La revue « le Débat », dans sa dernière livraison, consacre un dossier à la question du « déclin de la gauche ». Parmi les auteurs, l’Italien Raffaele Simone soutient que les transformations sociales et idéologiques des dernières décennies font que notre monde est en quelque sorte naturellement de droite. De nombreux commentaires ont suivi cette publication. Et dans Marianne 2, un article résumait la situation en une formule: il faut s’y faire, le fond de l’air est de droite. Ce débat a eu lieu aussi, sous une autre forme, dans les colonnes de La Sociale, avec la publication des deux articles de Jean-Louis Ernis.
Pour tenter d’y voir clair, il me semble qu’il faut prendre du recul et déplacer légèrement l’axe des questionnements. Prendre du recul d’abord, c’est se demander ce que signifie ce clivage droite/gauche et dans quelle configuration historique il a pris toute sa dimension.
On le sait, le clivage entre la droite et la gauche trouve son origine dans les premiers évènements révolutionnaires de 1789: lors du débat sur la future constitution, les partisans du veto royal se rangèrent à droite du président et ses adversaires se rangèrent à gauche, se regroupant sous l’étiquette « patriotes ». La gauche, c’est donc la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie révolutionnaires qui veulent décider elles-mêmes de leurs propres affaires et rejettent la tutelle de l’État monarchique. Ce premier clivage se complique un peu plus tard parce qu’il se combine avec un deuxième clivage, celui qui oppose la plèbe, le popolo minuto, comme on aurait dit en Italie et les possédants, et plus tard cette opposition recoupe le conflit de classe entre ouvriers et bourgeois, lors de ce dernier acte de la révolution française qui s’étend entre février et juin 1848. Cette superposition ne va cependant pas de soi. Certains Girondins classés à droite par rapport aux Montagnards ont été des républicains convaincus bien avant qu’un Robespierre ne se décide à abandonner l’idée monarchique. La vision marxiste standard de l’histoire de la révolution française qui établit une sorte de continuité entre l’aile gauche de la révolution de 1793 et le mouvement ouvrier me semble parfaitement discutable … et trop peu discutée.
Il est clair en tout cas qu’être de gauche, ce n’est pas nécessairement être un adversaire résolu du mode de production capitaliste. Droite et gauche n’étant que des positions relatives définies à partir de critères très flous, la valeur politique qu’on accorde à ces étiquettes est depuis longtemps surfaite et induit en erreur ceux qui veulent réfléchir stratégiquement et non se laisser guider par des slogans plus ou moins creux. Dès la fin du XIXe siècle, quelques théoriciens du mouvement ouvrier se sont opposés assez violemment à cette confusion entre le mouvement révolutionnaire prolétarien et le radicalisme bourgeois de gauche. C’est le cas de l’un des grands penseurs du syndicalisme révolutionnaire, Georges Sorel, qui voit clairement comment les organisations socialistes et social-démocrates, en dépit de leurs proclamations pour les dimanches et jours de fête, sont de plus en plus des organisations visant à transformer les ouvriers en troupes d’appoint du parlementarisme radical le plus médiocre. Sorel pousse d’ailleurs sa réflexion jusqu’à la racine philosophique de ces confusions qui se situe, selon lui, dans l’idéologie des Lumières et « les illusions du progrès » (c’est le titre d’un des ouvrages de Sorel, réédité en 2007 aux éditions « L’âge d’homme » à Lausanne).
Je n’ai pas le temps de reprendre toute cette histoire dans le cadre restreint d’un article. Mais c’est un travail qui vaudrait la peine d’être mené, textes en main. Que Sorel et ses amis aient eu tort ou raison, cela n’est pas en discussion. Il s’agit simplement de comprendre que le clivage droite-gauche tel qu’il a dominé la vie des nations de la « vieille Europe » au cours du siècle passé n’a rien de « naturel » et il n’est nullement surprenant qu’il ne joue plus du tout le même rôle aujourd’hui. Je vois à cela plusieurs raisons.
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Le cycle historique ouvert par les révolutions de la fin du XVIIIe siècle est en train de s’achever. La croyance dans le combinaison du progrès des sciences, des techniques, des mœurs et des libertés politiques semblent à peu près éteinte. Et il semble de moins en moins certain qu’il faille nécessairement aller de l’avant dans le sens du « progrès », puisque celui-ci semble de plus en plus fréquemment porteur de menaces qui mettent en cause l’idée de l’homme que pouvaient se faire les disciples des Lumières – toutes tendances confondues. Par exemple, ce que nous promettent, avec les meilleures intentions du monde, les progrès à venir des technologies biomédicales semble ouvrir sous nos pieds un abîme.
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Le marxisme orthodoxe, en tant que version « ouvrière » du progressisme des Lumières est victime de la « crise du progrès ». Libérer le développement des forces productives des entraves capitalistes, cela ne semble pas vraiment l’urgence du moment, alors que c’est bien plutôt la protection du monde contre le déchaînement des « forces productives » du capitalisme qui est à l’ordre du jour. Mais le marxisme orthodoxe s’est épuisé pour une autre raison. Comme j’ai eu l’occasion d’y revenir à plusieurs reprises (et en particulier dans Le cauchemar de Marx), le marxisme a été pour l’essentiel l’idéologie du salariat et il est assez naturel qu’il fasse du capitalisme d’État l’idéal de la transformation sociale révolutionnaire.
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Dans le même moment, le capitalisme a fini de se dépouiller de ce qu’il trainait d’oripeaux des formations sociales antérieures au capitalisme. Les valeurs bourgeoises traditionnelles, la famille, la patrie, l’épargne, le respect de la religion, etc., n’ont aucun lien logique avec le mode de production capitaliste. La bourgeoisie capitaliste encore peu assurée de sa propre domination avait tendance à faire bloc avec la vieille aristocratie, et ces valeurs communes lui semblait un bon moyen de se faire face aux classes dangereuses. Mais ce temps-là est derrière nous et la « droite » – si on persiste à vouloir donner ce qualificatif au principal bloc politique des classes dominantes – n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était il y a encore quelques décennies. Les évènements récents qui ont défrayé la chronique le prouvent à l’envi.
Dans cette situation, les défenseurs des acquis ouvriers, mais plus largement tous ceux qui veulent résister aux tendances destructrices du mode de production capitaliste, apparaissent comme des « réactionnaires » puisqu’ils s’opposent au prétendu « cours de l’histoire ». Alors que la gauche politique, conformément à sa nature, court derrière le progrès, c’est-à-dire derrière le « capitalisme absolu » – pour reprendre une expression de Badiale et Bontempelli – le vieux mouvement ouvrier tente d’accrocher au passé (avec, il faut le reconnaître, de plus en plus de difficultés). Loin de vouloir transformer la société, il en est réduit à défendre la société telle qu’elle est contre les transformations sociales qui sont devenues le programme commun de tous les partis de la droite classique aussi bien que de la gauche dite « libérale ». Un signe inquiétant de la situation réelle: alors que la situation à France-Télécom montre clairement à quoi conduit la concurrence libre et non faussée, il ne n’est trouvé pratiquement personne pour réclamer la renationalisation du secteur des télécommunications, un secteur dont il est facile de montrer qu’il entre dans la catégorie des entreprises qui devraient devenir propriété de l’État si on appliquait le préambule de la constitution.
Dans ces conditions, les forces dominantes semblent l’emporter assez facilement. Les citoyens convaincus de l’urgence qu’il y a à défendre la société contre la « transformation sociale » du capitalisme absolu ne sont pas très mobilisé pour voler au secours d’une gauche qui, sur le fond, défend cette « transformation sociale » d’un genre nouveau. Un grande partie des électeurs appartenant aux classes populaires se réfugie dans l’abstention (aux européennes aussi bien qu’à la très médiatisée législative partielle de Poissy qui a vu la victoire du judoka aux pièces jaunes...) On peut même aller plus loin: quand le programme pour l’école de l’UMP, programme rédigé sous la houlette de Darcos, promettait de rétablir l’autorité des professeurs et le sens du travail à l’école, il n’est pas certain qu’on devait avoir des motivations « de droite » pour soutenir un tel programme. Bien sûr, il n’a pas fallu longtemps pour s’apercevoir que les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient. Darcos et Chatel ont poursuivi avec acharnement la politique de destruction de l’école et de l’enseignement disciplinaire. La prochaine réforme du lycée entérinant la suppression des licenciements et une baisse massive des horaires vont accentuer le côté « école lieu de vie » pour parquer les jeunes avant de les jeter sans défense dans la fournaise du « marché du travail capitaliste ». La « mastérisation » du recrutement vise à remplacer le recrutement de professeurs possédant un savoir certifié par des spécialistes de la rhétorique des « sciences de l’éducation » … Bref la destruction de « l’école bourgeoise » est en bonne voie, cette « école bourgeoise » contre laquelle les gauchistes s’étaient dressés jadis... Ce n’est sans doute pas pour rien que Valérie Pécresse a employé le terme de « révolution culturelle » pour qualifier ses projets de réformes de l’enseignement supérieur.
Je ne veux pas sous-estimer le poids du bourrage de crâne médiatique, ni la puissance de l’idéologie de la consommation, ni le bouleversement des modes de vie, toutes raisons qui expliquent l’atomisation des classes populaires et singulièrement de la classe ouvrière. Mais je me méfie des thèses sur « l’embourgeoisement de classe ouvrière » qui me semblent assez indécentes quand on sait combien les fins sont difficiles pour l’immense majorité des ouvriers. Si le fond de l’air semble « de droite », c’est plus certainement parce que nous sommes arrivés à l’épuisement total de cette structure politique vénérable qu’est le clivage droite/gauche. Les clivages réels, largement masqués par la superstructure politique, demeurent et de nouveaux clivages apparaissent, de nouveaux conflits sociaux sont en gestation. Mais pour l’heure la théorie manque à l’appel. Penser la réalité actuelle et dégager les voies d’avenir, c’est là une tâche incontournable.
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Les européennes comme le cas Douillet demande une approche circonstanciée :
Denis écrit : « … Un grande partie des électeurs appartenant aux classes populaires se réfugie dans l’abstention (aux européennes aussi bien qu’à la très médiatisée législative partielle de Poissy qui a vu la victoire du judoka aux pièces jaunes...) »
Ceci est l’extrait d’un article paru sur le site « betapolitique », et signé de JF Couvrat :
« … Si l’on se contente de rapporter le score de David Douillet au nombre de bulletins exprimés, comme on le fait généralement, on passe à côté de ce phénomène. Et l’on conclut hâtivement qu’il a réuni 52,10% des suffrages au second tour après en avoir réuni 44,19% au premier, soit des scores comparables à ceux de son prédécesseur, Jacques Masdeu-Arus, en 2007.
Si l’on se réfère au nombre des électeurs inscrits, c’est la capacité mobilisatrice de l’UMP que l’on mesure, et la photographie est moins souriante pour le parti du Président.
Au premier tour, David Douillet a recueilli 9.373 suffrages, soit 7.989 de moins que Jacques Masdeu-Arus en juin 2007 – six mois après avoir été lourdement condamné pour corruption par le tribunal correctionnel de Paris, condamnation alors suspendue par la procédure d’appel. David Douillet n’a ainsi mobilisé que 13,1% des électeurs inscrits, alors que son prédécesseur en avait mobilisé 24,2% en juin 2007 et 31,2% en 2002, avant sa condamnation.
à cet emplacement, il n'est pas possible de poser le graphisme illustrant cet article, où Douillet receuille 13,1% d'élécteurs inscrit au premier tour, et 17% au second.
Au second tour, David Douillet a recueilli 12.203 suffrages, soit 17% des électeurs inscrits. Son prédécesseur en avait recueillis 19.321 (soit 27% des inscrits) en 2007 et 23.014 (soit 35% des inscrits) en 2002.
Selon Frédéric Lefebvre, les électeurs « répondent dimanche après dimanche » au « monde politico-médiatique » qui cherche, dit-il, à « détruire le Président de la République ».
Disons que les électeurs répondent avec circonspection. Sur 71.732 inscrits dans la 12ème circonscription des Yvelines, 48.311 ont finalement décidé de rester chez eux. … »