Dans un article publié il y un an et consacré au débat croissance/décroissance, j’avais essayé de montrer que l’on devrait déplacer les lignes de cette discussion pour essayer d’y voir clair. J’y reviens en partant de ma conclusion qui proposait de retourner à Marx. Je partirai aujourd’hui d’un bref texte de Massimo Bontempelli et Marino Badiale, Marx e la decrescita (Marx et la décroissance), paru en avril 2010 à Trieste sous la marque « abiblio ». Les deux auteurs explicitent leur propos dans le sous-titre: « Pourquoi la décroissance a besoin de la pensée de Marx ».
Le projet de trouver un terrain d’entente entre les amis de Marx et les partisans de la décroissance n’est pas antipathique puisque les uns et les autres recherchent les voies d’une critique radicale de l’ordre existant. Il n’est pas certain que ce rapprochement ne se fonde pas sur quelques équivoques, surtout quand on sait combien le rejet de Marx est presque de principe chez la plupart des théoriciens de la décroissance. Après tout le mot d’ordre de Serge Latouche, le gourou de la décroissance en France, est tout simplement : « Oublier Marx ».
Voyons donc comment MB et MB s’y prennent. Ils partent de l’idée parfaitement justifiée d’une « distinction entre biens d’usage d’un côté et marchandises de l’autre » d’où ils tirent qu’il n’y a « sur le plan théorique aucun rapport nécessaire entre augmentation quantitative des marchandises, diffusion du bien-être et progrès des connaissances. » Encore faut-il préciser, car nos deux auteurs en opposant l’accumulation des marchandises au bien-être et à la connaissance, opposition classique, aussi vieille que la philosophie : on peut vivre bien sans vivre dans l’opulence et le savoir vaut mieux que la richesse matérielle. Je suis, personnellement tout près à partager ces a-priori moraux (ou éthiques), mais je suis bien incapable d’en faire un principe politique : à partir de quel moment le bien-être devient-il opulence superflue. Chacun risque bien de voir midi à sa porte et un épicurien qui pense qu’on vit très bien d’eau fraîche, de pain d’orge et d’un peu de fromage pourrait bien considérer que l’amateur de cuisine toscane ou de vins de Bourgogne est déjà sur la mauvaise pente. Je suis tout prêt à soutenir qu’il y a plus de vraie joie dans l’étude de Spinoza que dans tous les plaisirs que nous offre notre société, mais je me vois mal convertir tous mes concitoyens à l’étude de l’Éthique…
Je crois qu’il est préférable de rester sur le terrain de Marx. Le Capital commence par cette affirmation qui devrait faire réfléchir :
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une « immense accumulation de marchandises ».
Le fait que la richesse prennent l’apparence d’une « immense accumulation de marchandises » est quelque chose de propre aux sociétés dans lesquelles le mode de production dominant est le mode de production capitaliste. Mais ce n’est pas une loi générale ! Même dans la société capitaliste, ce n’est pas vrai – nous bénéficions de richesses matérielles non marchandes: le soleil, la pluie, la beauté des paysages, la fertilité des sols, mais aussi tout ce qui échappe au système marchand, les produits des jardins familiaux, les repas confectionnés en famille ou entre amis, et tout le secteur encore assez vaste des services publics non marchands.
Le capitalisme est le système de mise en valeur du capital et toute la dynamique du capitalisme tourne autour de cette nécessité. Et c’est précisément pour cette raison que l’impératif premier est celui de l’accumulation, autant que possible illimitée. Il doit donc produire de plus en plus de marchandises qu’il faut ensuite réaliser. C’est pourquoi il doit transformer toute richesse en marchandise. Une marchandise, dit encore Marx, est une chose « métaphysique », elle a une double nature. En tant que chose concrète, elle est le produit d’un travail concret et a une valeur d’usage qui dépend de ses qualités physiques et qui doit correspondre à un besoin humain. Mais le capital se contrefiche de la valeur d’usage. Ce qui lui importe, c’est la valeur, en tant que coagulation du travail abstrait. C’est pourquoi, il peut parfaitement arriver (et il arrive souvent) que le passage de certains biens sous la forme marchandise s’accompagne de la dégradation de leur valeur d’usage : la bouffe industrielle n’a pas la même valeur d’usage que les petits plats mitonnés à la maison et les saloperies de chez Ikea n’ont aucun rapport avec le mobilier artisanal de nos grands-parents et arrière-grands-parents. Du point de vue du PIB, c’est-à-dire de la « croissance », en revanche, les plats maisons comptent pour zéro alors que l’alimentation industrielle est un des principaux secteurs de la production capitaliste aujourd'hui.
Pour que l’accumulation se poursuive, il faut réaliser la valeur des marchandises produites. C’est là que le réel vient se rappeler au bon souvenir des idéalistes du monde de la valeur. Pour qu’une marchandise soit une marchandise, il faut certes qu’elle soit du travail coagulé, mais il faut aussi qu’elle rencontre un besoin (solvable !). Il faut donc que la marchandise payée soit détruite pour que le besoin renaisse. C’est pourquoi le mode de production capitaliste est aussi un mode de destruction. L’industrie de l’informatique est un excellent exemple : on programme tout à la fois l'obsolescence accélérée des machines (en inventant toujours de nouveaux usages et de nouveaux logiciels) et leur usure physique : la durée de vie moyenne d’un ordinateur portable d’aujourd’hui est de 27 mois et la faible qualité des composants en est la cause principale. Dans l’électro-ménager, là où on ne peut même pas mettre en contrepartie l’augmentation fabuleuse des performances, la durée moyenne d’usage s’est effondrée : les vendeurs de réfrigérateurs, lave-linge, etc., donnent pour une durée de 5 à 7 ans des appareils qui jadis pouvaient rendre de bons et loyaux services pendant 20 ou 30 ans. Dans les secteurs où la concurrence s’est faite aussi sur la fiabilité – comme l’automobile – il faut avoir recours à d’autres stratagèmes pour contraindre le consommateur à renouveler son bien, le plus connu étant la destruction organisée par les moyens de l’État grâce aux primes à la casse. Il n’est donc pas besoin d’être un penseur reconverti aux bienfaits de la frugalité volontaire pour comprendre que la richesse matérielle réelle n’a aucun rapport avec l’accumulation des marchandises. Un infâme jouisseur intoxiqué à la société de consommation préférera un réfrigérateur qui dure plus longtemps et consacrera son argent à la qualité de ce qui remplit le réfrigérateur…
En abordant le problème du côté de la consommation, je l’aborde en quelque sorte par le petit bout de la lorgnette. C’est le propre du mode de production capitaliste d’être soumis à l’impératif catégorique de la production pour la production, c’est-à-dire de l’accumulation illimitée du capital. Maintenir le taux de profit exige l’augmentation de la plus-value qui à son tour exige l’augmentation de la productivité du travail… qui fera baisser, à la longue le taux de profit. Les crises du capitalisme ne naissent pas, comme les crises des sociétés antérieures, des guerres, des catastrophes climatiques ou des épidémies, mais de l’augmentation de la richesse matérielle de la société. Le mécanisme de production/destruction joue ici à plein. Le capital ne peut poursuivre son cycle qu’en révolutionnant sans cesse les modes de production et donc en rendant obsolète ou en détruisant des fractions toujours plus grande du capital constant.
C’est pourquoi Marx en est amené à dire que capital détruit les deux principales sources de la richesse, la terre et le travail. Et c’est pourquoi il est loin d’être un apologiste de la croissance comme le pensent ceux qui n’ont lu de Marx que les recueils de citations choisies confectionnées par les organisations marxistes à l’intention des adeptes. C’est, entre mille exemples du même genre, ceci: « Chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les Etats-Unis du nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse : la terre et le travail. » (Capital livre I, chapitre XV). On dédiera tout particulièrement ce passage aux écolos et bovéistes résolument antimarxistes et aux marxistes qui pensent qu’il faut soutenir les OGM au motif du développement des forces productives.
Donc, la croissance capitaliste, c’est cela. Et, encore une fois, elle doit être soigneusement distinguée de l’augmentation de la richesse matérielle ou de l’augmentation de productivité du travail qui pourrait, dans une société non soumise à l’échange marchand, libérer les hommes d’une grande partie du travail non gratifiant mais imposé par la nécessité, dégager un temps libre qui laisserait à chacun le loisir de développer toutes les potentialités qui sont en lui.
Au demeurant, MB et MB ne m’ont pas l’air en franc désaccord avec tout cela, notamment quand ils précisent que leur conception de la décroissance n’a rien à voir avec « un projet franciscain de renoncement à la richesse économique ». Mais ils font positivement référence à Latouche, grand donneur de leçons de morale qui s’était même permis de publier un article pour soutenir qu’on pouvait très bien vivre avec 600€ par mois...
MB et MB comprennent bien, du reste, que nombre de luttes parcellaires contre la dégradation de l’environnement peuvent présenter de nombreuses limites (on suppose qu’ils font référence, par exemple, au mouvement anti-TAV contre le projet de TGV Lyon-Turin). C’est pourquoi, pour eux, « la perspective de la critique du développement est la seule qui rende cohérente toutes ces luttes en leur donnant une valeur et un souffle généraux. » On ne saisit pas clairement la logique de cette conclusion. Du caractère éparpillé, limité et parfois contradictoire de ces luttes « environnementale » on pourrait peut-être déduire le vrai terrain est ailleurs !
Les deux auteurs identifient correctement la contradiction fondamentale du capitalisme, comme une contradiction interne au développement du capital lui-même. Ils citent ce passage :
« Les conditions de l'exploitation du travail et de sa mise en valeur ne sont pas les mêmes et elles diffèrent, non seulement au point de vue du temps et du lieu, mais en elles-mêmes. Les unes sont bornées exclusivement par la force productive de la société, les autres par l'importance relative des diverses branches de production et la puissance de consommation de la masse. Quant à cette dernière, elle dépend non de ce que la société peut produire et consommer, mais de la distribution de la richesse, qui a une tendance à ramener à un minimum, variable entre des bornes plus ou moins étroites, la consommation de la grande masse -, elle est limitée en outre par le besoin d'accumulation, d'agrandissement du capital et d'utilisation de quantités de plus en plus fortes de plus-value. Elle obéit ainsi à une loi qui trouve son origine dans les révolutions incessantes des méthodes de produire et la dépréciation constante du capital qui en est la conséquence, dans la concurrence générale et la nécessité, dans un but de conservation et sous peine de ruine, de perfectionner et d'étendre sans cesse la production. Aussi la société capitaliste doit-elle agrandir continuellement ses débouchés et donner de plus en plus aux conditions qui déterminent et règlent le marché, les apparences d'une loi naturelle indépendante des producteurs et échappant au contrôle, afin de rendre moins apparente la contradiction immanente qui la caractérise. Seulement plus la puissance productive se développe, plus elle rencontre comme obstacle la base trop étroite de la consommation, bien qu'au point de vue de cette dernière, il n'y ait aucune contradiction dans la coexistence d'une surabondance de capital avec une surabondance croissante de population. Car il suffirait d'occuper l'excès de population par l'excès de capital pour augmenter la masse de plus-value; mais dans la même mesure s'accentuerait le conflit entre les conditions dans lesquelles la plus-value est produite et réalisée. » (Capital, livre III, chap. XV, un chapitre qui prend place dans les développements sur la baisse tendancielle du taux de profit).
Mais on voit mal comment tirer de ce passage une théorie de la décroissance. MB et MB donnent alors de la décroissance une définition qui leur est propre:
« L’idée de la décroissance est l’idée de la graduelle substitution de la consommation de marchandises par celle de biens et services non marchands, de biens produits intensivement et à grande échelle et transportés sur de longues distances par des biens produits sur une petite échelle et à courte distance, de hautes consommations d’énergie par des basses consommations d’énergie, de la construction de nouveaux ouvrages qui envahissent le territoire par la réutilisation et la transformation des ouvrages déjà existants. »
Ce programme, qui se concentre sur la consommation, n’est malheureusement pas un programme de dépassement du capitalisme. La première revendication pourrait à la rigueur s’inscrire dans un tel processus, mais peut aussi restée confinée à la réforme du système existant – moyennant le maintien et l’élargissement des services publics et le développement de quelques niches de production et de consommation « alternatives ». Les autres propositions peuvent trouver leur place dans une sorte d’« alter-capitalisme », là encore de manière très limitée. Mais le remplacement des vieilles ampoules par des ampoules basse énergie ne semble guère ouvrir une nouvelle voie de dépassement du capitalisme… On peut aussi militer pour la relocalisation de la production, ce n’est pas une mauvaise idée, mais à condition d’être disposé à en payer le prix. Quoi qu’il en soit, on voit mal comment on pourrait renoncer aux bénéfices de la division mondiale du travail et de la production en grande série. MB et MB qui ne se contentent pas de la technologie brevetée Gutenberg mais use aussi lu réseau internet pour faire connaître leurs idées devraient savoir que sans la division mondiale du travail et sans la production à grande échelle, ils ne pourraient écrire leurs thèses en « html ». On peut vouloir ne garder de la technique moderne que ce qui nous intéresse. Le problème est que la technique moderne forme système et que tous les éléments en sont interdépendants.
Enfin, on peut dire: « stop, pour nous ça suffit » … à condition d’être dans ce coin du monde et dans ces classes sociales qui ont un niveau de confort matériel bien établi. L’arrêt du développement me semble une théorie difficile à prêcher aux milliards d’humains qui manquent de l’essentiel.
Pourquoi cet écart entre les intentions de MB et MB et les propositions ? Tout simplement parce qu’en se plaçant sur le terrain de la lutte contre la croissance, on se place sur le terrain même du capital. La décroissance, comme l’anticapitalisme n’est qu’une pensée de second rang qui se définit non par son propre mouvement mais uniquement par ce qu’elle combat. Elle n’offre en outre aucun idéal véritablement mobilisateur sinon de se replier sur l’existant – et ceci pour ceux qui trouvent dans l’existant actuel des motifs satisfaction amplement suffisants.
La contradiction fondamentale du capitalisme s’exprime dans le gouffre béant qui s’est creusé toujours plus entre les possibles ouverts par l’accumulation historique de connaissances, de richesses, de moyens techniques, d’un côté, et, de l’autre la nécessité pour l’immense majorité de l’humaine de recommencer chaque jour une vie précaire, soumise au travail aliéné et exploité. Pour trouver 400 millions de dollars pour aider les victimes des inondations au Pakistan, l’ONU doit pleurer misère, alors qu’on a trouvé en quelques jours les milliers de milliards de dollars nécessaires pour éviter l’effondrement du système financier en 2008. Plutôt que s’enferrer dans une idéologie de la décroissance inapte par définition à conquérir l’esprit des larges masses, il est préférable de prendre les choses à la racine, c’est-à-dire dans le mouvement immanent du capital et les possibles qu’ouvre sa crise. Dans une société débarrassée de la domination du capital – c’est-à-dire dans une société où les hommes ne seront plus soumis à la domination aveugle de leurs propres échanges – le progrès technique et le développement seront utilisés pour économiser les richesses naturelles et sociales et diminuer massivement le temps de travail. C’est, me semble-t-il, une perspective un peu plus mobilisatrice que la décroissance.
Articles portant sur des thèmes similaires :
- Racisme, xénophobie, islamophobie ? - 11/09/24
- Nation - 18/11/19
- La grande transformation - 24/09/19
- L’Union européenne et la double catastrophe qui s’annonce - 29/04/19
- Gilets jaunes: lutte des classes, élections et spéculation… - 17/12/18
- L’extrême gauche du capital - 05/11/18
- Brésil, la gauche et les évangélistes - 04/11/18
- Quelles réflexions à propos de la PMA pour toutes - 07/08/18
- Mitterrand et la mort de la gauche - 13/07/18
- Marx a 200 ans. Revenir à la pensée de Marx - 08/05/18
Il y a plusieurs notions à préciser : le modernisme n'est pas toujours synonyme de progrès. La croissance est portée par le progrès. mais effectivement tout dépend de ce qu'on en fait de ce progrès. dans quel domaine ? Progrès médical ? Dans l'Education, dans le transport, dans les services en général. La décroissance est donc un terme qui a besoin d'être décliné comme la croissance d'ailleurs. Or celle-ci est indispensable pour assurer le plein emploi. Il y a donc un tri à faire, que bien entendu le système ultralibéral refuse de faire par dogmatisme marchand. Le terme a été mal choisi. A la rigueur l'"a-croissance". Il faudrait plutôt l'appeler la néocroissance.