(La rédaction de la Sociale)
Nous écrivons cet éditorial à un moment de grande transformation et de crise profonde du capitalisme, tel que nous l’avons connu au cours des 15-20 dernières
années.
Bien connue, la crise financière, dont personne n’est capable d’identifier avec exactitude ni la portée ni, d’autant moins, la durée, commence à toucher gravement la soi-disant économie réelle avec laquelle elle est étroitement connectée.
Cette crise de système n’est pas comme les autres « crises » récurrentes, c’est-à-dire un réalignement du système lui-même sur de nouveaux équilibres, avec des conséquences limitées à la réorganisation des sphères d’influence des dominants, mais contient en elle d’intéressantes nouveautés avec de probables retombées idéologiques et culturelles en partie déjà visibles.
Avant tout, c’est la première fois, depuis des décennies que les mythes de la soi-disant « globalisation » et du libre marché sont mis à dure épreuve par la réalité spectaculaire des faits : l’intervention des gouvernements des USA et des grands pays industrialisés du monde a soutenu les banques, les sociétés d’assurance et les firmes automobiles (ces dernières étant déjà en pleine décomposition avant l’actuelle crise financière) a été le signe tangible et irrécusable pour comprendre que le « libre marché » n’est rien d’autre qu’une invention abstraite face au capitalisme réel. Il a été possible de toucher de la main une règle désormais assurée : quand les choses se mettent à aller mal, les États reprennent leur intervention dans l’économie – même en violant les pactes internationaux en vigueur – et mettent la main à la poche … des citoyens !
Sans vouloir contrarier ceux qui parlaient de la fin des États nationaux et de leur influence sur la sphère économique, nous assistons à un évènement qui ne s’est jamais réalisé avec une telle force depuis l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui : la frénésie interventionniste étatique au secours des entreprises et des branches en crise. Les gouvernements de France et d’Allemagne parlent ouvertement d’ignorer les critères de Maastricht, chose qui suscitait la perplexité et le tapage voilà cinq ans alors que les deux puissances européennes dépassaient le seuil des 3% de déficit. Aujourd’hui les gouvernements se rendent compte que le même soutien matériel au capitalisme, en phase de crise aiguë, passe par de fortes injections d’argent public et que le fanatisme libériste[1] de Maastricht peut bien être mis de côté quand il s’agit de sauver le système lui-même de ses « dégénérescences ». Le même argent, refusé pendant des années quand il s’agissait de relancer – par des investissements publics massifs – une économie affligée par une crise structurelle de vingt ans, l'argent épargné de manière obsessionnelle par la réduction des services sociaux et par la gestion des biens publics avec des coupes sombres, des privatisations et des reventes, est aujourd’hui prodigué sic et simpliciter, parce que le système d’accumulation est temporairement enrayé.
Ces experts de la finance, il y a quelques mois encore gourous obsédés des vertus du libre marché, des déréglementations et des libéralisations, parlent de la nécessité de revoir certains mythes jusqu’à hier considérés comme intouchables. Erreurs de prévision ? Incapacité d’analyser ? Non, sauf des cas désespérés, il ne s’agit que de pure idéologie, vendue comme or pour des buts bien précis, jusqu’au moment où il n’était plus possible de le faire. Le libérisme, nous l’avons déjà dit plusieurs fois, est l’arme de la colonisation économique réelle organisée par les plus forts pour enfoncer les plus faibles. En Europe, cette idéologie, devenue pratique, a servi à démanteler brutalement, non seulement le bien public sous la forme de services garantis par l’État (l’État social ou le welfare state comme il plaît à la classe dirigeante), mais aussi (et surtout) un système économique qui se réglait sur un équilibre entre un capitalisme privé plus ou moins arriéré et le rôle de l’État soutenant quelques secteurs sensibles. L’histoire des privatisations des banques et des entreprises publiques dans l’Italie des années 1990 est paradigmatique du changement de cours pris par le capitalisme à partir de cette époque. Les occasions de profits, spécialement de nature financière et spéculative, étaient trop attirantes pour ne pas susciter une confrontation entre les dominants avec ses amples répercussions, entre le vieux capitalisme d’État et les nouvelles formations de pouvoir. Et pourtant, l’État, en dépit de la rhétorique libériste, ne s’est jamais éclipsé ou mis hors jeu. Il a simplement reconverti son rôle et révisé l’équilibrage de ses actions entre défense du capital et résidus du contrôle des secteurs sensibles de l’économie avec les réductions corrélatives dans les services d’assistance.
Le capitalisme régulé et assisté des années 70 et 80 s’est transformé en capitalisme intégralement assisté et dérégulé à partir des années 90. Les interventions massives constatées ces derniers mois sont seulement le couronnement d’une politique apparemment contradictoire (correspondant au capitalisme réel) faite de déréglementation du marché, de vente du patrimoine, de libéralisation et, même temps d’aides ex post de l’État aux entreprises. L’argent public est donc dépensé pour le fonctionnement de ce même système insolvable et privé de toute garantie sociale ou sur le plan du travail. Le même système que celui que les États-unis ont construit. Un cercle vicieux qui s’est effondré au moment où le délire de la déréglementation a produit ses effets inévitables. Et pourtant il y a un aspect, banal autant que décisif, sur lequel les sources d’information font silence. De nombreux billettistes, pour expliquer la crise en ont imputé la responsabilité au manque de règles claires au soutien du bon fonctionnement du marché. Rarement, les mêmes billettistes se demandent la raison d’un tel manque de règles, de liens, de restrictions et de contrôles. Souvent, il semble presque que tout dépende de mauvaises évaluations, d’erreurs grossières, ou, pire encore, de la simple incompétence des responsables. On feint de ne pas voir la gigantesque pression exercée par les grands groupes pour dicter la loi à des gouvernements complètement asservis et complices, pour en dominer totalement l’action en en déterminant les grands choix. À qui profite la libéralisation sauvage des marchés financiers sinon aux acteurs dominants de la finance ? La racine profonde de cette crise est dans la terrible redistribution de la richesse déplacée du capital productif vers le capital financier, toujours plus avide de profits sûrs et réalisables en des temps brefs. Aucune incompétence, aucune distraction, aucune erreur : c’est un jeu conscient d’une puissance gigantesque, entre les très vastes intérêts mis en cause.
La crise actuelle, donc, est le résultat de l’inévitable implosion d’un système qui, en redistribuant d’énormes parts du revenu du travail vers le capital et du capital productif vers le capital spéculatif, a manifesté impitoyablement ses tendances et ses tensions impossibles à supprimer.
Cela dit, naturellement, nous n’allons pas nous enrôler dans la cohorte des sempiternels « catastrophistes », prompts à entrevoir dans chaque crise économique la fin du capitalisme. Les ressources matérielles et idéologiques de ce système de production et de relations sociales sont énormes et on peut parier que, la tempête passée, et non sans conséquences naturellement, on retournera, bien sûr avec quelques correctifs, à l’idolâtrie du marché et à une nouvelle stabilisation du système. Il est certain que la phase du libérisme proclamé comme autosuffisant, dans lequel l’État joue son rôle en sourdine, apparemment (mais seulement apparemment) aux marges de l’échiquier, semble en effet sur le déclin. Le libérisme assisté est dorénavant explicitement déclaré nécessaire à la survie du capitalisme.
Non seulement fétiche idéologique, qui a accéléré les processus de désintégration culturelle et morale des sociétés, le libéralisme capitaliste montre son visage réel contradictoire : utopie formellement égalitaire, déjà en elle-même cause de désagrégation et d’atomisation, qui coexiste avec la pratique quotidienne oligarchique d’un pouvoir ultra-concentré. Contradiction qui s’est véritablement exaspérée dans les dernières années, dans une paradoxale et continuelle accélération, bien compréhensible, que ce soit de la légitimation idéologique libérale dans sa version contemporaine, avec tous les mythes corrélatifs (liberté économique, mérite, concurrence, progrès matériel, subjectivisme exaspéré, relativisme éthique ou moralisme compensatoire) ou que ce soit de la domination oligarchique effective.
Au développement de la foi dans l’égalitarisme abstrait des possibilités et du mérite aliéné a correspondu le développement du caractère oligarchique et ultra-monopolistique du pouvoir capitaliste sur une échelle globale : les deux visages d’un même mal social.
Les thèmes constants de cette revue, d’autre part, sont tant la critique philosophique de fond de la pure utopie capitaliste qui devient légitimation idéologique du soutien au système, que la critique du capitalisme réel et de son inévitable et évident fonctionnement oligarchique.
Bien plus que la crise qui a suivi le 11 septembre 2001, pour laquelle les commentateurs et les analystes se sont laissés aller jusqu’à parler d’une césure historique entre un avant et un après ce tragique événement, cette crise, il s’impose ici de le relever, ouvre des scénarios inédits non pas sur la fin prématurée (ou non) du capitalisme désormais hors de contrôle, mais sur sa nature de modèle de développement inéluctable et sans alternative. Il s’agit donc d’une césure qui pourrait avoir des répercussions culturelles importantes, défaisant la légitimité populaire dont le système se nourrit à travers ses deux fétiches contextuels du progrès matériel et de la liberté apparente.
Selon nous s’est ouverte dans le camp capitaliste la même phase de décomposition idéologique que celle qui s’était ouverte dans la Russie brejnévienne et qui, après quelques décennies, a conduit à l’implosion de l’URSS : le jouet s’est brisé et maintenant, au lieu de promettre le développement et le bien-être pour les générations futures, il apparaît toujours plus comme une machine folle et capable de produire de la misère et des deuils pour des millions de personnes.
Seul l’acte de foi inconditionné des élites économiques et politiques – en compagnie de quelques « marxistes scientifiques » – dans la science et dans le progrès (ceux-ci vidés aussi de toute leur charge positive et d’amélioration du sort des humains), acte de foi qui est l'apanage des multinationales qui voudraient dicter la scansion de la vie (en plus des comportements humains), cherche refouler une insinuante et inquiétante question que des millions de personnes se posent concernant le futur du monde.
Ce qui est en jeu est en effet de la plus haute importance et ne regarde pas seulement les aspects économiques, pourtant pertinents, de la crise mais la valeur existentielle et morale de l’homme contemporain lui-même qui voit s’effriter sous ses pieds les certitudes que les apôtres du positivisme moderniste avaient si savamment construites.
Qui ne comprend pas cet aspect de la crise capitaliste en acte est destiné à ne pas comprendre l’ampleur de la mutation commencée il y a des années et seulement amplifiée par l’inévitable crise économique et financière actuelle. Qui ne comprend pas la connexion entre le nihilisme social des relations et du mode de production capitaliste est destiné à se limiter à une critique purement moraliste de ce qui existe, ou, à l’extrême opposé, à se limiter à une critique économique obtuse.
En effet, le capitalisme contemporain, fluide, post-bourgeois et post-prolétariat (en termes de conscience de soi d’une classe) contient en lui-même des conséquences sociales bien plus graves que le vieux capitalisme, puisque, avant tout,il tend par son propre fonctionnement à une mutation tendancielle anthropologique de l’homme en uniformisant la personnalité sur un modèle non seulement consumériste-matérialiste, mais aussi sceptique-nihiliste, couronné bien sûr par des correctifs à court terme de caractère moraliste.
C’est d’une nouvelle échelle de valeurs dont on a besoin, non d’une social card ou d’un nouveau monde plus ou moins multipolaire et pourtant toujours lié à la domination sur des millions d’exploités ; ce dont on a besoin, c’est d’une alternative à l’enfer social de la société moderne, avec ses faux mythes construits sur l’individualisme le plus exaspéré, sur la désolidarisation des liens familiaux et communautaires, sur l’absence de spiritualité et sur le matérialisme consumériste le plus mesquin.
Sur ce point, se positionner à droite ou à gauche de l’arc politique parlementaire est franchement risible, parce qu’il est évident que les deux sont le miroir à deux faces du même horizon culturel, basé sur le nihilisme social de l’Occident.
Ceci n’empêche que demeure nécessaire l’analyse des structures de pouvoir réelles et des éventuelles brèches qui pourraient s’ouvrir. Mais une telle analyse doit être développée en ayant bien claires à l’esprit les fins ultimes de l’action politique, en faisant abstraction de toute division idéologique facile et de caractère exclusivement identitaire formaliste. Il est possible et juste d’essayer d’avoir une influence politiquement même sur le plan contingent, mais pour le faire il est nécessaire d’adapter avec précaution les moyens aux fins ultimes poursuivies, en subordonnant la tactique à la stratégie et la stratégie à une vision de fond enracinée et complexe des relations sociales et humaines, rejetant donc la logique politique suicidaire de l’agrégation exclusivement symbolique et émotive (celle par exemple qu’ont faite les partis communistes en Italie jusqu’à la fin de la ruineuse expérience du gouvernement Prodi).
Il est urgent, à l’inverse, de devenir capable de construire une alternative culturelle et politique qui puisse innerver les consciences des hommes et des femmes et rende concrètement pensable et praticable la possibilité de vivre en dehors de la marchandisation des rapports humains et de la logique systémique de l’individualisme structurel.
C’est dans les phases de crise aiguë de l’Histoire qu’apparaissent des idées nouvelles, des nouvelles manières d’interpréter et de penser le futur. Nous entrevoyons dans la nouvelle perspective théorique du communisme que nous sommes en train de mettre en avant (la synthèse du communisme et de la communauté) la réponse à ces exigences. Une force culturelle qui pourrait se diffuser à condition de réussir à être une « alternative existentielle » complexe à la société capitaliste qui dissout tout lien social, dans un esprit nouveau de libération individuelle et sociale.
Un communisme qui, loin d’abriter des utopies messianiques qui n’arrivent jamais et des abstraites rédemptions collectives inexistantes (dont le revers symétrique et inévitable est l’individualisme nihiliste et relativiste), pose cependant comme centrale la question de l’équilibre délicat entre individu et collectivité, cassant l’opposition aussi facile que fallacieuse entre collectivisme universaliste abstrait et individualisme, et permettant de lier le particulier, en en préservant l’unicité et l’intégrité, à l’universel.
C’est un parcours ardu, mais franchement l’unique digne d’être accompli, tant parce que les temps l’imposent que parce qu’analyser l’état des choses présentes sans tenter d’esquisser un hypothétique futur possible est une tâche qui devient à la longue autoréférentielle.
Décembre 2008
[1] Nous gardons l’italien « liberismo », « liberista » qui désigne le libéralisme réduit au simple marché libre – sans possible confusion avec le libéralisme politique.
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Avis à la population sociale pour actualisation de l'omission : je précise que c’est exprimé en langue française que j'avais pu l’acquérir en DVD (on peut toujours se le procurer sous cette forme car c'est très bon document) les faits : Dominum Mundi, L'Empire du management Pierre Legendre.. ici ci-dessous extrait où tout n'est pas sous-titré ou téléchargement possible à prix réduit http://www.medici.tv/#/movie/138/
images horribles la guerre, l'argent en est toujours le nerf.. Lien signalé dans la revue mensuelle L’Histoire de juin 2008 p.31 du n°332 www.bium.univ-paris5.fr/1418/debut.htm
Voix spirituelles V Alexander Sokurov 1995 2’58’’ www.medici.tv/#/movie/2347/
2’37’’ Le son du néant ? www.medici.tv/#/movie/1546/