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Des infortunes de la Vertu ?

Par René Merle • Débat • Mardi 21/09/2010 • 1 commentaire  • Lu 2491 fois • Version imprimable


Des perspectives immédiates :

Dans un échange récent, Denis Collin pointait l’impuissance pratique des « actions » minoritaires, qui, sous couvert de défendre la « vraie ligne juste » [1], ne dépassent pas le stade du témoignage, de la dénonciation, de la présence électorale sans grandes espérances.

Il leur opposait la présence nécessaire dans les formations qui peuvent être vraiment efficientes pour « faire bouger les choses »[1] : les syndicats et, politiquement, le parti socialiste, à tout le moins, dans celui-ci, les courants qui refusent l’idéologie libérale chère à Tony Blair, Veltroni et DSK.

Sans illusions, sans doute, sur des changements fondamentaux, car, dans le meilleur des cas, les objectifs défensifs des syndicats, et les perspectives de gestion des socialistes, visent, si possible l’« amélioration », l’« humanisation » du système économique et social actuel. 

Ce qui n’a rien de méprisable et de négligeable, loin de là. Il en va ainsi depuis la naissance du mouvement ouvrier et des courants politiques sociaux-démocrates. On sait comment, à partir des épouvantables conditions de vie qui furent celles de la classe ouvrière naissante (l’exemple anglais des années 1840-1850 est terrifiant), la conjonction des luttes populaires et des besoins du marché ont abouti, dans les pays capitalistes occidentaux, à des conquêtes sociales majeures, à une élévation générale du niveau de vie, et, comme le montre Pierre Assante [2], à la généralisation de formes de redistribution du capital échappant en partie à la logique de l’échange marchand capitaliste : les services publics, si menacés aujourd’hui, qui sont une garantie fondamentale du fameux « vivre ensemble » et du Bien commun.

Mais l’on peut mesurer aussi combien ces progrès ont été accompagnés d’une intégration quasi totale des couches populaires aux idéologies que suscite le capitalisme et dont il se conforte, afin de s’assurer un horizon indépassable. 

De la crise de civilisation et de l’éthique :

Pour autant Denis Collin pointe aussi, au sein même des formations qui ne s’en tiennent pas à ce réformisme intégrateur, l’évacuation de débats fondamentaux. Tant sur les buts (quid de l’émancipation par la fin du travail salarié ?), que sur l’incapacité à analyser « concrètement la nouvelle situation concrète » [1] (quid des nouveaux horizons d’une jeunesse désormais majoritairement insensible à notre fixation sur les réalités d’hier : le rapport au travail, à la nation, etc, ?). 
« La crise de civilisation dans laquelle nous sommes supposerait que nous soyons à même d’aborder ces questions sur le fond et non en nous contentant de jouer dans le carré de cour de plus en plus étroit où le capital tolère que nous puissions encore nous amuser », ajoutait-il.

Ce qui me renvoie à ce qu’il écrivait à chaud, après le 11 novembre 2001, dans un article « Sur l’objectivité des valeurs éthiques » [3]: « Nous sommes confrontés à deux nihilismes. Le premier nihilisme atteint ceux qui, animés par le phantasme de mort, veulent détruire non seulement la société occidentale, mais l’humanité elle-même. En face, nous avons le nihilisme hédoniste défendu par le néolibéralisme, celui qui prétend que l’ère de la domination du consommateur sur le politique est arrivée, ainsi que le soutient le PDG de Videndi Universal, M. Messier. Face à ces deux nihilismes, la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique ».

Neuf ans après, même si des amis, au nom d’un activisme pragmatique, se gausseront de l’entreprise (ah, ces intellectuels !), la tâche apparaît encore plus urgente.

On n’entrera pas ici, à propos de valeurs, dans la distinction, justifiée mais parfois byzantine, entre éthique et morale : l’essentiel n’est-il pas dans le contenu que l’on donne à l’une et à l’autre ? [4]. Le simple bon sens (la chose du monde la mieux partagée ?) peut nous indiquer que ces valeurs doivent être partagées par le plus grand nombre (ou imposées à lui ?), afin d’assurer une vie en commun digne de ce nom. Malgré tout, sans jamais avoir lu Kant et Spinoza, nombre de nos contemporains partagent sans doute encore la conviction que le respect de soi est inséparable du respect d’autrui, et que la quête du bonheur individuel n’est pas opposable à celle du bonheur commun.

Mais bien évidemment, tout détenteur de ce fameux bon sens s’est posé, se pose et se posera la question de la réalisation de ces valeurs, qui demeureraient sans cela de belles abstractions. Et, corrélativement, il ne pourra que se poser, plus ou moins confusément, la question de l’adéquation de la nature humaine à cette réalisation : en est-elle spontanément porteuse, ou faut-il qu’une loi morale la lui révèle et la lui impose ? 

De la jeunesse :

On pourrait sourire de ces interrogations scolaires si elles ne touchaient au vécu d’une jeunesse qui n’est plus seulement celle des classes dites moyennes. Et même au-delà, puisque la mode jeune a gagné en verticalité, jusqu’à atteindre les adultes, voire les « seniors », désormais tout aussi mobiles, transfrontaliers, assumeurs du désamour et recompositeurs familiaux, dès qu’ils en ont les moyens.

Certes, me dira-t-on, mais quel rapport avec notre crise de civilisation dans la phase actuelle du développement capitaliste ? Ne regardons nous pas ici vers le sociétal, cher à nos sociaux démocrates modernistes, alors qu’il faudrait traiter du social ?

Voire…

La dénonciation morale d’une société inégalitaire, où l’enrichissement privé d’une minorité a pour corollaire la frustration des besoins des exploités, est aussi vieille que l’Histoire. Au-delà des sympathiques pulsions humanitaires (et télégéniques) qui peuvent traverser notre société, pourquoi cette dénonciation n’est-elle pas un ferment révolutionnaire, en particulier dans une jeunesse pourtant en butte à mille difficultés d’études, d’emploi, de logement, etc. si elle n’a pas le soutien financier de papa maman et papy mamy ?

C’est sans doute que, plus que jamais, la quête du bonheur dans l’autonomie individuelle assumée (et donc la grande variété de ses réalisations), est immensément facilitée par les possibilités de consommation, de divertissement, de déplacements, de ruptures, qu’offre notre société capitaliste, et dont on veut légitimement profiter bien avant la retraite. Et même ceux qui n’en ont pas les moyens savent que cela est réalisable et peuvent toujours le vivre par procuration télévisuelle et/ou sur internet, ou l’anticiper par la fascination du jeu.

Il est évident que cette quête se dissocie de plus en plus du respect des morales et des devoirs ancestralement perpétués. Et, en ce sens, le monde capitaliste d’aujourd’hui n’apparaît pas le moins du monde oppresseur, bien au contraire. Dans la droite ligne du constat que dressait en 1848 dans son Manifeste du Parti communiste, le capitalisme délie l’individu de toutes les antiques sujétions morales et idéologiques, y compris les sujétions nationales. « Mourir pour la patrie », par exemple, ne concerne plus que ceux qui ont fait de l’armée un métier. Ainsi, le capitalisme triomphant permet à l’individu (encore une fois, répétons-le, s’il en a les moyens concrets) d’agir selon son bien propre, sans pour autant que sa liberté s’articule rationnellement sur celle des autres, sinon, pour aller vite, dans les grands messes fusionnelles et sociétales de la fête, de la rave party ou de la gay pride. 

Que faire ?

Dans ces conditions, on ne peut naturellement que s’interroger : au-delà des perspectives indiquées dans le premier point de cet article, comment être efficient ? Comment être en phase avec ces nouvelles réalités ? Quelles valeurs proposer et défendre ? Quel peut être le support social de ces valeurs ?

Il serait bien présomptueux de répondre en solitaire, et bien inefficace de réduire la réponse à un partage Droite - Gauche. Tout au plus pouvons nous constater combien la question morale est liée à la question des forces productives. En l’état actuel de ces forces, et dans une société où le salariat est le moyen d’existence de l’immense majorité, non seulement la conscience est générale que les besoins fondamentaux de l’existence devraient pouvoir être assurés à tous, mais que le développement inouï des capacités productives offre un champ (un leurre ?) infini d’intérêts et de plaisirs qui eux aussi devraient être accessibles à tous.

À condition d’avoir un revenu provenant de son travail, salarial ou artisanal… Il est frappant de constater, au hasard des conversations de la vie quotidienne, combien est grand le sentiment d’injustice par rapport aux inégalités dans la réalisation de ces possibilités. Mais si le comportement des privilégies de la fortune en scandalise beaucoup, ce sont avant tout les « assistés », érémistes, chômeurs, allocataires, et naturellement immigrés, que dénoncent bien des gens du peuple… La haine de l’oisif, que nos révolutionnaires d’antan dirigeaient contre les égoïstes fortunés, se retourne vers les plus faibles et les plus démunis. C’est dire qu’à partir d’une vision faussée (et savamment entretenue) des réalités économiques, une éthique de la solidarité fait grandement défaut. Une nouvelle expérience « de Gauche » pourrait-t-elle la revivifier, si elle fait l’économie des rapports de classe ? Qui ne se souvient du vertueux Lionel Jospin tétanisé par sa rencontre avec des grévistes…

À cet égard, un détour par l’Histoire n’est peut-être pas inutile.

En bon disciple de Rousseau et des antiques Stoïciens, Maximilien Robespierre, si injustement traité par la postérité, non seulement croyait que la République devait se fonder sur la Vertu, que l’amour de la Vertu pourrait juguler les mauvaises passions qui boursouflent la nature humaine, mais il affirmait que le peuple en était le détenteur naturel.

Il faudrait être naïf, nous venons de le constater, pour le penser aujourd’hui.

La République de la Vertu est tombé parce qu’elle reposait sur une conception morale unifiante, alors que les forces sociales composites qui le soutinrent initialement s’opposaient sur l’orientation concrète du nouveau régime : économie dirigée garantissant la survie des petits producteurs indépendants, (base sociale des Sans Culottes), ou liberté totale d’initiative dans le champ économique et social, comme le souhaitaient bien des hommes d’affaires républicains, dont on peut dire cyniquement qu’ils étaient dans le sens de l’Histoire.

Et à nouveau, sous la Seconde République, on verra les Démocrates socialistes mobiliser massivement petits paysans, boutiquiers et artisans pour la République démocratique et sociale, garantie de leurs modestes propriétés. On peut aussi encore cyniquement que le président qui la brisa était dans le sens de l’Histoire, lui qui ancra la France dans le capitalisme moderne.

Aussi généreuses soient-elles, les valeurs de propriété liée au travail individuel, et de responsabilité individuelle, proclamées par les Sans Culottes et par les Démocrates socialistes n’allaient pas dans le sens de l’Histoire. Elles le furent encore moins quand, devenues bien moins généreuses et étroitement corporatistes, elles amenèrent ces « couches moyennes » à s’opposer aux revendications naissantes du monde ouvrier. Opposition qui durera jusqu’à ce que ces couches soient phagocytées par la montée du salariat.

Dans la phase actuelle du développement capitaliste, la valeur de propriété a été massivement transférée d’une propriété de production (paysanne, artisanale) ou d’échange (commerce), à une propriété de sécurité personnelle (logement, épargne, voire actionnariat), liée aux différents travaux salariés qu’un individu pourra connaître sa vie durant. Et le jeunesse, aussi mobile, aussi « libérée » soit-elle, ne peut échapper à cette réalité.

Une des grandes responsabilités d’un mouvement démocratique et social sera sans doute d’arriver à persuader cette jeunesse que l’horizon national, loin d’être « ringard », peut être une garantie pour la maîtrise de notre destin collectif dans le « Bien commun ». Une autre grande responsabilité sera de réconcilier son désir d’autonomie individuelle avec la lucidité sur la réalité du capitalisme, robotiseur. Une responsabilité majeure, enfin, responsabilité hautement morale celle-ci, sera de clamer que la convivialité, la liberté individuelle, le refus de l’injustice qui sont le propre de la majorité de la jeunesse sont incompatibles avec la logique du système capitaliste.

Affaire à suivre…
 
 
René Merle
 
 
[1] Les guillemets sont de moi, et non de Denis Collin.

[2] http://pierre.assante.over-blog.com/article-l-anthroponomie-57236039.html

[4] Bon, je sais, nous sommes encore en septembre, et la Saint Denis tombe le 9 octobre, mais permettez-moi de citer encore à ce propos Denis Collin, Questions de morale, Armand Colin, 2003.

 

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Commentaires

par Pierre Montoya le Dimanche 10/10/2010 à 11:23

                                    On pouvait parfaitement concevoir d'être dans des courants ou tendances de gauche au SPD, au PSOE en Espagne, en Belgique, en Angleterre, à des époques ou ses Partis se proposaient encore de changer la société et qu'elles disposaient d'une base ouvrière , avec une culture politique et un langage commun à l'ensemble du Parti. Des Partis de masse avec pour la plupart des militants dotés d'une conscience de classe. Le PS d'aujourd'hui, comme le PSoe, le Parti travailliste et les autres  Partis sociaux démocrates européens ne correspondent en rien à ce qu'ils furent dans le passé. Ils n'ont plus le caractère de Partis de masse et démunis de toute conscience de classe. Ils sont définitivement gagnés par l'idéologie dominante et définitivement gagnés à la gestion zélée du système capitaliste. Il n'y a même plus au PS la distinction exercice du pouvoir et conquête du pouvoir. On alterne. Le change est donné à l'abandon des postulats de base par la nouvelle doctrine qui n'est que la bonne vielle politique sociale de l'église. Jaurès et Marx  et tous les autres sacrifiés sur l'autel de Rerum Novarum et puisque c'est Tony Blair qui le dit, pourquoi ne pas le croire. D'ailleurs à la lecture de la nouvelle "déclaration des principes" du PS on en est vite convaicu. Le Comte Albert de Mun à bien fini par avoir la peau de Jaurès.
                                    Il y a tout de même des ailes gauches dans ces Partis, qui n'ont plus le contenu politique qu'elles avaient et surtout elles sont devenues confidentielles. Dans le même temps, une myriade d'organisations et d'associations politiques se constituent à gauche sur des positions de gauche, bien sur avec les contradictions que celà suppose. Le chemin est long, certes mais ne fut il pas encore plus long de 1830 à l'unification de 1905. Ce qui en fait traduit une volonté de recomposition et d'en finir avec les dérives depuis la scission de 1920. Les ailes gauches sont si confidentielles qu'elles ne sont même pas perçues par l'opinion. Elles sont devenues une affaire de microcosme, contrairement à ce que fut le luxembourgisme, le caballerisme ou tout simplement en France "la gauche révolutionnaire" ou la "Bataille Socialiste" et les rôles ne sont plus les mêmes, le contenu politique non plus. Mais pourquoi donc fleurissent des organisations ici et là et parfois simplement locales. Pour quoi les ailes gauches ne drainent plus les militants les plus conscients. Dans le même temps les Partis traditionnels se réduisent à de simples appareils électoraux au sein desquels se cotoient les élus et ceux dont la seule aspiration est de le devenir, dans une vaste course à l'échalotte. Ces Partis sont devenus des réducteurs de l'horizon politique et ils ne sont plus les instruments pour quoi ils ont été fondés. Il faut savoir changer l'outil quand celui ci est cassé. Les événements se chargeront de dégager de nouveaux instruments. Ces éclosions politiques sont des promesses d'avenir et leur unification sera la preuve de leur maturité et pour murir, il faut du temps.



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