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La social-démocratie, organisation de la défense du salariat

Contribution à l'histoire du mouvement ouvrier

Par Denis Collin • Débat • Vendredi 02/10/2009 • 2 commentaires  • Lu 3157 fois • Version imprimable


La réalité de la social-démocratie internationale est qu’elle ne fut jamais l’organisation du prolétariat en vue de l’abolition du salariat et du patronat mais bien au contraire l’organisation de l’intégration de la classe des salariés au fonctionnement du mode de production capitaliste. Loin de stimuler l’auto-organisation, l’activité autonome des ouvriers, elle fut surtout un instrument d’encadrement de la protestation ouvrière. Insistons : elle est cela dès l’origine, même si les initiateurs de l’entreprise n’en étaient pas conscients et prononçaient lors des banquets et des meetings des discours révolutionnaires ronflants. Organisation ouvrière, la social-démocratie liait son destin au maintien d’une classe ouvrière forte et disciplinée, et donc, qu’on le veuille ou non, au maintien et au développement du mode de production capitaliste, comme on va le voir à l’instant. Les léninistes et les trotskistes datent de 1914 la transformation des partis de la IIe Internationale de partis révolutionnaires en partis « passés définitivement du côté de l’ordre bourgeois ». C’est une plaisanterie. Ces gigantesques organisations, appuyées sur une base de millions d’hommes, d’ouvriers et d’intellectuels forgés par des luttes âpres, n’ont pas pu se transformer brutalement en quelques semaines ni même en quelques années de manière aussi radicale. L’affirmation léniniste et trotskiste a une fonction inavouée : si la social-démocratie change brutalement de nature en 1914 par le vote des crédits de guerre, ce brusque changement de nature préserve la pureté de la doctrine qui préside au développement de l’organisation de 1889 à 1913 et donc les léninistes comme les trotskistes peuvent faire comme si de rien n’était et reprendre à leur compte le bon vieux marxisme orthodoxe recyclé pour les besoins de la nouvelle période historique.  Et pourtant, on pouvait déjà pressentir combien ce marxisme n’était que l’arôme spirituel qui enveloppait l’ascension d’une nouvelle élite bourgeoise ou petite-bourgeoise faisant valoir ses droits par ses capacités à déplacer les bataillons ouvriers comme une armée en campagne. Rosa Luxemburg a perçu très tôt ce qu’était en fait cette social-démocratie allemande que Lénine prenait pour un modèle à imiter[1]. Georges Sorel, très lié à l’anarcho-syndicalisme français, théoricien de la grève générale et de la violence ouvrière comprend d’emblée le caractère profondément conservateur de la social-démocratie et annonce « la décomposition du marxisme » dans un ouvrage éponyme daté de 1908[2]. Sorel s’en prend violemment aux « disciples » de qui se sont surtout fait remarquer par de « si nombreuses fantaisies », notamment Paul Lafargue. Le socialisme allemand, et notamment, le « pape du marxisme », Karl Kautsky est également critiqué sévèrement. Mais l’intérêt de la réflexion de Sorel est de rechercher les racines du conservatisme du socialisme de la IIe Internationale. Un passage en revue des réformateurs sociaux, des utopistes et des socialistes de la première génération l’amène à la conclusion que tous ces révolutionnaires craignaient la révolution et n’avaient finalement pas d’autre but que l’« agrégation du prolétariat à la bourgeoisie ». L’évolution du socialisme en Allemagne offre une sorte de concentré. La polémique contre Bernstein et le « révisionnisme » et la défense de « l’orthodoxie » marxiste par Bebel et Kautsky apparaît alors comme un trompe-l’œil. Dès 1899, note Sorel, la SPD s’engage dans la défense d’un programme du « plus pur socialisme d’État », en reprenant des mesures explicitement condamnées par dans la Critique du programme de Gotha. Sorel montre finalement comment les grandes organisations ouvrières s’éloignent de la lutte des classes pour agir comme des intermédiaires au service de la pacification des rapports de classes. Contre la logique du « parti » qu’il caractérise comme la tentative d’une armée d’intellectuels pour transformer les ouvriers en chair à canon de la lutte politique, Sorel défend la logique de « classe » et l’action du syndicalisme révolutionnaire selon l’exemple français.

Robert Michels, sociologue très proche un temps, lui aussi, de l’anarcho-syndicalisme fait des partis socialistes de la IIe Internationale l’archétype du parti bureaucratique chargé de recruter et de promouvoir une nouvelle élite de gouvernement. Dans Les partis politiques[3], pose sur ces partis socialistes un diagnostic sans complaisance. Le problème est posé d’emblée : pas de lutte politique sans organisation des masses. Et c’est pourquoi l’organisation est devenue « le principe vital de la classe ouvrière », mais, ajoute Michels, « l’organisation constitue précisément la source d’où les courants conservateurs se déversent sur la plaine de la démocratie et occasionnent des inondations dévastatrices qui rendent cette plaine méconnaissable. » (p. 26) Mais alors que Sorel met encore ses espoirs dans la vitalité de l’action de classe, Michels voit dans le processus de bureaucratisation un phénomène inévitable qui s’appuie sur la propension des masses à l’obéissance et à la vénération des chefs, ce qui explique que les dirigeants puissent changer radicalement de position, trahir toutes les résolutions les plus sacrées sans qu’ils aient véritablement à en payer le prix. « L’histoire des partis ouvriers nous offre tous les jours des cas où les chefs s’étant mis en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux du mouvement, les militants ne se décident pas à tirer toutes les conséquences qui en découlent logiquement. » (p.79) Prémonition du pénétrant sociologue ! Quelques années après la parution du livre de Michels, les partis socialistes et sociaux-démocrates se mettront « en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux » en ralliant la guerre chacun pour le compte de son gouvernement. Et les militants n’en ont en effet pas tiré les conséquences logiques puisque c’est seulement la révolution russe de 1917 qui conduira à la scission des partis socialistes et à la création des partis communistes.

Contre ceux qui, comme Sorel, voient dans la pénétration d’éléments « bourgeois » et « petits bourgeois » une des explications des tendances réformistes du mouvement ouvrier, Michels remarque « ce sont d’ailleurs les mouvements ouvriers les plus exclusivistes qui partout et toujours sont le plus pénétrés d’esprit réformiste. »[4] Rien de plus exact, là encore : les partis socialistes des pays d’Europe du Nord ou la Labour Party britannique avaient dès les origines une composition sociale très ouvrière, beaucoup plus que les partis du Sud ou même la SPD. Mais pratiquement jamais l’esprit révolutionnaire n’a effleuré ces partis. L’exemple de la social-démocratie suédoise qui aménagea sans peine la cohabitation de la Suède avec le régime nazi mériterait d’être étudié, comme un cas d’école. Si même on regarde les clivages sociologiques lors de la scission du congrès de Tours en 1920 entre la vieille SFIO et la nouvelle SFIC, le parti communiste, on doit bien constater que les bastions ouvriers du Nord et du Pas-de-Calais sont restés fidèles à la vieille maison alors qu’au contraire les régions paysannes du pourtour du massif central passaient majoritairement au nouveau parti communiste.

(Ce passage est extrait de Le Cauchemar de , pages 182 et sq. , Max Milo, 2009)



[1] La brochure de Lénine intitulée Que faire ? et qui est le texte fondateur du bolchévisme, prend curieusement (en apparence) la SPD et la pensée de Karl Kautsky comme le modèle dont les Russes doivent s’inspirer, en l’adaptant, bien entendu, aux conditions russes.

[2] Éditions Marcel Rivière, reproduit sur le site « Les classiques des sciences sociales », http://classiques.uqac.ca

[3] Robert Michels, Les partis politiques, op. cit..

[4] Robert Michels, Les partis politiques, p.232.

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Commentaires

Edouard Vaillant clé du mouvement ouvrier français par c_berthier le Mardi 06/10/2009 à 10:05

Chers camarades et amis,
Retenu tout le week end et lundi matin par la "votation" contre le changement de statut-privatisation de la poste, je n'ai pu participer à vos travaux du samedi 3. Cet évennement est riche de leçons, au moins pour moi que j'essaierai de mettre en discussion, au delà du pot pourri médiatique.
Quelques remarques lapidaires, à la suite de l'article sur la "social democratie", matrice des differents courants révolutionnaires et réformistes, remarques échangées dans mes recherches sur Edouard Vaillant:
L' homme politique "pivot "du mouvement ouvrier français de la période 1870-1914. Ce  n'est ni Jaurés, ni Zola, ni Guesde, c'est Edouard vaillant, moins beau parleur et mois mediatisé qu'eux:.
En effet, il fut: 
-
 élu au conseil de la Commune de Paris, 
-  laïque et responsable de l'instruction publique
- banni et condamné à mort par les égorgeurs de la commune, 
- représentant de Marx en France
- rédacteur de textes de congres de la 1ere internationale
- députe et défenseur de lois sociales au parlement
- organisateur des congres ouvriers de 1881 à 1905
- représentant français à la seconde internationale
...mais enfin tombant dans "l'union sacrée" contre le "militarisme allemand".
 

"La pensée d’Édouard VAILLANT représente l’adaptation la plus parfaite du socialisme scientifique à notre tempérament national". JEAN JAURES

De courtes biographies citoyennes et politiques furent établies par des collèges et lycées techniques publics portant le nom de Edouard Vaillant.

Ses oeuvres sont difficilement accessibles hors du fond de l'OURS.

Je ne partage pas l'option générale et le titre du livre de M.Dommanget qui lui est consacré.

Je la considère comme un auto-plaidoyer de Dommanget sur le dos de E. Vaillant.

Vaillant a été le constructeur que Dommanget et d'autres, à son époque et après, n'ont pas su être, mais dont ils ont profité. 
Au moment ou chacun y va de son opus ou d'un article sur un Jaures, démiurge du socialisme français, il convient de s'interroger sur les raisons de cette reconnaissance médiatique.

 A développer pour celles et ceux qui le veulent.

 


Re: Edouard Vaillant clé du mouvement ouvrier français par la-sociale le Mercredi 07/10/2009 à 18:51

Il existe une bonne biographie de Vaillant, par Jolyon Howorth, publiée par EDI/Syros en 1982, autant dire une éternité: Édouard Vaillant. La création de l'unité socialiste en France. La politique de l'action totale. avec une préface de Madeleine Rébérioux.



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