Mais surtout, comme j’ai eu l’occasion de le montrer, les accusations de trahison n’expliquent jamais rien. Voici un long extrait :
« La trahison des dirigeants pourrait être une bonne explication si elle ne se répétait pas aussi régulièrement. On comprend en outre assez mal pourquoi les prolétaires se laissent si aisément berner par ces dirigeants traîtres et ne donnent pas leur confiance aux vrais révolutionnaires qui ne cessent de les mettre en garde contre la trahison des traîtres… Pour des gens qui se réclament de Marx, toutes ces explications purement subjectivistes, sont totalement extravagantes. Traiter sur ce mode l’expérience de plus d’un siècle d’histoire, de mouvements grandioses, de crimes innombrables, d’espérances enterrées et de sacrifices héroïques, c’est même assez indigne.
Partout le communisme du XXe siècle a cédé la place à des régimes capitalistes, soit des régimes franchement capitalistes comme en Russie, soit des régimes officiellement encore communistes comme en Chine ou au Vietnam, où le mode de production capitaliste trouve à l’abri de l’État policier « communiste » des conditions très favorables de développement. Et on peut parier qu’à Cuba, Raoul Castro prendra la même voie. Ailleurs, le communisme n’existe plus qu’à l’état résiduel. Les deux principaux partis communistes de masse en Europe, le parti français et le parti italien sont à l’agonie. Survivant sur les vestiges municipaux de sa gloire passée, le PCF n’est plus qu’une force marginale qui mobilise encore un peu les médias une fois par an lors de la traditionnelle « fête de l’Huma ». Profondément divisé en factions que tout sépare, le PCF paraît incapable de réagir paralysé qu’il est par une direction dont le seul mot d’ordre est « n’y touchez pas, il est brisé ». En Italie, le PCI a cédé la place à une chose informe qui se nomme « parti démocrate » sur le modèle du parti américain éponyme. Les derniers héritiers du PCI historique, le PRC et le PDCI sont paralysés entre un syndrome gauchiste suicidaire et le regret de leurs positions électorales perdues lors de leurs dernières aventures aux côtés de la coalition de « centre-gauche ». Un jour peut-être on pourra faire l’histoire précise de la destruction du PCI, c’est-à-dire l’histoire des rapports entre les jeunes dirigeants héritiers du vieux PCI et les représentants des États-Unis et de l’Union européenne, expliquer comment les Occhetto, d’Alema, Veltroni et tutti quanti, en enfants gâtés, ont dilapidé impunément les biens de l’organisation historique du mouvement ouvrier italien. Mais il faudra aussi essayer de comprendre pourquoi les ouvriers du Nord ont si souvent lâché « leur » parti historique pour se rallier à Berlusconi ou aux thuriféraires de la soi-disant « Padanie ». Tout comme il faudra expliquer la rupture entre le PCF et la classe ouvrière française. » (Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009)
Mutatis mutandis, cette analyse déjà ancienne, peut s’appliquer à Syriza. Car il y a quelque chose d’important à souligner : la majorité du peuple grec a accordé sa confiance à Syriza. Quand Tsipras a organisé un référendum pour savoir si le peuple était prêt ou non à accepter le memorandum de l’UE, la réponse a été un « non » sans la moindre ambiguïté (61%). Mais quand, quelques jours plus tard, Tsipras accepte ce memorandum assorti d’une vague promesse de « reprofilage » de la dette, le peuple grec est comme abattu. Il y a certes eu des réactions et des manifestations, mais elles sont restées minoritaires. Il n’y a pas eu de soulèvement – pas plus qu’il n’y a eu de révolte en France quand Sarkozy, appuyé par Hollande, s’est assis sur le vote « non » du référendum de 2005 et a fait voter par le congrès le traité de Lisbonne.
Pour comprendre ce qui s’est passé en Grèce, les accusations de trahison non seulement n’expliquent rien mais encore elles occultent la réalité. Et c’est cette réalité qu’il faut comprendre dans toutes ses dimensions.
Syriza est un parti réformiste issu, quand on remonte un peu le fil historique, de la scission du PC grec stalinien entre une fraction stalinienne pure et dure (aujourd’hui le KKE3) et une aile « eurocommuniste », cette aile qui cherchait les voies d’un renouveau du « communisme » en Europe occidentale par l’intégration européenne, la démocratisation des institutions, un programme de réformes sociales et l’alliance avec toutes les forces de progrès. En Italie, le PCI de Berlinguer défendit cette ligne sous la forme de la recherche d’un « compromis historique » avec la démocratie-chrétienne. En Espagne, Santiago Carrillo défendit une orientation semblable dans le cadre de la transition entre le franquisme et l’Espagne actuelle. Avec quelques réticences, le PCF, engagé dans l’Union de la Gauche s’était calé sur une orientation assez semblable. De ce point de vue l’échec et la décomposition annoncée de Syriza sonnent comme l’ultime spasme de feu l’eurocommunisme. Le PCI italien s’est auto-dissout dans le PDS4 puis, par la fusion avec une partie de la DC dans cette chose informe en voie de liquéfaction qu’est le PD. Le PCI est irréductiblement marginalisé, tout comme le PCF. Les petits partis issus de vieux partis communistes sont eux-mêmes restés à l’état de groupuscules, eux aussi en voie de liquéfaction. Leur point commun, c’est l’européisme : les uns et les autres ont cherché à inscrire leur action dans le cadre des institutions de l’UE, sans jamais les remettre en question sur le fond. Et c’est précisément ce qui a paralysé Syriza.5
En effet, l’UE n’est pas une union des peuples qu’il suffirait de « démocratiser » pour y défendre les acquis sociaux. L’UE est une machine politique entièrement au service du capitalisme transnational, ce qui suppose, comme l’a dit crûment le ministre allemand Schaüble, que les élections et la souveraineté des peuples cessent de faire la loi. Entre la démocratie, même la plus ordinaire, et l’UE, il y a une incompatibilité fondamentale, précisément parce que l’UE exige la destruction de toutes les institutions démocratiques au profit de la « gouvernance ». Le capitalisme le plus puissant, le capitalisme allemand, donne le « la » et impose sa voie. Mais tous les autres suivent : les protectorats allemands d’Europe de l’Est, mais aussi les capitalismes français, espagnols, italiens et quelques autres de moindre envergure – le cas de la Grande-Bretagne est un peu particulier et nous le laisserons de côté pour aujourd’hui. L’arme de cette dictature, c’est la monnaie unique, l’euro, qui permet de dicter à tout récalcitrant ses conditions : c’est ainsi l’UE qui a fait fermer les banques grecques après les avoir asphyxiées. La Grèce devait être mise à genoux précisément parce que le peuple grec avait protesté contre la politique de l’UE. Il fallait faire un exemple. Un exemple qui pèse sur l’Espagne – Podemos s’est effondré dans les sondages au cours des derniers jours6 –, sur l’Italie mais aussi sur la France. Tout parti qui voudra sérieusement lutter contre l’austérité devra se prononcer pour la sortie de l’euro et pour la sortie des institutions européennes. Leur démantèlement ne se fera pas sans dégâts, mais l’affaire grecque montre que ce serait un moindre mal.
Car, à l’étape actuelle du capitalisme, et face aux nouvelles crises qui ne manqueront pas de le secouer dans les mois qui viennent – les nouvelles venues de Chine sonnent comme un rappel alarmant – il n’y a plus le moindre espace pour une politique « social-démocrate ». Depuis 1945, l’Europe occidentale avait vécu sous un régime social-démocrate, revendiqué aussi bien par la « droite » que par la « gauche », un régime qui promettait de concilier la prospérité du capitalisme, avec la « croissance » et un État social protecteur, garantissant a minima d’importants droits à la santé, à l’éducation, à la retraite et la reconnaissance institutionnelle des organisations ouvrières, syndicats, mutuelles, etc.. La Grèce confirme cela : pour survivre, le mode de production capitaliste doit mettre toute l’Europe au « régime sec » et aligner les travailleurs européens sur les conditions du travail dans les pays « émergents ». Tout cela ne se fait pas d’un seul coup. Les travailleurs allemands ont déjà payé le prix fort avec Hartz et Schröder, qui ont entrepris de mettre à bas la protection sociale (y compris ce qui venait de Bismarck) et ont fait grimper en flèche le taux de pauvreté dans ce pays7. En France, pour ne prendre qu’un exemple, les réformes des retraites de Balladur et Fillon sont en train de produire leurs effets et l’on voit le taux de remplacement des pensions baisser de manière importante : après avoir organisé la précarisation de la jeunesse, ce sont les vieux qui sont aujourd’hui directement menacés de retomber dans les conditions de misère qui prévalaient il y a plusieurs décennies. Des pensions minimales à 390€, comme en Grèce : voilà l’avenir que promet l’UE aux travailleurs de France et d’ailleurs.
Puisqu’un capitalisme social-démocrate n’est plus possible, les partis sociaux-démocrates tout naturellement sont voués à la mort ou à la transformation en une variante des partis bourgeois classiques. Phénomène que l’on peut observer dans tous les pays d’Europe. La mythologie de la « gauche » ou celle des « partis ouvriers » n’a plus aucun sens. Elle ne se maintient que par l’effort désespéré de certains courants « de gauche » de ces partis qui rêvent d’un impossible retour en arrière aux années 60 ou 70 du siècle passé. C’est ainsi que l’on a vu les « frondeurs » du PS venir se faire photographier aux côtés de Tsipras puis soutenir par un « soutien critique » la politique de Hollande et Sapin dans les prétendues négociations. Exactement comme les avatars de l’eurocommunisme, les « frondeurs » de tous poils sont incapables de prendre la mesure de la réalité. Faute d’avoir tiré les leçons de la décomposition du mouvement ouvrier, ils ne peuvent que radoter et répéter en boucle des discours convenus sur la vraie gauche, tout en apportant, même in extremis, leur soutien à la « gauche » représentée par les Hollande, Renzi, Sigmar Gabriel8 et tutti quanti.
Car, et ce sera notre dernier point, le mal est profond. Le mouvement ouvrier tel qu’il s’est constitué à la fin du XIXe siècle n’existe plus. La classe ouvrière comme « classe en-soi » existe toujours, il y a des grèves partielles, des mouvements de résistance isolés, mais la « classe ouvrière pour-soi », c’est-à-dire existant comme classe consciente de l’irréductible opposition de ses intérêts et de ceux de la classe capitaliste, consciente de la nécessité d’une nouvelle organisation de la société, cette classe-là n’existe plus que dans les cerveaux des militants attardés. Elle a été atomisée par toutes sortes de moyens mis en œuvre systématiquement par les capitalistes : dispersion des unités de production, délocalisations, éclatement de l’habitat. Les travailleurs restent attachés aux conquêtes sociales (sécurité sociale, retraites) mais le lien entre ces conquêtes sociales et les rapports sociaux de production n’existe plus dans la conscience des larges masses9. La notion même de solidarité ouvrière s’est singulièrement diluée. C’est pourquoi d’ailleurs les partis xénophobes remportent de vifs succès dans l’électorat ouvrier que ce soit en France avec le FN ou en Italie avec la Lega Nord. Le sommet de l’art de la domination : faire croire aux opprimés que les plus opprimés qu’eux sont leurs ennemis.
Faut-il baisser les bras ? L’évolution de la situation, de cette double crise, crise du capitalisme et crise de l’alternative au capitalisme pourrait pousser au fatalisme ou au désespoir. Mais le futur reste le nôtre : ce sont les hommes qui écrivent leur propre histoire. Ce qui est nécessaire, c’est de comprendre que l’alternative au capitalisme ne réside pas dans la conquête du pouvoir politique par un vrai parti de gauche qui satisfera les revendications en procédant à l’étatisation des grands moyens de production et d’échange. Il s’agit au contraire de saisir dans toute sa diversité le mouvement réel, c’est-à-dire tous les mouvements qui cherchent à reconstruire du « commun », à retrouver le sens de la communauté politique dans laquelle les individus peuvent devenir les maîtres de leur propre destin. Les revendications nationales et culturelles, convenablement reformulées, peuvent ainsi être des leviers puissants pour la reconstruction d’un vaste mouvement anti-systémique. De même toutes les formes alternatives d’organisation de la production et de la vie commune (coopératives, associations de secours mutuel, etc.) forment les germes d’un nouveau mouvement social. Cela suppose que soient régénérés les syndicats, à la fois en posant la question des formes de syndicalisation des travailleurs précaires et particulièrement des jeunes et en luttant contre la bureaucratie qui ronge de l’intérieur le mouvement syndical10. Enfin, il faut tirer toutes les conséquences de cette réalité que la classe ouvrière seule est condamnée à un solo funèbre (selon l’avertissement déjà lancé par Marx) et que c’est seulement un bloc des classes populaires, des travailleurs dépendants et des travailleurs indépendants11, qui pourrait efficacement défendre la possibilité d’un monde commun, un bloc cimenté aussi par une bataille culturelle contre la sous-culture des dominants ... et la sous-culture d’opposition qui n’en est qu’une autre version12. Ce mouvement d’avenir existe déjà sous nos yeux, en Grèce, en Espagne, en Italie, à travers des réseaux de solidarité. Mais il n’est pas encore assez fort pour s’affirmer sur la scène politique. Pour le renforcer, il faut être attentif à toutes ses manifestations et ne pas détourner les yeux quand elles prennent des formes atypiques – comme lors du mouvement des « bonnets rouges » en Bretagne – et ne pas plaquer les grilles de la bonne conscience sociétale petite-bourgeoise sur la réalité sociale.
Le 19 août 2015
1Voir Y. Varoufakis, Leur seul objectif était de nous humilier – Le Monde Diplomatique – Août 2015
2Voir l’article de Jacques Cotta, La Grèce et l’absurde
3L’influence de ce parti, bien que restreinte n’est pas négligeable. C’est sans aucun doute le dernier vrai parti stalinien d’Europe. Son sectarisme aveugle l’a conduit à appeler à l’abstention lors du référendum de Tsipras sur le memorandum...
4En 1991, au congrès de Rimini, le PCI, après avoir abandonné toutes ses références doctrinales l’année précédente, au congrès de Bologne, décidait, sous la houlette d’Achille Occhetto, de se dissoudre pour donner naissance à un parti démocrate de gauche (PDS). Il est intéressant de remarquer que cette dissolution du PCI intervient pratiquement en même temps que la dissolution de l’URSS par Boris Eltsine. Jusqu’au bout, le PCI fut bien un parti stalinien fidèle à Moscou...
5C’est tout aussi vrai du Parti de Gauche. Lors de son dernier congrès, ce parti interdit de fait la discussion sur la sortie de l’euro pour, quelques jours après se poser la question d’un « plan B » au cas où la France se retrouverait dans la situation de la Grèce. Jusqu’il y a peu, Mélenchon affirmait que « l’euro est notre monnaie »...
6Son inconsistance politique n’est pas pour rien dans cette baisse. On a trop vite attribué les succès des listes soutenues par Podemos à Madrid et à Barcelone à la montée de Podemos alors qu’il s’agissait de listes de large coalition emmenées par des personnalités indépendantes de Podemos et connues pour leur engagement militant sans faille.
7C’est bien pourquoi l’anti-germanisme d’un Mélenchon (voir son Hareng de Bismarck) est vraiment mal venu. Ce ne sont pas les Allemands qu’il faut mettre en cause – les travailleurs allemands, notamment à la poste et dans les chemins de fer ont multiplié les grèves contre leur gouvernement – mais le capital allemand auquel est étroitement lié le capital français, italien, etc.
8Le leader de la SPD s’est fait remarquer par une attitude aussi intransigeante que celle de Schaüble à l’égard du peuple grec. En Allemagne, seul le parti « Die Linke » s’est opposé à la politique de Merkel-Schaüble-Gabriel.
9L’idée d’un avenir différent a quasiment déserté la conscience ouvrière. L’échec électoral du Front de Gauche ne tient pas seulement à l’inconsistance politique d’un PCF déliquescent ou aux zigzags incompréhensibles du chef du parti de Gauche, mais bien à destruction de la culture ouvrière, de l’éthique de la solidarité ouvrière, bref de tout ce qui fait la conscience de classe. On peut se consoler avec quelques exemples ici et là. Mais la tendance générale est nette. La dernière grève interprofessionnelle appelée par la CGT et la CGT-FO a été un échec. L’idée d’un mouvement d’ensemble ne mobilise par beaucoup de monde.
10Il n’est guère d’institutions aussi peu démocratiques que les syndicats. Au motif que l’unité de base est le syndicat et que les fédérations ne sont que les fédérations de syndicats de base et les confédérations des unions de fédérations, on a un système pyramidal qui permet au sommet de l’appareil de faire à peu ce qu’il veut, quitte à se livrer entre gens de bonnes compagnies à d’obscurs règlements de compte – comme lors de l’éviction de Lepaon de la direction de la CGT.
11Un exemple parmi beaucoup d’autres : la liquidation de ce qui reste de la paysannerie est en cours. Les crises répétées (comme celle du porc en cet été 2015) permettent la liquidation des petites exploitations au profit de l’agrobusiness, dont les dirigeant de la FNSEA, Xavier Beulin, est un des représentants les plus puissants. On a d’un côté une colère paysanne instrumentalisée par la FNSEA pour renforcer son poids politique tout en mettant en place les conditions de la disparition d’un maximum de petites exploitations et de l’autre côté la petite-bourgeoisie urbaine qui donne à ces malheureux agriculteurs bretons des leçons de bouffe politiquement correcte.
12Il y a déjà bien longtemps que Pier Paolo Pasolini a dit ce qu’il fallait dire sur cette convergence des deux sous-cultures (voir Écrits corsaire, GF-Flammarion)
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