Mais il n'était pas besoin d'attendre Marx et 1848. Hegel faisait remarquer que l'égalité en droits na vaut que dans la mesure où les individus sont égaux par ailleurs. Tous les citoyens sont égaux devant l'impôt, puisqu'ils peuvent tous bénéficier des mêmes exonérations fiscales réservées aux investisseurs immobiliers, à condition évidemment qu'ils aient les moyens d'investir dans l'immobilier. C'est pourquoi Hegel considère l'égalité en droits seulement comme la première forme, la plus abstraite de la liberté – elle signifie seulement que tout individu est au moins la propriété de lui-même. Mais le développement de la liberté, selon Hegel s'accompagne des plus grandes inégalités. Tout cela mérite des commentaires plus développés.
Les bonnes raisons ne manquent donc pas pour soupçonner l’égalité en droits de n’être que la légitimation idéologique d’inégalités sociales qui ne proviennent plus (directement) de la naissance mais de la propriété. Comment le disait ironiquement Anatole France, les riches ont autant que les pauvres le droit de coucher sous les ponts.
Pourtant le mot même d’égalité continue d’agir comme un ferment révolutionnaire. Non pas parce que derrière la revendication égalitaire se nicherait l’envie – ainsi que l’affirment les théoriciens libéraux – mais parce qu’il n’y a pas de liberté sans égalité. Le gouvernement des hommes libres, c’est le gouvernement des égaux et l’égalité n’est pas une question de grosseur du portefeuille mais une question de domination : Marx dénonçait ce « communisme grossier » obnubilé par l'égalité des revenus et, inversement, les patrons égalisent volontiers les salaires vers le bas. Dans l’inégalité qui existe entre ouvrier et capitaliste, le problème le plus fondamental n’est pas que le capitaliste gagne beaucoup plus que l’ouvrier – car il pourrait se faire que ce ne soit pas le cas – mais qu’il soit le représentant du capital qui soumet l’ouvrier aux exigences de l’accumulation. C'est pourquoi le mouvement syndical n'a pas toujours été égalitariste dans le sens de ce « communisme grossier ». En réclamant que le travail qualifié soit mieux payé que le travail non qualifié, ou encore que les anciens aient de meilleurs salaires que les débutants, en imposant des grilles salariales, le mouvement syndical pourrait sembler avoir encouragé les inégalités au sein du salariat. Mais ces inégalités prenaient place dans un combat d'ensemble pour limiter le pouvoir du capital sur le travail et pour obtenir une baisse du taux d'exploitation qui devait profiter à tous et pas seulement aux ouvriers les mieux payés. On aura raison de remarquer que ces échelles de classifications des salaires ont été aussi utilisée par la classe dominante comme un moyen pour diviser le mouvement ouvrier. Mais il en sera toujours ainsi tant que se poursuivra la lutte entre capital et travail.
La revendication égalitaire, la seule sérieuse, exige, comme le disait le congrès de la CGT de 1906, « l’abolition du salariat et du patronat ». La révolution de 1789-1793 a posé, même sous des formes abstraites, la question de la liberté comme non-domination, car c’est là le sens moderne du républicanisme et on en voit les prémisses dans les années les pires de la révolution, par exemple dans le débat sur les subsistances où l’on a vu Robespierre défendre la taxation des produits alimentaires de base, contre les Girondins qui défendaient la loi du marché au nom de la liberté conçue comme non interférence du pouvoir politique. L’histoire s’est chargée d’apprendre que la république reste l’instrument de domination d’une classe sociale tant que les rapports sociaux de production assurent la domination de classe et que la réalisation de l’idéal républicain de la non-domination implique la transformation radicale des rapports sociaux. C’est pour cette raison que la république, au sens du républicanisme (voir notre Revive la République, A.Colin, 2005) peut et doit constituer un levier essentiel de l’émancipation sociale.
Les classes dirigeantes savent bien le potentiel subversif que garde l’égalitarisme. Les idéologues de la domination s’évertuent à détruire l’égalitarisme, dénoncé comme une forme sournoise de totalitarisme. Mais ces discours ne suffiraient pas. On détourne la revendication égalitaire par une revendication proche mais parfaitement inoffensive pour l’ordre existant : la non-discrimination : personne ne peut être empêché d’être capitaliste en raison de la couleur de sa peau ou de ses préférences sexuelles … ou encore : les pauvres blancs doivent avoir autant le droit d’être SDF que les pauvres noirs. La substitution de la non-discrimination à l’égalité a d’abord été engagée « à gauche » : au moment où Mitterrand, au nom de l’Europe, engage la France dans une politique entièrement tournée vers les besoins du capital financier, apparaît fort opportunément un mouvement « antiraciste » (SOS Racisme) qui va très vite faire de la non-discrimination son cheval de bataille – patronat notamment toutes les initiatives visant à la « réussite » (capitaliste, cela va de soi) de jeunes issus de l’immigration – aujourd’hui on dirait « issus de la diversité ». Mais très vite la droite comprend tout le profit (dans tous les sens du terme) qu’elle peut tirer de cette substitution. Et c’est pourquoi l’actuel président de la République en a fait un de ses thèmes politiques centraux.
Cette double offensive contre l’égalité, offensive frontale et offensive par dénaturation, n’est pourtant que l’hommage du vice à la vertu. Le vieil égalitarisme a la peau dure. La déconfiture du PS en est peut-être une preuve négative : champion de la non-discrimination à la place de l’égalité, défenseur des classes moyennes supérieures et en tête dans toutes les guignolades débiles si caractéristiques de notre époque, telle la « gay pride », ce parti est en train de perdre tout appui dans les classes populaires. Inversement, on sait que les revenus pharaoniens des patrons et leurs parachutes dorés concentrent les haines sociales. On s’étonne parfois que le salaire d’un PDG scandalise plus que celui d’un joueur de football ou d’une vedette du spectacle. C’est tout simplement que les derniers ne sont pas considérés comme des exploiteurs alors que chacun reconnaît dans le train de vie de nabab des premiers sa propre sueur. Preuve, s’il en était encore besoin, que c’est bien toujours la question de la domination qui constitue le cœur des revendications égalitaires.
Denis Collin
Auteur de Le cauchemar de Marx (Max Milo)
NOTA : Une version courte de cet article est parue dans le numéro du 13 juillet 2009 du journal L’Humanité.
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Un réseau pour l'égalité - Fédération des maisons médicales : "[6] L’égalité toujours subversive, http://la-sociale.viabloga.com/news/l-egalite-toujours-subversive. Denis Collin est professeur de philosophie."