J’entends déjà les remarques sarcastiques : encore un « prophète de malheur » qui nous annonce que la fin des temps est proche (et qu’il est temps de se repentir) ! Mais cela n’a rien à voir avec une quelconque prophétie. L’idée d’une crise majeure du mode de production capitaliste à moyen terme est aujourd’hui largement partagée. J’ai eu l’occasion de rendre compte du livre de Wallerstein et alii, Le capitalisme a-t-il un avenir ?, un ouvrage où à partir de perspectives différentes les auteurs s’accordent pour prédire une crise majeure et un changement radical qui pourraient déboucher sur un nouveau régime social (une sorte de socialisme) ou sur un nouveau capitalisme autoritaire … où sur une nouvelle forme de barbarie. Ces auteurs s’inscrivent certes dans la perspective d’une approche critique du mode de production capitaliste. Mais quand on s’adresse à d’autres spécialistes, les perspectives ne sont pas meilleures. Dans un rapport de 2014, une étude financée par la NASA, qui n’a pas la réputation d’être une assemblée de marxistes échevelés, des experts annoncent ni plus ni moins que la fin de la civilisation humaine. En cause, selon ces experts, deux facteurs essentiels : la réduction des ressources naturelles due à la pression qu’exerce l’augmentation de la population et la stratification sociale accrue entre une élite riche et une masse de pauvres. Dans un rapport d’avril 2016, le FMI s’inquiète de la stagnation globale de l’économie et envisage le scénario d’une « stagnation séculaire » pour reprendre une expression de Lawrence Summers. « Il n’y a plus beaucoup de place pour l’avenir » avertit un autre expert. Or ce que les économistes appellent « croissance » a pour les élèves de Marx un nom très précis : accumulation du capital. La perspective à long terme est donc celle d’une stagnation de l’accumulation du capital et donc celle d’une crise profonde du mode de production capitaliste, car l’accumulation du capital (la valorisation de la valeur, comme le disait Marx) est le moteur même du mode de production capitaliste.
Dans plusieurs de mes livres (voir La fin du travail et la mondialisation, 1996, Comprendre Marx, 2006-2009 ou Le cauchemar de Marx, 2009) et dans de nombreux articles sur La Sociale ou sur Philosophie et politique, j’ai critiqué la conception trop courante « à gauche » (et pas seulement à gauche) selon laquelle le capitalisme étoufferait sous la finance et que donc la cible politique devait être « l’économie casino », qu’on oppose à l’économie réelle. C’est encore cette conception qui sous-tend les programmes de plusieurs candidats radicaux (Mélenchon, Nikonoff, par exemple) pour qui l’ennemi est le « néolibéralisme », mais nullement le mode de production capitaliste lui-même auquel ils promettent une sorte de sauvetage de « gauche » selon des recettes keynésiennes et avec une dose plus ou moins importante de protectionnisme. Mais ce que ces hommes politiques oublient, feignent d’oublier ou ne savent tout bonnement pas du tout, c’est que la financiarisation de l’économie et le développement du « capital fictif » ne sont nullement une maladie (éventuellement passagère), mais le moyen, le seul moyen, dont dispose le capital aujourd’hui pour combattre la baisse du taux de profit. Le capital dans son développement tend à faire sauter toutes les limites qui lui apparaissent comme des barrières insupportables pour son propre développement jusqu’à ce qu’il se heurte à la barrière insurmontable qui est le capital lui-même, ce qui se comprend dès lors qu’on admet que « le capital n’est pas une chose, mais un rapport social ».
La première question qui se pose est celle de la dynamique même du mode de production capitaliste. Sa croissance et sa capacité de résistance tiennent aux possibilités d’expansion qui se sont ouvertes d’abord par le colonialisme puis par l’intégration dans le cœur même de la division mondiale du travail de centaines de millions d’hommes jusque-là tenus l’écart. Elles tiennent aussi à cette expansion intensive qui soumet progressivement tous les secteurs qui lui échappaient à la loi du capital. Mais, tôt ou tard, cette expansion rencontrera ses limites. D’abord parce que la planète est finie et qu’on ne voit pas bien que la Lune ou Mars puissent à échéance raisonnable (et pour un capitaliste l’échéance raisonnable n’est jamais bien longue) constituer des nouveaux champs d’accumulation du capital. D’autant que sur ces planètes, il n’y a personne à exploiter ! Le capitalisme est sans limites, mais la Terre est limitée, voilà le problème !
Le capitalisme est révolutionnaire par essence et il ne peut subsister que dans l’accumulation et en même temps cette accumulation menace le taux de profit et l’existence même du capitalisme. Le capitalisme se développe donc nécessairement dans le conflit. Supposons un capitaliste unique – par exemple la concurrence est allée à son terme et il n’existe plus qu’une seule firme, la firme « Monde SA ». Supposons également que ce capitaliste unique (il pourrait être aussi un capitaliste collectif, une assemblée d’actionnaires) dispose de moyens de persuasion et de coercition suffisants pour se prémunir contre les éventuels concurrents ou contre les révoltes des dominants. Un tel capitaliste n’aurait plus aucun intérêt à accumuler du capital et nous ne serions plus dans un régime capitaliste, mais dans une sorte de despotisme comme en ont peut-être connus les sociétés antiques. Pour exister le capitalisme doit être fractionné en capitaux concurrents.
Tant que l’accumulation est possible par des voies pacifiques, c’est-à-dire par des moyens purement économiques ou par la soumission rapide des peuples colonisés, la concurrence s’exprime sur le marché : les meilleurs l’emportent et les autres, ruinés, ferment boutique. Mais dans la réalité les choses ne se passent pas toujours de cette manière. Les classes sociales, les États sont des forces agissantes et aucune ne se résigne de bon gré à laisser jouer librement les lois immanentes de la « concurrence libre et non faussée ». Ainsi, la guerre accompagne nécessairement le développement du mode de production capitaliste. Les États-Unis d’aujourd’hui sont une puissance riche, mais déclinante – on peut penser à la Rome du IIIe et du IVe siècle. Leur déclin est particulièrement net sur le plan économique : déficit du commerce extérieur, endettement, part du commerce mondial en pleine régression. Pour aller vite, les ménages états-uniens sont endettés, l’État est endetté parce que leur spécialité dans la division mondiale du travail est devenue la consommation. Pour l’instant les Chinois et quelques autres (les Saoudiens par exemple) prêtent aux États-Uniens l’argent nécessaire pour qu’ils continuent d’acheter des produits « made in China ». Même s’il est vrai que les capitaux provenant des USA sont massivement investis en Chine et que, par conséquent, une partie des bénéfices est rapatriée chez l’oncle Sam, cette situation ne peut pas durer éternellement. La Chine s’est considérablement enrichie (même si c’est loin d’être le cas de la grande majorité des Chinois) et le capitalisme chinois n’a aucune intention de rester subordonné au capital US. La percée chinoise en Afrique donne un avant-goût des ambitions des dirigeants de Pékin, ambitions qu’avive déjà la baisse de la croissance chinoise. Mais ce qui est vrai de la Chine l’est, à un moindre degré peut-être, de l’Inde ou d’autres « pays émergents ». Voilà des puissances capitalistes qui s’affirment et font concurrence aux vieilles puissances capitalistes européennes et nord-américaines et pensent assez naturellement que leur tour est venu. Et on voit mal comment on pourrait leur donner tort. L’Inde et la Chine sont en outre des puissances militaires, détentrices de l’arme nucléaire. Des « puissances régionales » cherchent à s’affirmer comme la Turquie en voie de fascisation avec Erdogan.
D’un autre côté, les États-Unis, précisément parce qu’ils sont en déclin économique, doivent à tout prix maintenir leur suprématie militaire : c’est la condition sine qua non pour que le monde entier continue d’accepter les règlements en dollars et c’est pourquoi le Pentagone s’est donné comme objectif d’avoir un budget supérieur au budget militaire cumulé des quinze pays qui le suivent dans l’ordre des dépenses militaires. L’invasion de l’Irak n’avait pas d’autre but que d’installer durablement de nouvelles bases militaires dans cette région que le président Bush s’était proposé de « remodeler ». Il s’agit bien sûr de contrôler les ressources pétrolières, mais il s’agit aussi d’assurer une présence forte dans toute l’Asie pour contrer la puissance chinoise montante. La carte des implantations militaires états-uniennes en Asie est éclairante. L’accord avec l’Iran permet s’inscrit dans cette perspective de contrôle de la « route de la soie » qui permet d’encercler la Russie et la Chine. La pression sur la Chine ne fera d’ailleurs que s’accentuer et il commence à être évident que certains stratèges nord-américains réfléchissent au moyen de disloquer « l’empire du Milieu ». Pendant que les Européens se font les alliés serviles de l’Oncle Sam dans les pays baltes et en Pologne, c’est autour de la mer de Chine que se concentrent les grandes manœuvres.
Alors que les budgets militaires avaient été relativement diminués dans les années suivant l’effondrement des pays du « socialisme réel », les dépenses d’armement ont repris fortement et certains pays comme le Japon sont redevenus ouvertement des puissances militaires capables d’agir sur les terrains extérieurs. Personne ne peut nier cette réalité qui structure durablement notre époque : la « gouvernance mondiale » dont se gargarisent tant les « experts » et les économistes n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens… et si ces autres moyens échouent tous les protagonistes se préparent à redonner un jour ou l’autre la parole aux armes. Pour l’heure, il s’agit le plus souvent de gesticulations – un art dans lequel les Chinois sont les maîtres.
Enfin, bien que la Russie de Poutine n’ait plus rien à voir avec l’ex-URSS sur le plan idéologique et économique, l’antagonisme entre Russie et États-Unis n’est guère moins aigu que pendant la guerre froide. Militairement, la Russie reste le seul vrai concurrent des États-Unis et elle possède avec ses réserves d’hydrocarbures un énorme pouvoir économique. Le jeu des accords et des ruptures en Syrie entre les diplomaties russes et américaines fait partie de cette nouvelle « guerre froide ». Il reste qu’à ces jeux un dérapage sérieux n’est jamais exclu et que nous sommes toujours dans cette situation où il y a « une disposition connue au combat » et « aucune assurance du contraire », pour reprendre la définition que Hobbes donne de l’état de guerre.
Quelles conséquences tirer de tout cela ? La dynamique même du capitalisme, ses développements récents les plus saillants posent à nouveau et de façon plus aiguë la question du conflit stratégique entre les grands capitalistes et la possibilité réelle d’une crise internationale majeure. Cette seule perspective, cette seule possibilité suffirait à convaincre tout homme sensé qu’il est impossible de laisser la direction des affaires communes entre les mains des actuels « maîtres du monde ». Mais même si la guerre ouverte entre les grandes puissances n’éclate pas – une telle guerre pourrait s’apparenter à une sorte de suicide collectif – le système des relations internationales continue de se déliter. Partout, c’est la « stratégie du chaos » qui est à l’œuvre. Il n’est pas question de voir partout la main de la Maison-Blanche ou du Kremlin, mais de comprendre comment la décomposition des États-nations et du droit international (les principes du traité de Westphalie ont été pulvérisés depuis longtemps) crée une situation de chaos qu’il suffit ensuite d’entretenir. Le Proche-Orient est exemplaire ici. La montée de l’islamisme, organisée de longue date par l’Arabie Saoudite avec le soutien actif de la diplomatie des USA est un des résultats de cette stratégie du chaos. De même le terrorisme qui frappe en Europe, s’il n’est évidemment pas organisé par les services secrets de quelque puissance maléfique, comme le pensent les complotistes, est le prix à payer du chaos et des tentatives, américaines ou autres, de « remodeler » le monde selon les intérêts des classes dirigeantes. Les nations se fragmentent. Les riches se replient dans leurs quartiers pour riches, dans des villes « hors-sol » à leur usage (comme Dubaï) pendant que des zones urbaines entières passent aux mains des gangs et que la civilisation recule chaque jour un peu plus.
Il est une deuxième question tout aussi angoissante, la question du rapport de la société humaine à la nature. Marx disait que le capitalisme détruit les deux sources de la richesse, la terre et le travail et à l’opposé il voyait dans le passage de la société sous la direction des « producteurs associés » qui « règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. » (Capital, livre III)
En homme du XIXe siècle, héritier des Lumières, Marx croyait en la possibilité d’un progrès illimité des forces productives de l’humanité. Cette croyance est en elle-même des plus raisonnables. Si l’on entend par « forces productives » la capacité des hommes de connaître la réalité, de maîtriser leurs propres conditions de vie et de développer leur puissance d’agir, nous n’avons aucune raison de renoncer à l’objectif de ce développement sans qu’il soit possible par avance de décider où se trouve la limite ultime s’il s’en trouve une. Mais les « forces productives » ont souvent été identifiées avec la croissance de l’industrie, du machinisme et de l’exploitation industrielle de la nature. Or, cette conception des « forces productives » est exactement celle des capitalistes qui identifient la richesse sociale avec l’accumulation du capital et l’exploitation sans limites de toutes les richesses naturelles dès lors qu’elles peuvent être converties en marchandises. L’union sacrée de la grande industrie capitaliste et du marxisme vulgaire est un fait connu qui a donc des soubassements idéologiques assez aisés à repérer. Inversement en prônant la « décroissance », en faisant du « progrès » leur cible privilégiée et allant, chez certains d’entre eux, jusqu’à proposer le retour à la vie pastorale et conviviale d’avant l’industrie, les écologistes et autres variétés d’environnementalistes commettent exactement la même confusion, mais cette fois-ci affectée d’un signe négatif.
Mais les confusions théoriques des uns et des autres ne peuvent nous détourner de la réalité. La « crise écologique » est réelle, et on ne peut que s’interroger sur les raisons de la cécité prolongée d’un certain nombre de scientifiques. Mais cette crise n’est pas le produit d’on ne sait quelle mystérieuse « ubris » (démesure) humaine, elle n’est pas l’effet de la vengeance de la nature, ni la rançon du « progrès », elle est tout simplement une des manifestations les plus criantes des conséquences du capitalisme. On peut continuer encore longtemps, espérer que seuls les voisins paieront les pots cassés (selon la logique d’un certain environnementalisme bourgeois NIMBY). Mais ce n’est vraiment pas raisonnable ! « Nous sommes au bord du gouffre, faisons un grand pas en avant » nous proposent les partisans de la relance du capitalisme. Faut-il les suivre ?
Les gouvernements actuels semblent impuissants à inverser le cours des choses. Après les accords de la COP21, chacun trouve de bonnes raisons de ne rien faire, alors même que ces accords eux-mêmes sont très en-dessous de ce qu’il aurait fallu faire. Chacun crie : « il y a le feu à la maison » et chacun s’empresse de retourner vaquer à ses occupations habituelles.
Il y a un dernier point que je ne peux qu’esquisser, c’est ce que certains auteurs (pas bien vus à gauche comme Alain Finkielkraut) nomment « décivilisation ». Les classes dominantes d’antan se faisaient une fierté et trouvaient une source de légitimation de leur pouvoir dans le développement de la « grande culture », l’édification des monuments et le développement de l’art sous toutes ses formes. Contre la brutalité des « barbares » étaient valorisés les bonnes manières, la politesse, la retenue, l’usage d’une langue châtiée. Cet héritage des monarchies avait été repris par la bourgeoisie. Aujourd’hui les classes dominantes – qui ne peuvent plus être dites véritablement « bourgeoises » – organisent méthodiquement la destruction de la culture bourgeoise, la diffusion de la vulgarité et la brutalisation de tous les rapports sociaux. Qu’un Trump puisse représente le « Great Old Party » américain n’est pas un accident historiquement, mais un concentré de notre époque. En même temps la colonisation des consciences fait des progrès hallucinants avec le développement des moyens de communication modernes autour de l’internet et de la connexion généralisée.
Ainsi la nécessité du développement « illimité » du capitalisme est pour lui une question de vie ou de mort, mais ce développement est impossible et cela ne rend que d’autant plus probable l’expression des tendances fondamentales que nous avons relevées :
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Développement des affrontements entre groupes capitalistes avec la multiplication des conflits armés sur des étendues plus ou moins grandes et les dislocations d’anciens ensembles étatiques provoquant un chaos à côté duquel l’ex-Yougoslavie n’a été qu’une aimable mise en train.
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Poursuite et accélération de la destruction des ressources naturelles et probabilité de catastrophes écologiques de grande ampleur.
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Destruction de la culture humaine et de l’idée même de l’individu comme sujet libre.
« Socialisme ou barbarie » disait Rosa Luxemburg.
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Un article de François Chesnais dans Inprecorr s'avère très proche de ce que tu écris ici, Denis. En substance : l'accumulation du capital n'a pas de fin mais la limite du capital, c'est le capital lui-même, y compris en tant que limite écologique. Donc le capitalisme aura une fin - qui peut-être la révolution, ou la barbarie, ou la fin, tout simplement. Et l'on s'y dirige.