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Le programme commun des antilibéraux

Par Denis Collin • Actualités • Lundi 19/02/2007 • 0 commentaires  • Lu 2386 fois • Version imprimable


Il y a quelque chose de curieux dans la campagne électorale actuelle. Deux candidats, Marie-George Buffet et José Bové se réclament rigoureusement du même programme, le programme en 125 points adoptés par les collectifs antilibéraux. Cette curiosité mérite à elle seule qu’on s’attarde un peu sur ce programme.

Une ambition bien vague

Ce programme se veut un programme sérieux proposant une véritable alternative tant à la droite qu’au « socialisme libéral » représenté par Mme Royal. Il a « l’ambition de rendre majoritaire une alternative antilibérale fondée sur le soutien et la mobilisation populaires. » [1] Une ambition bien vague, car elle ne se définit que par opposition à une doctrine, le libéralisme, elle-même non définie. D’emblée donc, on est placé dans le domaine de la lutte des idées - c’est-à-dire de l’idéologie.

Il s’agit d’opposer une cohérence à la cohérence cette fois néolibérale définie ainsi : « Il y a de la cohérence - dangereuse - dans les choix qui sont au cœur du capitalisme contemporain. Le néolibéralisme a des objectifs (la conversion de toute chose en marchandise et l’accumulation des profits financiers) et des méthodes (le recul des pratiques démocratiques, le démantèlement des politiques publiques, la mise en concurrence des peuples et des individus, la casse des droits du travail, le pillage de la planète). Objectifs et méthodes forment chez lui un tout. » Comme si c’était une nouveauté, propre au mode de production capitaliste « contemporain ». Le mode de production capitaliste, en son essence, c’est la transformation du « producteur indépendant » en vendeur de force de travail.

Le document présente ainsi les objectifs des collectifs :

« Nos méthodes sont le respect des biens communs, la garantie des droits individuels et collectifs, économiques, sociaux, politiques ou culturels et l’appropriation sociale de leurs instruments nécessaires. Ce sont la souveraineté populaire et la citoyenneté élargie, que ce soit dans la cité ou dans l’entreprise. C’est l’égalité réelle et non formelle entre les femmes et les hommes, dans tous les domaines ; c’est le refus du racisme, de la xénophobie, du sexisme, de l’homophobie, de toutes les discriminations. En bref, notre objectif, notre principe et notre méthode, c’est une démocratie sociale et participative, où chacune participe à part égale au pouvoir, quelle que soit son origine ou son statut. Une démocratie qui s’appuiera sur la mobilisation et la lutte, car nous savons que les privilégiés du système actuel ne voudront pas perdre leurs privilèges. »

Ce programme qui se veut « alternatif » esquive le mode « capitalisme » et ne dit mot des rapports de propriétés. « Respect des biens communs » et « appropriation sociale », voilà deux expressions faites pour esquiver la question de la propriété privée des moyens de production. Tout le document est de cette eau : euphémisation, invention d’un nouveau vocabulaire qui se veut proche de l’ancien vocabulaire socialiste et communiste mais précisément nouveau pour bien indiquer que ça n’a rien à voir. Le document se prononce pour une « citoyenneté élargie » également dans l’entreprise. Que peut-être la citoyenneté dans l’entreprise lorsque la propriété privée ? On n’en saura rien. En fait, c’est la reprise in-extenso des vieilles lubies CFDTistes : si les salariés sont citoyens dans l’entreprise, c’est qu’ils sont associés aux patrons dans la gestion des entreprises (restées capitalistes...). Cela a un nom très ancien : corporatisme.

Qu’il ne s’agisse pas d’un programme de transformation sociale, la suite le dit : « Changer la donne économique et sociale, en répartissant autrement les richesses disponibles (d’abord, redonner au travail la part que le capital lui a ravie depuis vingt ans), en orientant les ressources autrement, vers les dépenses utiles et non vers les marchés financiers. » Le but est donc de revenir au mode de gestion du mode de production capitaliste des « trente glorieuses » en modifiant la répartition, mais pas de changer la structure de base qui commande la « répartition ». C’est donc le programme de la social-démocratie des années 70. Mitterrand était même plus radical puisqu’il voulait non seulement changer la répartition mais aussi construire un « socialisme à la française »...

Sur le plan politique, il en va de même : « Changer la donne politique, en ouvrant la voie à une VIème République démocratique et sociale, représentative et participative, laïque et émancipatrice ; en affirmant la primauté des droits, du bien commun et de l’intérêt général ; en cassant la logique de confiscation des pouvoirs, en étendant la logique démocratique au monde de l’entreprise. » Outre le caractère douteux de cette notion de « bien commun » tout droit sortie de l’arsenal de la philosophie thomiste - les républicains parlent de « bien public » [2] - on voit réapparaître la « démocratie participative » si chère à Mme Royal et dont nous avons eu l’occasion de montrer l’incohérence et les conséquences néfastes [3]. Et on a, à nouveau droit à « l’extension de la logique démocratique au monde de l’entreprise » : quel joli nom pour parler du mode de production capitaliste !

Tout le reste de l’exposé des motifs est de la même eau. C’est beau comme du Rocard à l’époque de la « deuxième gauche » triomphante.

Sécurité de l’emploi contre droit au travail

« Le droit à l’emploi, souvent proclamé, doit être effectif. » Les rédacteurs du document doivent ignorer la différence entre droit au travail et droit à l’emploi. Le droit au travail, c’est le droit de vivre de son travail et par conséquent d’exproprier le capital pour l’assurer. Le droit à l’emploi, c’est uniquement le droit d’être employé, c’est-à-dire serviteur de Sa Majesté le capital ! Ce n’est pas non plus une mince distinction terminologique. Passons sur l’énumération des moyens pour garantir ce « droit à l’emploi » car le meilleur est pour la fin : on garantit ce prétendu droit par « une bataille de réorientation des politiques européennes ». Bref, on se place 1) dans le cadre de l’UE et 2) on subordonne la lutte au bon vouloir des autres États européens. Encore une fois, qu’est-ce qui distingue ce programme de celui de Mme Royal ? Rien, sauf l’emballage.

Passons sur la suite qui est la reprise du programme socialiste en faisant simplement un peu de surenchère (1500 euros bruts tout de suite et pas « dès que possible », etc.). Notons cependant qu’on parle d’augmenter et de réformer les « minima sociaux », preuve indirecte qu’on ne croit pas un minute que le « droit à l’emploi » puisse devenir effectif. Dans le monde alternatif, il y a aura des RMIstes, mais bien payés !

Pour parvenir à ces objectifs, les partisans du « droit à l’emploi » proposent de lutter contre la précarité. Ils réaffirment ainsi que « Le CDI à temps complet doit être la règle ». Ils semblent ignorer que c’est encore légalement le cas ! Et que ce qui est en cause, c’est précisément le code du travail. Mais si c’est la règle, il y a des exceptions et nos alternatifs ne proposent pas de les supprimer mais seulement de les encadrer (par exemple mieux encadrer les stages). En guise d’alternative, nous n’avons ici qu’une médication homéopathique pour panser les blessures infligées par l’exploitation capitaliste.

Le morceau de choix arrive ensuite : «  Sécuriser les parcours de travail et de vie ». De quoi s’agit-il ?

« Nous proposons un nouveau statut du salariat assurant au salarié la continuité de son contrat de travail, garantissant son salaire et les droits associés (protection sociale, retraite, formation ...). Ce système fonctionnera sur le principe de la mobilité choisie par le salarié. Il sera assuré par un financement mutualisé à la charge des employeurs et géré sous contrôle des partenaires sociaux en intégrant les associations de chômeurs. »

C’est le parcours professionnel sécurisé cher à la CGT qui n’est qu’une mouture française et préélectorale de la « flexicurité » danoise. Encore une fois, il ne s’agit plus de garantir le droit au travail mais de trouver des moyens souples pour permettre la flexibilité et la mobilité des travailleurs selon les besoins du capital. On nous annonce que le financement du système serait à charge du patron. Décidément, ces rédacteurs ne connaissent au rien au droit, à l’économie et au mode de production capitaliste ! Les « charges sociales » payées par les employeurs sont du salaire (même s’il est différé et « mutualisé »). Autrement dit, on nous propose un système dont le financement est inclus dans la « masse salariale », tout comme le financement de la sécurité sociale ou des retraites est inclus dans la masse salariale. Les « baisses de charges » revendiquées par les patrons ne sont que des baisses de salaires déguisées. Les rédacteurs ajoutent : « Les licenciements seront interdits pour les entreprises qui réalisent des profits. La remise en cause de poste de travail pour motif économique ne sera possible que lorsque la pérennité de l’entreprise est compromise. Elle doit être la solution ultime... » C’est encore une très mauvaise plaisanterie : si les actionnaires conservent la propriété de l’entreprise, ils n’auront aucun mal à faire en sorte que la pérennité de l’entreprise soit compromise quand ils le voudront... On réclame donc en fait des capitalistes philanthropes, animés par des sentiments humanitaires et égalitaires. Saint-François parlait aux oiseaux, les alternatifs veulent apprivoiser les loups et en faire des chiens de garde de la sécurité des travailleurs. On ne peut guère plus se moquer du monde. Les pétitions de principe qui suivent ce morceau d’anthologie doivent être jugées à cette aune.

La fin de l’école publique

Nous laissons de côté ce qui est dit du développement et des services publics, où des propositions pertinentes voisines avec d’autres qui le sont beaucoup moins. Venons-en au chapitre consacré à l’école. On peut y lire :

« L’enseignement privé ne pourra plus être financé sur des fonds publics. Un processus d’unification du privé et du public dans un service national de l’enseignement sera engagé. »

C’est le retour à la loi Savary. Non pas la défense de l’école publique, mais la fusion de l’école publique et de l’école privée, c’est-à-dire l’introduction de l’école privée dans l’école publique. En outre, il n’y a pas un mot sur les statuts concordataires qui sont l’expression la plus claire d’une école privée qui peut être publique ou d’une école publique fonctionnant comme une école privée.

Poursuivons notre lecture :

« Enseignants, personnels, élèves, parents... tous les acteurs de l’école seront associés aux décisions. La création d’observatoires locaux et d’un Fonds National permettra de lutter contre les inégalités scolaires et territoriales, notamment par des préconisations, la révision et le suivi de l’application de la carte scolaire pour assurer une réelle mixité sociale, des moyens adaptés pour accueillir les élèves handicapés dans les établissements. A titre transitoire, pour combattre relégation et ghettoïsation, des mesures spécifiques (ZEP...) seront intensifiées. »

Tous les acteurs ? C’est exactement ce qui se passe depuis 30 ans. Les acteurs, ce sont les groupes de pression, les « acteurs économiques », etc... Exactement ce qui contribue à mettre en pièce l’école publique. Tous les « acteurs » pointent leur nez et la victime est l’instruction. Alors que le vrai problème sortir ces « acteurs » de l’école qui est d’abord et avant tout la rencontre des professeurs, des élèves... et du savoir. Mais les savoirs, comme savoirs objectifs, disponibles pour que chacun devenu citoyen puisse former son jugement, sont remplacés par autre chose, la bouillie politiquement correcte : « Nous nous fixons comme objectif que tous les jeunes de ce pays acquièrent un haut niveau de culture commune permettant la maîtrise des informations, l’accès à tous les savoirs disponibles et la compréhension des cultures humaines dans leur diversité et leur universalité. Les activités socio-éducatives, le travail scolaire en autonomie, l’éducation à l’égalité non-sexiste et non raciste seront développés. Les enseignements artistiques, l’éducation à l’image, l’éducation physique et sportive, la culture scientifique et technique, les sciences sociales, etc., seront partie prenante de l’enseignement à tous les niveaux, dans des établissements à la fois lieux de savoirs et lieux de vie. » Il s’agit donc de transformer les établissements en « lieux de vie » ( ?) alors qu’il faudrait au contraire les soustraire à la pression de la « vie » pour qu’ils soient uniquement des lieux d’instruction. La destruction des disciplines, organisée par les gouvernements successifs et que Robien veut parachever n’est pas évoquée et par contre on veut introduire toutes sortes « d’enseignements » visant à formater les consciences - pour le bien évidemment ! Tout ce passage est repris de la loi d’orientation Jospin de 1989 ! Comme alternative on fait mieux. En ce qui concerne l’organisation de l’Éducation Nationale, il n’en va pas mieux. On peut lire : « La loi Raffarin de décentralisation de l’Éducation Nationale sera remise en cause : les statuts des personnels TOS resteront réversibles (F.P. d’Etat ou territoriale), et leurs missions resteront définies dans le cadre de l’éducation nationale. Il sera mis fin à la logique de privatisation et d’externalisation des services (restauration, entretien...). Au contraire d’une logique d’éclatement du service public, notre projet s’appuiera sur la cohérence de véritables équipes éducatives rassemblant enseignants et non enseignants. La médecine scolaire, les services sociaux, le service public d’orientation seront renforcés et dotés des moyens nécessaires pour assurer un service de santé scolaire efficace et un accompagnement de chaque élève. »

C’est tout simplement la reconduction de la loi Raffarin qui n’est pas abrogée mais « remise en cause » ! On trouve la même mélasse dans le projet « socialiste ». Quant aux équipes éducatives comme unités de base, on trouve ça dans tous les projets gouvernementaux depuis des décennies. Il s’agit en fait de casser le statut des enseignants (décrets de 1950) et à terme de soumettre l’enseignement de chaque professeur à l’équipe éducative (ce que commence à faire la loi Fillon entrée en application et qui institue des « conseils pédagogiques »).

Une alternative en trompe-l’œil

On trouvera évidemment quelques cuillers de miel dans ce baril de goudron ! Mais c’est l’orientation générale qui importe. Un exemple encore. On se prononce pour une VIe République. Fort bien. Par contre on propose une nouvelle déclaration des droits - comme si l’application de celle de 1946 ne suffisait pas à la tâche. On ajoute de nouveaux droits très curieux. Ainsi : « Tout être humain a droit à la libre disposition de son corps. » C’est au moins une absurdité et au pire une proposition ultra-libérale. Si j’ai la libre disposition de mon corps, j’ai la liberté de le vendre en totalité ou en partie ! Je peux librement devenir esclave (les contrats d’esclavage ont existé aux USA jusqu’à la fin du XIXe siècle). Il s’agit pour les rédacteurs du programme de donner une « valeur constitutionnelle » au droit à l’IVG. Mais l’IVG n’est précisément pas une question de droit à disposer de son corps... Encore une fois, tous ces savants économistes qui ont piloté ce programme sont englués dans les formules post-68 les plus éculées.

Un autre exemple : « La souveraineté alimentaire est un droit de chaque peuple. » Mais on ne dit rien de l’agriculture « chez nous » et des relations commerciales internationales, c’est une proclamation creuse, dépourvue de toute portée pratique ... ou un soutien aux revendications libérales de « Lula ».

En matière de politique européenne, on se contente de demander que l’UE rompe avec ceci ou cela ; mais si elle ne rompt pas, que fait-on ? Mystère. C’est donc un programme très extensif et en apparence très radical - ce qui interdit d’en faire un programme de rassemblement à portée pratique immédiate. Mais ce n’est pas non plus un programme à long terme suffisamment clair pour forger un parti nouveau. Au lieu d’aborder de front les principales questions qui se posent aujourd’hui, il se contente de recettes usagées, confusionnistes, une auberge espagnole où chacun trouvera ce qu’il veut y trouver, mais certainement des moyens de combat. Il aurait fallu procéder tout autrement. On pouvait chercher 10 points d’accord entre toutes les composantes de la gauche anti-TCE. Mais on s’y est refusé car il fallait rompre avec les socialistes « nonistes » pour défendre l’idée d’une « gauche de gauche ». On pouvait aussi vouloir faire un nouveau parti et alors il fallait partir d’un projet global (comme dans le Manifeste communiste) et terminer par un bref programme transitoire. Ce document programmatique n’est rien de tout cela. Cette confusion dans les cerveaux explique pourquoi ensuite c’est la guerre des chefs qui a pris le dessus.


Pour mémoire : les dix points du manifeste de et Engels

Pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être mises en application : 1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’Etat. 2. Impôt fortement progressif. 3. Abolition de l’héritage. 4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles. 5. Centralisation du crédit entre les mains de l’Etat, au moyen d’une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’Etat et qui jouira d’un monopole exclusif. 6. Centralisation entre les mains de l’Etat de tous les moyens de transport. 7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d’après un plan d’ensemble. 8. Travail obligatoire pour tous ; organisation d’armées industrielles, particulièrement pour l’agriculture. 9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne. 10. Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Combinaison de l’éducation avec la production matérielle, etc.


[1] Sauf indication contraire, toutes les citations sont extraites du document programmatique encore consultable sur le site http://www.alternativeunitaire2007.org - le site officiel des collectifs étant fermé ...

[2] Cette question à elle seule mériterait quelques développements importants.

[3] Voir Revive la République, Armand Colin, 2005

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