Sommaire
L’indignation, la peur, l’effroi, la sidération, la colère, l’envie de « terroriser les terroristes », d’exterminer les djihadistes jusqu’au dernier, ce sont des affects naturels et que celui qui ne les a pas éprouvés jette la première pierre. Mais réagir, ce n’est pas agir, car agir c’est vivre de son plein consentement sous la conduite de la raison et c’est de raison dont nous avons besoin. Pleurer ? Bien sûr. Penser à ceux qui sont morts ce n’est pas se laisser emporter dans des postures guerrières, des discours de fanfarons d’où toute réflexion est absente. Et réfléchir, cela demande d’aller au fond des choses.
Ce n’est pas l’islam ?
Les bonnes âmes, bien intentionnées n’en doutons pas, veulent à tout prix dissocier le djihadisme mortifère de l’islam. Mais ce genre de proposition ne veut rien dire. L’islam, ça ne veut pas dire grand-chose. Existent des populations à majorité musulmanes – qui sont effectivement pour leur majorité étrangères à l’islamisme. Existent des régimes islamistes, eux-mêmes très divers : le Maroc, quelques critiques que l’on puisse adresser à ce régime, n’a pas beaucoup de points communs avec l’Arabie Saoudite ou le Qatar. Il y a des courants islamistes, des organisations politico-religieuses, parfois soutenues par les régimes politiques. On peut discuter à perte de vue la question de savoir si l’islam est par nature une religion guerrière et à visée totalitaire ou si c’est une religion pacifique. Il est cependant clair que l’EI et ses escadrons de la mort reposent sur une certaine interprétation de l’islam. Les amputations, la réduction des mécréants en esclavage, la guerre sainte et la soumission aux prétendus ordres de Dieu, tout cela fait incontestablement partie du texte du Coran. La charia est bien un commandement religieux absolu et si les « religions du livre » peuvent vivre dans le califat, moyennant le paiement d’un impôt et la privation d’un grand nombre de droits, la tolérance s’arrête là. En voulant revenir à l’islam des origines, l’EI est incontestablement une organisation islamique et ceux qui répètent « ça n’a rien à voir l’islam » brouillent la compréhension de la situation actuelle. Du reste, ne manquent pas les intellectuels musulmans qui le disent et appellent à une révolution au sein de l’islam.
Comment peut-on suivre des prêches qui dénoncent la musique comme l’œuvre du diable, qualifient les chrétiens de porcs et les juifs de singes, font la promotion de la soumission la plus abjecte des femmes et appellent les jeunes à ne pas se soumettre aux lois d’un État impie (l’État laïque) et dire ensuite que l’EI n’a rien à voir l’islam ? Qu’on le veuille ou non, il y a un continuum entre l’islamisme wahhabite et salafiste et l’idéologie de l’EI. Un continuum entre les Frères musulmans (et notamment leurs prédicateurs en Europe, les frères Ramadan) et les tueurs. Continuum ne veut pas dire identité, évidemment, mais ouverture d’une voie qui conduit facilement de la rhétorique de Tariq Ramadan aux kamikazes.
Si, en France notamment, toute une partie de la gauche a montré tant de complaisance à l’égard de l’islamisme, c’est parce qu’elle reste travaillée par le remords. L’islamiste est un musulman et un musulman est un Algérien exploité par le colonialisme. Qu’il n’y ait aucun rapport entre l’émir du Qatar et le combattant indépendantiste des Aurès en 1960, il faut pour le comprendre un minimum de discernement dont beaucoup sont à l’évidence dépourvus.
Certes, l’islam des Lumières arabes, celui d’Avicenne et Averroès, n’a aucun rapport avec l’islam de l’EI. Mais Avicenne et Averroès sont des philosophes par ailleurs musulmans, et ce sont déjà les enragés de l’islamisme qui ont pourchassé Averroès et sont responsables de sa mort. Certes, l’islam populaire des gens qui apportent des gâteaux à leurs voisins pendant le ramadan n’est pas le djihadisme. Mais s’il faut refuser les amalgames, il est nécessaire de se demander comment la religion fonctionne comme carburant des entreprises d’asservissement. La critique de la religion est pour l’essentiel achevée disait Marx en 1843. Ce n’est pas certain du tout.
La guerre au terrorisme ?
Pour désigner les djihadistes, on emploie le mot de « terrorisme ». Ce n’est pas faux, si on désigne par là des gens dont l’objectif est de gouverner par la terreur – ce qu’ils font effectivement dans les territoires qu’ils contrôlent et dont témoignent les soigneuses mises en scène qu’ils font parvenir par internet – comme quoi l’islam du VIIe siècle s’accommode de la technologie moderne... Mais en général le terme de terrorisme est ambigu parce qu’il escamote les finalités du terrorisme djihadiste. Il s’agit en effet d’une entreprise visant l’établissement d’un pouvoir totalitaire islamiste. Le mot de « totalitarisme » est souvent resservi à toutes les sauces, tout régime tyrannique (le régime de Assad en Syrie par exemple) ou simplement autocratique (Poutine en Russie) est qualifié de totalitaire. Même si on se tient aux analyses de Hannah Arendt (Le système totalitaire), le filet conceptuel est encore trop large. En vérité, l’entreprise de l’EI ne peut guère se comparer qu’à celle des Khmers rouges au Cambodge ou à la Corée du Nord. Encore, dans ces deux derniers pays, le projet restait ou reste purement national, alors que le califat refuse les frontières et ne se dispose nullement à respecter les principes du droit international issu du traité de Westphalie (1648). Le territoire de l’EI aujourd’hui n’est qu’une base provisoire, l’objectif étant d’englober d’abord tous les pays musulmans – notamment ceux qui sont déjà largement travaillés par le djihadisme, comme l’Afghanistan ou le Pakistan – et de mettre au pas les hérétiques (comme les chiites). Le projet peut nous sembler fou, si fou que nous ne le comprenons pas, mais il est inscrit dans tout ce que l’islamisme, même le plus pro-occidental (Arabie saoudite) véhicule sourdement. Financé par les monarchies pétrolières, le djihadisme les prendre aussi pour cibles !
Nous ne sommes pas devant un groupe de cinglés dangereux mais somme toute assez peu nombreux, mais bien devant quelque chose de nouveau, devant une menace que nous ne sommes même plus à même de comprendre. L’« Abistan » décrit par Boualem Sansal dans son roman, 2084, est une bonne description du régime que veulent instaurer ces gens-là. On aurait tort de ne pas prendre ces idéologies folles au sérieux, comme on a eu tort de ne pas prendre au sérieux ce que le minable Aldolf Hitler écrivait dans Mein Kampf. Soumis que nous sommes à l’idéologie dominante, nous croyons que les hommes agissent uniquement par le calcul des intérêts (le fameux Homo œconomicus) et nous oublions la force essentielle de l’imaginaire, même le plus horrible, force d’autant plus grande précisément qu’il est horrible. Les décapitations devant les caméras sont faites pour faire des émules ! Et pendant que nous pleurons nos morts, nous ignorons combien sont nombreux ceux qui sont enthousiasmés par les massacres de Paris.
On voit bien ici combien le « nous sommes en guerre contre le terrorisme », que Hollande a repris au discours de G.W. Bush au lendemain du 11 septembre est totalement à côté de la plaque. Seul Dominique de Villepin a critiqué avec intelligence cette rhétorique fanfaronne qui ne débouche sur rien.
Le capitalisme engendre le chaos
Il est évidemment nécessaire de resituer ces analyses dans la politique mondiale. On a suffisamment montré que les puissances occidentales qui prétendent mener la guerre au terrorisme l’ont financé, armé, nourri avec constance. On sait bien qu’Al Qaïda fut d’abord une filiale de la CIA et du royaume saoudien destinée à faire la guerre aux Russes. Tout a été dit sur le rôle catastrophique de la guerre d’invasion de l’Irak en 2003 : la destruction de l’État irakien et l’instauration par les USA d’un gouvernement chiite particulièrement dur avec les sunnites a fait basculer une partie de l’ex-armée de Saddam Hussein du côté des djihadistes. Le « remodelage » du Proche et Moyen Orient voulu par Bush est une des causes directes de la catastrophe d’aujourd’hui. Soit dit en passant, Jacques Chirac et Dominique de Villepin qui nous ont préservés d’engager la France dans cette aventure, ont fait à cette occasion preuve d’un sens des responsabilités nettement plus élevé que leurs successeurs, qu’il s’agisse de Sarkozy et ses aventures libyennes ou Hollande et la politique brouillonne (en restant charitable) de son ministre des Affaires Étrangères.
On cherchera en vain une cohérence politique et idéologique dans l’action des grandes puissances, qu’il s’agisse des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou de la France. Préserver coûte que coûte les intérêts des multinationales semble être le seul point commun aux différents virages, atermoiements et coups de menton des prétendus maîtres du monde. C’est très clair quand on examine leur politique à l’égard de la Russie, une politique de pression sur Poutine qui se termine lamentablement, mais l’essentiel est de soustraire l’Ukraine à l’emprise de Moscou pour en faire une grande exploitation agricole qui sera le grenier à blé et l’usine à lait de l’Europe en vue de parachever l’extermination de la paysannerie française. Les droits nationaux des Ukrainiens ne comptent évidemment pour rien dans cette affaire ! On se demandera pourquoi, après avoir fait de l’Iran (un régime haïssable, certes) le grand Satan, on finit par s’accorder avec lui pour lutter contre l’EI. On se demandera pourquoi après avoir encouragé la guerre civile contre le régime de Damas, y compris militairement et financièrement, on laisse tomber les opposants à Assad comme de vieilles chaussettes. On se demandera pourquoi l’UE, qui négocie avec la Turquie d’Erdogan la garde de ses frontières, est si clémente avec un régime qui est de facto l’un des principaux alliés de l’EI, puisque la Turquie et l’EI ont un ennemi commun, les Kurdes. Ne parlons pas des armes livrées par la France (le Front Al Nosra fait du bon boulot, disait Fabius) aux djihadistes et qui se retrouvent entre les mains des combattants de l’EI. Ne parlons pas non plus de « l’amitié » entre la France et le Qatar, grand propriétaire parisien et l’un des premiers financiers de l’EI. Ni de l’Arabie Saoudite qui a dépensé et dépense encore des milliards pour diffuser l’islamisme le plus obtus, le plus guerrier, le plus intolérant, cet islam qui est le fond de sauce de l’idéologie de l’EI, mais qui nous achète des « Rafales » et finance le rachat des « Mistral » par l’Égypte...
Inutile de chercher dans tout cela une logique, de débusquer des complots sournois, de voir partout la main de Washington. Les États-Unis ne peuvent plus et ne sont plus les « maîtres du monde » – sauf dans les phantasmes des nostalgiques de la guerre froide – et les diverses puissances impérialistes sont aussi myopes que les marchés financiers, aussi volatiles et aussi incapables d’arrêter le cours des événements qu’elles ont largement contribué à déclencher.
L’offensive militaire contre l’EI – les bombardements aériens en Irak et en Syrie – n’a rien donné. De l’avis de tous les commentateurs, le bombardement de Raqqa par les avions français avait surtout une portée symbolique. L’entrée en jeu de la Russie ne constitue d’ailleurs par un « tournant » décisif et, au risque de froisser les admirateurs du maître du Kremlin, il y a bien peu de chances que les bombes russes soient plus efficaces que les bombes américaines ou françaises. Pour exterminer les djihadistes militairement, il faudrait envoyer au moins 100.000 soldats au sol et occuper le pays pour des décennies, sans être certain du résultat car une telle occupation produirait inévitablement de nouveaux djihadistes, ailleurs, en Afrique où ils sont déjà très actifs (Mali, Kenya...) ou ailleurs.
Il ne reste que la « stratégie du chaos » : circonscrire le chaos mais le laisser perdurer comme abcès de fixation et exploiter sans vergogne les bénéfices annexes. Le menace de guerre est toujours utile pour contraindre les peuples à se taire et laisser leurs dirigeants mener tranquillement leurs petites affaires.
Prendre les problèmes à la racine
Pour terminer avec ces premiers éléments d’analyse, il est nécessaire de prendre le problème à la racine. Et la racine, c’est la totale domination du « capitalisme absolu ». Les djihadistes de l’EI sont à des égards le produit et l’image sinistre du capitalisme de notre époque.
Il y a d’abord le vide terrifiant produit par la « mondialisation » et le triomphe absolu du mode de production capitaliste. Les États-nations, les peuples, les cultures, les langues, tout cela est passé à la moulinette mondialiste. Rien ne doit résister. Il ne doit rester que des consommateurs interchangeables et des travailleurs jetables. Des idéaux émancipateurs nés dans la Grèce antique et repris en Europe à partir du mouvement des communes libres au Moyen Âge jusqu’aux grandes révolutions et au mouvement ouvrier, il ne doit rien rester. La liberté consiste à pouvoir choisir entre une dizaine de marques de céréales disait voici une vingtaine d’année un commentateur d’un grand journal économique britannique. Aveu de taille : la liberté qu’ils nous chantent, c’est la liberté de nous faire consommer, d’abrutir la jeunesse avec leurs jeux vidéos débiles, de débiter la culture en « produits culturels », de bouffer leur merde standardisée produite par l’industrie chimique, de réduire toutes les relations humaines à des relations marchandes, de fabriquer des individus hors sol, arrachés à toute existence vraiment humaine. Laissé à sa seule dynamique, le capitalisme mène inéluctablement à l’effondrement de toute civilisation humaine. Les recherches sur l’homme bionique et la fabrication artificielle des hommes indiquent avec la plus grande clarté le fond de l’affaire : nos sociétés sont travaillées en profondeur par ce que Freud appelait pulsion de mort, c’est-à-dire l’aspiration au retour au non-organique. Vide de pensée, vide d’espérance : comment ne pas comprendre qu’un certain nombre de jeunes, las de ce bonheur frelaté qu’on leur propose se laissent happer par une idéologie qui restaure la promesse, celle de l’apocalypse et leur ouvre la perspective d’une vie de combat pour un idéal, aussi abject cet idéal pût-il nous sembler. Après la destruction du « communisme historique du XXe siècle », la dislocation du mouvement ouvrier réduit à se battre le dos au mur, l’islamisme promeut l’idéal d’une société universaliste (à condition de se soumettre à la loi de Dieu) et relativement égalitaire puisque l’EI promet de garantir un toit et à manger pour tous et débarrasser de la toute-puissance de la marchandise.
En même temps et de manière paradoxale seulement en apparence, le djihadisme exprime pleinement cette pulsion de mort. Le kamikaze souhaite mourir ; au lieu de « s’éclater » en boîte ou avec des substances illicites, il s’éclate au sens propre en tentant de faire mourir le maximum de gens. On a décrit le froid mépris des tueurs abattant leurs victimes inconnues. Mais ce modèle-là, ils le connaissent et ne l’ont pas appris dans le Coran mais tout simplement en suivant l’actualité sociale. Le froid cynisme du capital, licenciant, condamnant à la misère d’un seul acte, d’un SMS parfois, des milliers de travailleurs, considérant l’homme comme une marchandise, à acheter et à vendre « librement » sur le marché du travail, voilà le facteur premier qui produit l’effondrement de toutes les valeurs morales et laisse le terrain libre pour les tueurs.
La lutte contre le « terrorisme » sans lutte contre le capitalisme, c’est de la « moraline », comme disait Nietzsche, des discours doucereux pour endormir les citoyens et faire avaler toutes les pilules amères qui vont s’appeler état d’urgence, interdiction des manifestations, régression sociale au nom de « l’union nationale » et toutes sortes d’autres choses dont nous parlerons dans un prochain article.
Le 16 novembre 2015
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