Quand la crise d’ensemble du capitalisme, qui couvait depuis déjà plus d’un an est devenue si évidente et qu’il a fallu organiser, à l’automne 2008, le sauvetage en catastrophe du système bancaire, se firent jour des réactions que l’on peut classer en deux catégories. Réaction d’horreur : « Marx est de retour ! ». Réaction de consolation : « ce n’est pas la crise finale ». La deuxième étant censée répondre à la première. Mais dans les deux cas, ce n’est pas vraiment à Marx qu’on faisait référence, plutôt au fantôme d’un marxisme qu’on avait enterré à la fin du siècle dernier. Comme j’ai eu l’occasion de le montrer, d’une part il n’y a pas chez Marx de théorie de la crise finale et, d’autre part, les analyses les plus fréquemment invoquées chez les marxistes (celles qui font de la sous-consommation des masses la cause majeure des crises) sont erronées et, du reste, Marx lui-même les a réfutées sans la moindre ambiguïté. Je laisse de côté l’analyse de la crise[1] proprement dite pour poser, à l’occasion de la période incertaine à tous égards que nous traversons, la question des perspectives historiques sur lesquelles nous pouvons raisonnablement tabler. Après tout, s’il n’y a pas de crise finale, pas de théorie de l’effondrement du capitalisme et si nous sommes sortis des théologies historiques avec leur mythique « fin de l’histoire », peut-être devrions-nous admettre que le capitalisme est une histoire sans fin ?
Même si on n’est pas un chaud partisan de la théorie des cycles de Kondratiev, on peut admettre que l’histoire du capitalisme est faite de phases assez longues pendant lesquelles domine un régime d’accumulation du capital et certains rapports globalement assez stables entre les diverses puissances dominantes. C’est généralement une « grande crise » qui met fin à ces phases et pendant plusieurs années on a une « transition de phase » (presque au sens où les physiciens emploient ce terme). Les années 70 à partir de la déclaration de Nixon de 1971 sur l’inconvertibilité du dollar sont une telle « transition de phase ». Une nouvelle phase se dessine dès la fin des années 70 avec les mesures de dérégulation de l’économie prises par Jimmy Carter aux États-Unis et par James Callaghan en Grande-Bretagne. S’ouvrait une nouvelle période marquée par ce qu’on a appelé, de manière pas toujours très claire d’ailleurs, le néolibéralisme sous la direction hégémonique de l’hyper-puissance américaine, comme dirait Hubert Védrine. C’est cette période qui vient d’être officiellement close avec la « nationalisation » par l’administration Bush d’une partie importante du système bancaire des USA, une intervention massive de l’État aux USA, en Europe, au Japon ou en Chine et l’explosion de la dette publique au point qu’on ne sait pas vraiment si on pourra éviter la prochaine phase de la crise, qui serait déclenchée par un possible effondrement de la monnaie américaine.
Comment sort-on des grandes crises ? Il n’y a guère que l’expérience historique qui puisse nous renseigner. De la crise de 1929, tout le monde admet aujourd’hui que l’issue en a été la guerre – après le New Deal, dès 1938/39 l’économie américaine donnait d’inquiétants signes de faiblesse et c’est l’entrée en guerre des USA qui fera tourner à plein régime la machine industrielle et jettera les bases de la prospérité d’après-guerre. Le nazisme fut à sa manière une sorte de keynésianisme – Le Dr Schacht, ministre de l’économie d’Hitler était un keynésien. Ceux qui pensent que la prospérité relative des dernières décennies est due aux miracles des « reaganomics » et de la politique de Mrs Thatcher surestiment gravement leurs héros. Reagan n’a pas été très libéral – il fut plutôt un « keynésien antisocial » et son plus haut fait d’arme a été de mettre la pression sur l’URSS, relançant une course aux armements que l’empire moscovite essoufflé ne pouvait plus soutenir, ce qui aboutit à l’effondrement des années 89-91. Avec le passage de la Chine « communiste » à l’économie de marché, s’ouvrait un nouveau champ d’accumulation du capital, bien plus apte à expliquer la croissance de l’économie mondiale que l’application des idées fixes des doctrinaires néolibéraux.
La transition de phase dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui présente des dangers sans doute aussi sérieux que ceux des années trente, même si, l’histoire ne se répétant pas, ils prennent d’autres formes. L’hégémonie impériale américaine, aussi désagréable soit-elle présentait au moins d’avantage de préserver un certain mondial – au prix de guerres locales non négligeables cependant. Cette période d’hégémonie est terminée. La puissance américaine sur le plan économique n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle se survit péniblement grâce à l’aide de son principal concurrent, la Chine qui est tentée de mettre fin à cette situation. Que la Chine prête de l’argent aux Américains pour qu’ils puissent continuer d’acheter des produits chinois, c’est une situation qui ne peut évidemment pas durer aussi longtemps que les contributions. Dans le même temps, cependant, les USA demeurent et de loin la principale puissance militaire. À côté du budget du Pentagone, les dépenses militaires russes (environ 3,5% du PIB de ce pays, soit un niveau comparable à la France ou à la Grande-Bretagne) paraissent assez ridicules et les effets de manche de Vladimir Poutine ne sont que des gesticulations. Mais on sait que la gesticulation faire partie de l’art de la guerre. En tout cas cette situation est lourde de tensions d’autant qu’à Washington la continuité domine sous changements symboliques apportés par Obama.
Nous ne sommes pourtant pas dans la même situation que dans l’entre-deux guerres car aucune puissance n’est assez forte aujourd’hui pour défier militairement les USA et s’engager dans une confrontation ouverte dont l’issue pourrait être catastrophique pour l’humanité. Mais de meurtriers conflits limités sont parfaitement possibles qui pourraient être déclenchés par les provocations de quelque tyran éventuellement poussé en sous-main – on n’oubliera pas que Saddam Hussein avait reçu des émissaires américains un feu vert pour l’invasion du Koweït. La situation est d’autant plus dangereuse qu’on ne voit pas bien où se trouveraient aujourd’hui les nouveaux champs d’accumulation du capital. Le capitalisme vert – le fameux « développement durable » – se pose comme candidat prenant la relève des vieux moteurs poussifs du capitalisme de grand-papa mais, pour l’heure, cela reste très limité et les taux de profits escomptés ne sont pas assez mirobolants pour séduire les investisseurs. La prime à la casse des voitures polluantes n’aide que les industriels de l’automobile et l’habitat écologique est plus un slogan de campagne électorale qu’une réalité. La tentation pourrait donc devenir de plus en plus forte d’organiser des destructions massives de forces productives, de moyens de production et même de toute une humanité « surnuméraire », en vue de relancer sérieusement le cycle « vertueux » de l’accumulation capitaliste. Un peu partout les dépenses d’armement augmentent et le démarrage d’un nouveau cycle de négociations START entre les USA et la Russie est le signe indiscutable que la situation est plus sérieuse qu’on ne croit.
Le succès des prédictions apocalyptiques si courantes aujourd’hui doit être pris au sérieux. Même s’il y a parfois une part de fantasmes et même si le pétrole va couler dans les veines de l’économie mondiale pendant encore un certain temps, il reste que la perception des limites du système économique et social sur lequel nous vivons depuis trois ou quatre siècles est de plus en plus aiguë. Le capitalisme ne peut survivre que par une reproduction élargie à l’infini de sa base économique et en révolutionnant continuellement les forces productives. Faute de quoi, le taux de profit tombe à zéro, comme Marx l’a fort bien montré et le profit zéro serait évidemment la fin du système. Les deux moyens privilégiés employés jusque là ont été l’élargissement continuel de l’emprise des marchandises produites par le mode de production capitaliste dans la consommation (la « marchandisation » du monde) et la mise au travail de nouvelles couches de la population à qui on peut faire subir des conditions d’exploitation garantissant un taux de profit suffisant. Ces deux objectifs sont d’ailleurs en partie contradictoires. Admettons qu’on trouve les moyens techniques de garantir à tous les habitants de la planète un niveau de vie minimal équivalent à celui des classes moyennes des pays riches, le système ne pourrait se survivre qu’en dévalorisant massivement les marchandises qui rentrent dans la composition de la valeur de la force de travail (ce qui s’est largement fait dans nos pays depuis un demi-siècle avec la baisse drastique de la valeur des produits alimentaires et des biens ménagers de base) et en accélérant l’obsolescence des produits industriels, en faisant triompher ce que Paul Ariès appelle la junkproduction[2]. Autrement dit, le système capitaliste ne peut se survivre qu’en accélérant la destruction de ses produits et donc en épuisant toujours plus les deux sources de toute richesse, la terre et le travail. Il y a là, asymptotiquement, une première limitation objective au développement du capitalisme.
Ajoutons ceci : un des moteurs de la croissance capitaliste, la plupart du temps sous-estimé, notamment par les marxistes mais pas par Marx, est la croissance de la population – le triomphe du capitalisme s’accompagne d’une explosion de la population mondiale et le lien entre ces deux phénomènes n’est pas fortuit. Là encore, sauf à aller vivre – ce qui semble à peu près impossible – sur d’autres planètes, on risque bien de rencontrer une limitation objective. On a calculé que si la population mondiale continuait à croître au rythme actuel de 2% par an, dans 800 ans il restera 1m² de terre par habitant ! Même à rythme très modeste de 0,5% par an, la population doublerait tous les 140 ans environ. Les 9 milliards prévus pour 2050 seraient plus de 18 milliards en 2200 … Comme tout cela est manifestement insoutenable ou se réglera comme par le passé par des dévastations meurtrières mais sur une échelle tout à fait nouvelle, il faut bien avoir comme horizon la stagnation de la population mondiale bien que le niveau auquel se stabilisera la population ne puisse pas être fixé par avance. En tout cas, si nous arrivons à ce niveau dans le courant de ce siècle, ainsi que l’estiment de nombreux démographes, ceci pourrait par la même occasion indiquer les limites de la croissance capitaliste. Et donc les limites objectives du système lui-même.
D’autres raisons militent en faveur de l’idée selon laquelle le développement du capitalisme est inéluctablement limité. Nous sommes arrivés à un stade où les transformations quantitatives se changent en transformations qualitatives, comme on disait dans les vieux manuels de matérialisme dialectique. La prolongation de la durée de la vie aussi bien que les potentialités des technologies du vivant nous placent au seuil d’une transformation anthropologique fondamentale. Or personne ne peut sérieusement soutenir que cette transformation est vraiment souhaitable. De même, l’entassement des populations dans des mégalopoles, un entassement qui pourrait bien atteindre un stage critique si se confirment les prédictions des experts du GIEC concernant la montée des océans et la disparition de surfaces de terres très peuplées, risque fort de modifier en profondeur et dans un sens assez inquiétant les règles de base de la sociabilité humaine. La « big-brotherisation » de nos sociétés et la frénésie sécuritaire ne sont peut-être pas seulement des manœuvres politiciennes de démagogues ou des complots d’une poignée de dominants, mais l’expression d’un processus en cours dans les tréfonds de la sociabilité humaine.
Donc, si capitalisme peut sortir de la crise actuelle – et on peut affirmer qu’il en sortira cette fois-ci encore sans pouvoir préciser ni les délais ni les conditions – il n’en résulte pas pour autant que le capitalisme soit une histoire sans fin. En réalité, la conscience des questions que je soulève ici est assez largement répandue et, dans des secteurs de plus en plus larges des classes moyennes, se développe l’idée qu’il faut mettre un terme à la course folle à l’accumulation de richesses. Ceux qui ont déjà leur maison, leur voiture (pour faire du 10km/h dans les grandes villes), tous les appareils ménagers d’une vieille chanson de Boris Vian et des écrans où ils ne savent plus où donner de la tête commencent à se dire que pour eux la croissance n’a plus aucun sens. Ils peuvent généralement admettre que ceux qui ont beaucoup moins ou sont même privés de l’essentiel aspirent légitimement à ce confort bourgeois honnête ; mais pour eux-mêmes ils sont sans doute prêts à accepter de ne pas vouloir plus et pourraient éventuellement s’accommoder de quelques restrictions[3].
La seule question qui se pose sérieusement n’est pas celle de la critique du capitalisme – il y a à ce sujet une vaste et désespérante littérature – mais plutôt celle d’une solution alternative. Presque jusqu’à la fin du XXe siècle, le socialisme et le communisme marxistes ont constitués pour des millions de déshérités ou des intellectuels révoltés l’horizon, le « principe-espérance » qui permettait de combattre quotidiennement le capitalisme … mais aussi de le supporter en attendant des jours meilleurs. Dans mon Cauchemar de Marx, j’ai tenté de comprendre les raisons de l’effondrement de cette espérance, de mettre à nu la mécanique qui a transformé l’espérance de Marx en cauchemar. Il me semble pourtant que c’est sous le nom de communisme qu’on pourrait reconstruire la perspective d’un avenir vivable. Même si le mot « communisme » est assez récent (on peut le faire remonter à Babeuf et à la « conjuration des égaux »), l’idée est très ancienne et on la trouve sous diverses formes, dans la République de Platon (et semble-t-il chez d’assez nombreux auteurs grecs dont ne nous restent que quelques traces, par exemple dans les écrits d’Aristote) aussi bien quand dans certaines sectes juives et dans le christianisme primitif. On peut le suivre à la trace au Moyen Âge et jusqu’à la Réforme (voir Thomas Munster et la guerre des paysans en Allemagne) et à l’époque moderne (des « niveleurs » anglais au mouvement ouvrier). Ce qui fait l’unité de tous ces mouvements, c’est quelque chose qui appartient à la nature humaine, c’est-à-dire à la nature de l’homme comme « animal politique » :
- l’aspiration à l’égalité, non pas l’égalitarisme envieux que les théoriciens libéraux pourfendent de leur vindicte, mais l’égalité comme garantie contre la domination. Aristote le disait : être libre, c’est être gouverné par des gens de même nature que soi.
- La vie en communauté comme condition du bonheur. L’homme n’est riche que de l’ensemble de ses rapports sociaux[4] et la vie d’un individu isolé est, sauf exception, une vie triste et dépourvue de sens.
- La recherche d’une vie décente[5] qui s’oppose aussi bien à la misère qu’au luxe des nababs, une vie fondée sur le travail et la dignité que chacun peut en tirer.
- L’extension plus ou moins grande de propriétés communes, celles qui sont justement la marque concrète, inscrite dans le territoire, de l’existence de la communauté politique.
Il y a là une espèce de communisme minimal, un communisme non utopique (car chacun de ces objectifs est facile à atteindre) mais qui s’oppose point par point à la logique du capitalisme, logique fondée sur croissance illimitée des inégalités, la domination des possesseurs de capital sur les vendeurs de force de travail, l’accumulation sans frein des richesses les plus extravagantes pour une petite minorité et la misère persistante de la grande masse et enfin la privatisation de toute la vie sociale, des conditions élémentaires de la vie humaine. Ce communisme non utopique pourrait être l’éthique de tous les jours[6] d’un État républicain, entendu comme la « république maximale » des penseurs radicaux d’antan ou de certains républicanistes contemporains.
Ceci n’est évidemment pas un programme politique, mais seulement un cadre de réflexion dans lequel on peut s’engager et dans lequel on doit s’engager dès lors qu’on a compris que la vieille gauche social-démocrate est morte, qu’on ne la fera pas revivre en ressortant les fantômes du keynésianisme, que le cycle du mouvement ouvrier dominé par le marxisme est bien terminé et qu’il est temps de tourner la page.
Denis Collin -
Dernier ouvrage paru : Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009.
[1] Voir Denis Collin, Le cauchemar de Marx, éditions Max Milo 2009 et Comprendre Marx, Armand Colin, 2006, 2e édition 2009.
[2] Paul Ariès, Le mésusage, Éditions Golias
[3] On pourrait se demander pourquoi le « travailler plus pour gagner plus » a fait grand flop, sauf peut-être chez ceux pour qui la fin du mois commence le 15.
[4] Ici je rejoins bien volontiers les thèses développées par Jacques Généreux dans La dissociété (Seuil).
[5] Voir G. Orwell et sa « common decency » et les prolongements qu’en donne Jean-Claude Michéa.
[6] Par cette expression, je traduis ce que Hegel appelle « Sittlichkeit » et qu’on traduit ordinairement en français par « bonnes mœurs » ou « vie éthique » ou « éthicité ».
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Un article Clair et une analyse de la situation mondiale actuelle clairvoyante. On aime lire ces textes (ceux de l’auteur) d’une honnêteté et d'une probité sans égale. Toutes les situations exposées restent ouvertes à la discussion, rien n’est asséné, ni vérités immuables, ni certitudes, au contraire. Après la lecture de l’ouvrage intitulé "Le cauchemar de Marx" (voir les références sur ce site), on est comblé.