mise en tutelle par les institutions européennes et disloquée par le repli sur le « local » et sur les particularismes ethniques et linguistiques voire sexuels. L’affrontement droite/gauche a fait vivre la France. L’ère du consensus est mortifère pour le bien public.
Août 2001.
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