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Du bon usage du libéralisme

Ou en quel sens nous ne pouvons pas ne pas nous dire libéraux

Par Denis COLLIN • Actualités • Vendredi 12/06/2015 • 1 commentaire  • Lu 3165 fois • Version imprimable


Le titre que je donne à ces réflexions n’est nullement de la provocation. Sinon une provocation à réfléchir sérieusement à l’usage des mots dans le débat politique et philosophique actuel. Le mot « libéralisme », en bien ou en mal, est utilisé en tant de sens différents qu’il finit pas ne plus faire sens. Il en va de même avec l’antilibéralisme. Voilà déjà une dizaine d’années, dans Revive la République (éditions Armand Colin), j’avais montré que les libéraux ne l’étaient guère et que les antilibéraux étaient souvent très libéraux. Orwell, dans 1984, expose comment la domination totalitaire doit nécessairement s’accompagner d’une perversion de l’usage du langage, de la « double pensée » et de la suppression des mots qui permettaient de formuler de « mauvaises pensées ». Sous la domination du prétendu libéralisme euro-américain, nous sommes aujourd’hui dans une configuration tout à fait orwellienne. Ce que je vais essayer de montrer derechef.

 

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Tout d’abord, on confond systématiquement libéralisme et capitalisme. De fait la diffusion des doctrines libérales accompagne l’essor du capitalisme. Dans sa lutte contre le féodalisme et les monarchies absolues, le capitalisme utilise la pensée libérale comme une arme politique et idéologique. Les exemples anglais, français et américains sont ici exemplaires. Comment faire des affaires, comment prévoir les résultats de ses actions si l’arbitraire monarchique vient d’un seul coup ruiner tout le patient travail d’accumulation ? L’État de droit est une revendication libérale minimale ainsi que la garantie de la propriété – personne n’a oublié la manière dont le roi de France s’est débarrassé de son banquier Jacques Cœur à qui il devait des sommes colossales : il s’est acquitté de sa dette en envoyant son créancier en prison puis en exil ... Protéger les individus contre l’arbitraire, limiter le pouvoir étatique, voilà la tâche première, celle que formulent Locke et Montesquieu, par exemple.

Le développement de « l’économie de marché », de la « libre entreprise » exige que les distinction sociales ne soient fondées que sur « l’utilité commune », autrement dit que les hommes soient juridiquement égaux, les différences entre eux n’étant liées à la richesse exprimée en argent. La richesse est fondée sur le travail et elle peut être accessible à tous et se développer de manière illimitée avec « l’argent monnayé », comme le soutenait John Locke.

Certes, le jeune avait raison de dire que les droits de l’homme sont bien les droits du bourgeois égoïstes. Mais de ce lien étroit entre les grands penseurs des Lumières, au sens large, et le capitalisme en pleine ascension, détruisant impitoyablement le « vieux monde » ne doit pas être pensé de manière unilatérale. D’une part, il existe d’importantes différentes entre les penseurs que l’on peut classer sous l’étiquette « libéralisme ». D’autre part, ces penseurs doivent être bien plutôt vus, très souvent, sous l’angle du « capitalisme dialectique », c’est-à-dire d’un capitalisme suivi comme son ombre par la « conscience malheureuse » qui va forger les armes de la critique du capitalisme – ainsi les jeunes bourgeois, et Engels, nourris à la pensée de Hegel, qui deviennent les plus virulents adversaires du mode de production capitaliste.

Il y a dans la pensée, ou plutôt les pensées libérales, quelque chose qui constitue un acquis fondamental pour qui se pose encore aujourd’hui la question de l’émancipation humaine comme question centrale.

Si on pense comme et Engels dans le Manifeste du parti communiste (1847) que « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », il va de soi que les libertés « bourgeoises » constituent un réquisit (nécessaire, mais non suffisant) de cette « association » qui doit être substituée à la vieille société dominée par le mode de production capitaliste. Hegel, et après lui, soulignait que le capitalisme, en brisant la structure patriarcale, pose la question des droits de l’individu, d’un statut juridique. L’affirmation des libertés individuelles, le droit de ne pas être jeté arbitrairement en prison, le droit de disposer de soi-même, de mener sa propre vie comme on l’entend, le droit de propriété individuelle comme la propriété de ce lieu où l’individu est à l’abri de l’arbitraire de l’État et des autres individus, tout cela figure comme un acquis indiscutable – en comprenant bien que propriété individuelle ne signifie pas nécessairement propriété capitaliste. La liberté d’expression et le débat public sont non seulement nécessaire pour les travailleurs puissent s’organiser se défendre contre les capitalistes, mais ils sont aussi les moyens de l’éducation ouvrière qui permettra aux producteurs de se sauver eux-mêmes et de se gouverner, comme Rosa Luxemburg avait eu l’occasion de le faire remarquer aux dirigeants bolchéviks. La liberté religieuse et la liberté d’être sans religion voire irréligieux font également partie de cet ensemble pleinement adéquat de libertés, compatibles avec le même ensemble pour chacun qui constitue (et ici Rawls a raison) le premier principe de toute société juste.

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Si on admet cette analyse – laquelle implique la priorité de la liberté et l’égale liberté pour tous – on comprend combien non seulement le socialisme étatique ancien mais aussi la majeure partie des « antilibéraux » contemporains se fourvoient et, ce faisant, font pleinement le jeu de ceux qu’ils prétendent combattre.

Disons les choses simplement : le capitalisme n’est pas libéral par essence, mais seulement quand cela l’arrange. En règle général, les libertés individuelles lui sont assez indifférentes à la seule exception de la liberté de s’enrichir et d’exploiter le travail. Ainsi, il fonctionne aujourd’hui en s’appuyant sur les États dont il utilise tous les moyens, même si, évidemment, et cela en découle, il déteste un État soumis à la pression populaire, un État qui pourrait mettre quelques entraves à la passion sans limite de la richesse qui saisit les possédants. Dire que nous serions en train de revenir au capitalisme libéral du XIXe siècle est une sinistre plaisanterie. Le mode de production capitaliste à notre époque s’accommode fort bien et trouve même de gros avantages aux régimes politiques les plus antilibéraux. L’État autoritaire « communiste » chinois fournit un terreau très fertile au développement des milliardaires et à l’accumulation du capital. Il en va de même de la Russie de Poutine gouvernée par l’oligarchie en étroite liaison avec l’appareil d’État. Sans oublier les monarchies pétrolières (Arabie Saoudite, Qatar, etc.) dans lesquels un capitalisme sans le moindre frein se développe à l’ombre de l’idéologie ultra-réactionnaire de l’islam wahhabite et salafiste. Les idiots utiles d’une certaine intelligentsia française « post-gauchiste » qui voient dans l’islam la religion des pauvres contre les riches capitalistes sans foi ni loi sont soit aveugles soit stipendiés par les régimes salafistes et wahhabites. Le modèle politique européen lui-même n’est pas « libéral », c’est « l’ordolibéralisme », un mélange savant de forte disciple étatique contre les mouvements sociaux et de liberté pour le capital financier.

On prétend de le gouvernement Hollande est « social-libéral ». Voilà un expression typique de la novlangue. Le gouvernement Hollande n’est pas « social » puisque l’objectif fondamental qu’il poursuit est la destruction des acquis sociaux, de la protection sociale et des services publics à la française. La loi Macron condense toutes ces tendances, mais il ne faudrait pas pour autant oublier le reste qui est parfois pire encore. Cependant, il n’est pas libéral non plus. La loi adoptée à la suite des attentats de janvier dépasse de loin, en matière de menaces liberticides, tout ce qu’avait pu inventer le prédécesseur de M. Hollande, M. Sarkozy dont l’imagination en ces domaines est pourtant fort fertile. Ainsi le gouvernement Hollande serait « social-libéral » parce qu’il n’est ni social ni libéral aux sens précis que possèdent ces mots. Nous sommes bien en pleine novlangue, cette langue ou liberté signifie esclavage et paix signifie guerre.

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Le républicanisme dans la lignée duquel je me situe n’est pas antilibéral. Il refuse l’identification de la liberté à la non-ingérence de l’État. Il soutient au contraire que la liberté n’est pas limitée par la loi mais existe par la loi qui seule permet de protéger les individus contre la domination non seulement dans l’ordre politique mais aussi dans l’ordre social. Ce faisant le républicanisme intègre une bonne partie des revendications libérales classiques – c’est la raison pour laquelle Spinoza, Locke, Montesquieu, Rousseau ou Kant peuvent être revendiqués aussi par les républicanistes que par certains libéraux.

On voit facilement combien la clarté sur toutes ces questions est essentielle dans le débat public ou ce qu’il en reste aujourd’hui.

 

Pour aller plus loin, lire : Denis COLLIN, La longueur de la chaîne, éditions Max Milo, 2011 et Morale et justice sociale, éditions du Seuil, 2001.

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Commentaires

Lien croisé par Anonyme le Lundi 14/09/2015 à 14:35

Le journal de BORIS VICTOR : "Du bon usage du libéralisme - 12/06/15"



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