Commençons par le plus épineux, la question de la propriété puisque c’est sur ce point que le socialisme se singularise et peut entrer en conflit avec les autres formes de républicanisme : contre un socialisme « partageux » qui refuse de respecter la propriété, les républicains font de celle-ci un des droits fondamentaux de l’homme. Disons tout d’abord que les républicains ont raison : la propriété figure à juste titre au rang des droits fondamentaux. La justice, c’est d’abord cela : reconnaître « à chacun le sien ». La propriété est la première affirmation – encore abstraite – de la liberté. Être libre, c’est d’abord pouvoir disposer de soi-même, être propriétaire de soi-même.
Le républicanisme traditionnel, de Harrington1 aux penseurs de la révolution française semble lié à la propriété privée. L’homme libre est indépendant et c’est la propriété privée qui doit garantir cette indépendance. Celui qui n’a pas de propriété dépend de la bonne volonté de quelqu’un d’autre pour assurer sa survie et donc ne saurait être véritablement libre. Chez Harrington, la république prend une certaine coloration aristocratique et, de leur côté, les révolutionnaires français mettront en musique la distinction entre citoyen actif et citoyen passif. Comme le fait encore remarquer Philip Pettit, « les républicains traditionnels envisageaient un corps civique composé d’individus du sexe masculin, suffisamment à leur aise et appartenant à la culture dominante. »2 Philip Pettit tente de montrer que le langage du républicanisme traditionnel peut être adapté pour devenir un langage commun des courants et mouvements sociaux progressistes. Mais cela exige qu’on ne fasse pas l’impasse sur la question de la propriété. Le républicanisme est-il compatible avec l’idéal socialiste traditionnel d’arracher les principales forces productives des mains des capitalistes pour les transférer aux producteurs associés ? Ou alors faut-il redéfinir le socialisme différemment, en considérant que cette question de la propriété est une question obsolète ?
Considérons tout d’abord l’idéal républicain traditionnel : pour être véritablement citoyen il faut n’être pas dominé et la propriété est une des conditions vitales de la non-domination. Dès lors, pour que l’ensemble du peuple puisse participer à la citoyenneté, il faut que tous les citoyens soient en quelque manière des propriétaires. La solution classique à ce problème, dans les républiques impériales, comme Rome ou les États-unis, consiste dans la guerre de conquête : les citoyens pauvres peuvent devenir propriétaires en allant planter leurs choux un peu plus loin. Mais ce type de solution n’a qu’un temps. La deuxième solution consiste à partager les richesses entre tous les propriétaires potentiels : c’est la revendication plébéienne de la réforme agraire qui joue un rôle si important dans la Rome antique. Cette deuxième solution, le partage, sera défendue, à la révolution industrielle, par les « partageux », l’un des noms les plus communs que l’on donnera aux socialistes et aux communistes.
Une république non impériale et pacifique se pose nécessairement la question de ce partage de la propriété. Les républicains, entendus en ce sens, ne tiennent pas la propriété pour moins sacrée que les libéraux. C’est précisément parce que la propriété est sacrée qu’aucun citoyen n’en peut être privé ! C’est au fond ce que dit Rousseau quand il affirme que personne ne doit être suffisamment riche pour acheter quelqu’un d’autre et personne suffisamment pauvre pour être obligé de se vendre. Rawls défend une idée assez proche quand il montre que l’égale liberté pour tous – premier principe d’une société juste – exige une large dispersion de la propriété.
Cependant, prise dans sa généralité, cette formule de partage – tous propriétaires – paraît peu opératoire en ce qu’elle présuppose le retour à une société de travailleurs plus ou moins indépendants, c’est-à-dire à une société préindustrielle.
À la fin du livre I du Capital, Marx définit le communisme comme la restauration de la propriété individuelle des travailleurs sur la base des acquêts de l’ère capitaliste. Encore une formule bien floue. L’association proudhonienne répond parfaitement à cette définition : au lieu que des travailleurs privés de toute propriété soient associés de force par le despotisme capitaliste, on a des travailleurs indépendants qui s’associent librement – comme par exemple dans une coopérative ouvrière de production. Cette solution sympathique qui réconcilie Marx et Proudhon présente cependant le grave défaut d’être totalement irréaliste. Les travailleurs indépendants avaient été capables de s’associer pour mettre en commun leurs forces productives, mais seulement aux marges du système, ou en occupant quelques niches spécifiques. Mais, globalement, le capitalisme a triomphé avec, somme toute, une grande facilité. Il y a dans le rapport salarial quelque chose de particulier qui rend précisément possible cette socialisation des forces productives individuelles qui ne pouvait pas se faire spontanément ou sous la simple impulsion de la bonne volonté des individus : la mise en œuvre de masses d’hommes autour d’un objectif productif commun qui dépasse l’horizon immédiat, cela nécessitait certainement la contrainte. Le capital, sous cet angle, est bien « civilisateur ». Il faut noter également que la condition de travailleurs salariés dans bien des cas n’est pas vraiment pire que celle des travailleurs indépendants : les canuts de Lyon étaient des travailleurs indépendants. Et c’est très exactement l’orientation qu’implique « l’ubérisation » de l’économie soutenue par M. Macron.
En outre le salariat s’il présuppose l’homme privé de propriété présente aussi, sous certains aspects l’avantage de décharger, cet homme de sa propriété3. Il y a quelque chose de très étonnant quand on regarde l’histoire sociale des 30 dernières années. Alors que les années 60 et 70 avaient vu se multiplier les expériences et même parfois les embryons de gestion socialiste ou sociale des entreprises (Lip, par exemple) les dernières décennies ont vu sur ce plan une véritable régression, du moins en ce qui concerne les pays riches, car l’effondrement économique de l’Argentine, par exemple, au début des années 2000 a contraint les travailleurs de nombreuses entreprises à s’emparer de l’outil de production pour le faire fonctionner eux-mêmes. La question de la propriété semble avoir été mise de côté, réduisant les luttes sociales à des manifestations purement défensives. Alors que l’action des travailleurs de Lip en 1973-74 montrait clairement l’opposition frontale entre la propriété capitaliste et l’existence même de la classe ouvrière, les actions les plus radicales de ces dernières années ont été souvent des actions désespérées, avec par exemple les menaces de destruction des usines ou de déversement dans la rivière voisine de produits toxiques. D’un mouvement ouvrier prêt à prendre son sort en main, on semble retourner aux manifestations les plus primitives d’une révolte sans espoir comme l’étaient les révoltes des briseurs de machines au début du xixe siècle. Pourquoi en sommes-nous venus là en si peu de temps ? Les expériences du genre Lip se sont elles-mêmes révélées être des impasses, ou, au mieux, des moyens transitoires de lutte. La raison en est que la question de la propriété y était posée exclusivement sous l’angle social et économique, comme des tentatives de survie dans un contexte hostile et non à partir d’une conception d’ensemble de la vie politique.
Propriété et institutions politiques
Le concept d’appropriation sociale a été développé par de nombreux groupes de chercheurs comme une formule plus large de la « propriété sociale des moyens de production et d’échange » qui se traduisait généralement par « nationalisation ». Il s’agit d’assurer la participation à la propriété des moyens de production de ceux qui, d’ordinaire, n’ont que leur force de travail à vendre. Cette participation ne peut être pensée comme une affaire privée, même si c’est une affaire privée commune à 500 ou 1000 ouvriers. La propriété sociale n’a de sens que par l’existence d’institutions sociales et politiques qui permettent aux plus défavorisés de bénéficier de la protection que la propriété offre à son propriétaire.
En premier lieu, ainsi que l’a montré Robert Castel, le système public de la protection sociale apparaît comme la propriété de ceux qui n’ont pas de propriété. En effet, la propriété semble la condition de la liberté, de la possibilité même d’être citoyen dans la tradition républicaniste, parce qu’elle assure une sécurité sans laquelle aucune indépendance n’est possible. En protégeant le travailleur contre la maladie, la vieillesse et le chômage, le système de protection sociale fonctionne comme l’équivalent d’une rente. Il rend ainsi les « sans propriétés » moins inégaux par rapport aux propriétaires et leur permet d’appartenir complètement au corps civique. Sur ce premier point, l’opposition entre la conception républicaniste et la conception libérale est totale.
En second lieu, dès lors qu’elle cesse d’être la propriété, le bien exclusif de l’aristocratie, de ceux que Machiavel appelle les grands, la république devient le bien commun de tous, au sens strict la chose publique. Le terme « public » est certainement ici meilleur que le terme « commun » puisque ce qui est public ne peut pas être l’objet d’une appropriation privée, fût-elle une appropriation privée en commun par un grand nombre d’individus. Les biens publics sont des biens dont tous peuvent jouir à égalité sans qu’ils puissent, d’une manière ou d’une autre, être l’objet d’une appropriation privée : chacun peut jouir de l’ombre des arbres centenaires et des bassins du jardin public comme s’il en était le propriétaire mais personne ne peut exclure quiconque de cette jouissance, précisément parce qu’il n’en est pas le propriétaire direct en tant que personne civile, précisément parce qu’il n’en est le propriétaire que comme membre du corps collectif de la république.
Dans le républicanisme de Rawls – car Rawls admet que sa position puisse être qualifiée de républicaniste – l’un des points stratégiques est celui des biens sociaux primaires qui doivent être également partagés entre tous les membres de la société. La répartition égalitaire des biens sociaux primaires, c’est-à-dire des biens que toute personne raisonnable désirera, quels que soient par ailleurs ses autres désirs, n’obéit pas seulement à des considérations abstraites de justice sociale : elle constitue l’un des fondements mêmes de la cohésion de la société et des institutions politiques. Or, l’égalitarisme de Rawls suppose une intervention massive de l’État et des mécanismes de redistribution qui nécessairement – et sur ce point les libertariens ont raison – violent les sacro-saints droits de la propriété. Il est d’ailleurs révélateur que, dans la Théorie de la Justice, la propriété ne figure pas au rang des principes d’une société bien ordonnée : la propriété ne figurerait pas au rang des droits fondamentaux inaliénables.
En troisième lieu, la république présuppose un espace public, un espace dans lequel les citoyens peuvent se reconnaître dans leur pluralité – on pourra sur cette question lire les développements intéressants de Hannah Arendt4. L’espace public ne se réduit pas au forum politique. Il inclut toutes les institutions par lesquelles chacun peut avoir le sentiment d’appartenir à un corps commun. Ainsi, par exemple, l’école, la culture, et plus généralement tout ce en quoi la communauté peut s’identifier. Sur ce troisième point, le libéralisme est également antirépublicain puisqu’il se donne comme objectif de réduire au minimum cet espace public et que, au cours des deux ou trois dernières décennies, on a assisté à une privatisation massive de ce que les Romains auraient appelé l’ager publicus. Les libéraux qui se veulent les défenseurs de la propriété ont procédé à une expropriation massive de la grande majorité des citoyens. Les grands services publics, jadis propriété de la nation, c’est-à-dire propriété indivise de chaque membre de la nation, ont été transformés en propriété privée d’une oligarchie financière.
1James Harrington, The Commonwealth of Oceana, le programme de l’Angleterre républicaine, publié en1656. Traduit en français par Claude Lefort et Didier Chauvaux et publié avec une importante étude de J.G.A. Pocock sur L’œuvre politique de Harrington. Belin, 1995.
2Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement. Traduit de l’anglais par Jean-Fabien Spitz et Patrick Savidan. Gallimard. Essais. 2004.. p.181/182
3 Que la propriété soit aussi un fardeau, les capitalistes sont les premiers à s’en plaindre, c’est pourquoi ils font ce qu’ils peuvent pour se débarrasser des ennuis de la propriété. La domination du capital financier et le rôle croissant des fonds de placement séparent radicalement le détenteur de capital des moyens de la production capitaliste. La nouvelle « race d’entrepreneurs » est faite d’entrepreneurs qui n’entreprennent rien et se contentent de choisir les bons coupons à tondre par les moyens de la spéculation financière.
4 Voir Condition de l’homme moderne.
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