Beppe Grillo, soudain découvert par la gent médiatique française alors que des centaines de milliers de français suivaient déjà son blog, était présenté comme une sorte de « Coluche » jusqu’à ces élections législatives. Depuis, le ton a un peu changé, car il a eu le tort, ou plus exactement les candidats présentés par son mouvement (lui-même n’étant pas candidat) ont eu le tort, de faire 25,55% des voix à l’assemblée italienne, et 23,79% au Sénat. Alors, on compare moins Beppe Grillo à « Coluche » qu’on n’évoque plus ou moins ouvertement … Mussolini. Rien que ça !
Sans approuver toute l’orientation politique de Beppe Grillo, il faut dire haut et fort que cette comparaison, comme d’ailleurs celle avec Berlusconi que la même presse, curieusement, n’avait pas l’habitude de trouver mussolinien, est injurieuse, et cela d’abord envers le peuple italien, plus encore envers ce peuple qui a voté pour les candidats du mouvement de Grillo, qui semble bien avoir été avant tout ce « peuple de gauche » héritier des luttes italiennes contre le fascisme, et aussi cette jeunesse en révolte contre l’interdiction qui lui est faite par le capital d’avoir un avenir. La masse de l’électorat du « Mouvement 5 étoiles » vient de l’un et de l’autre : un peuple de gauche lassé de voter pour d’ex-communistes toujours plus néolibéraux, et une jeunesse venue pour la première fois aux urnes où rien auparavant ne l’attirait.
Beppe Grillo n’est pas du tout un inconnu en Italie, et cela depuis longtemps. Acteur et comique, il fut progressivement évincé des chaines de télé de Berlusconi et se posa en critique moral de la corruption et des injustices, refusant les contacts avec le monde médiatique officiel dont il était issu et qui avait commencé à l’ostraciser, et alimentant un blog qui était depuis plusieurs années un phénomène fort intéressant. C’est progressivement qu’il est conduit à jouer un rôle politique de type « tribunicien », assumant le rejet de l’oligarchie mafieuse perçue à juste titre comme dominant les partis existants, après comme avant l’opération Mani pulite au début des années 1990. Le 3 octobre 2009 il lance un mouvement politique, le « Mouvement 5 étoiles », qui n’a aucune structure partidaire ( pas d’adhésions, pas d’élections internes, pas de cotisations) mais consiste seulement en un logo dont Grillo est le propriétaire. Les « 5 étoiles » revendiquées sont : le caractère public de l’eau ; la nécessité de transports « durables » ne brûlant pas d’hydrocarbures ; le « développement » ; la « connectivité » ; l’ « environnement ». Selon un entretien récent avec son supporter Dario Fo paru dans la presse italienne, la date choisie pour lancer son mouvement se référerait à celle de la mort de saint François d’Assise (3 octobre 1226), ce qui ne manque pas d’intérêt : François d’Assise passa d’abord pour un hérétique, un empêcheur de tourner en rond, et fut finalement maintenu dans l’église catholique et promu comme fondateur d’un ordre monastique dont la contribution à la reproduction rénovée de l’ordre féodal et hiérarchique de la société fut fondamentale …
Lors des référendums d’initiative populaire de 2011, puis dans les élections partielles de 2012, ce mouvement a marqué des points, et a réalisé sa percée dans le contexte de la crise ouverte au sommet du capital et de la classe politique italienne, avec la démission de Monti, l’homme de la seule politique possible, de l’Union Européenne et de Goldman Sachs, et ces récentes élections anticipées. Se portant à la rencontre des gens sur les places publiques dans les villes grandes, petites et moyennes et dans les villages, comme aucun autre ne l’a fait, tout en refusant tout entretien avec des média italiens, Grillo y a vu une affluence montante et a adapté son discours, au départ centré sur des thèmes écologistes voire décroissancistes, sur l’exigence de démocratie et le rejet de la corruption. Le fil conducteur est resté « Qu’ils s’en aillent tous », mais en cours de route les thèmes du refus de la taxe foncière et de la réforme du marché du travail instaurées par Monti, de la sortie possible de l’Italie de l’euro par un référendum sur le retour à la lire, et à présent de la nécessité de « renégocier la dette publique », ont fait irruption et se sont affirmés comme des questions centrales.
Les commentateurs qui traitent Grillo de « populiste » voire de « Mussolini » feraient bien de faire montre d’un peu d’humilité : la monnaie, sa mise en cause (incomplète, d’ailleurs) de la dette soi-disant publique, comme la nécessité de transports ne brûlant plus d’hydrocarbures, sont des questions tout à fait sérieuses, et l’interdiction de les discuter émise par les pontifes de la « démocratie » officielle n’est que le contraire de toute démocratie. Le plus drôle est l’indignation de certains devant ce thème à l’évidence d’un « populisme » échevelé : revendiquer un revenu minima pour toutes et pour tous et une semaine de travail de 20 heures ! Mussolini, Hitler, Ben Laden, on vous dit …
Il semble bien, ceci dit, que des thèmes complotistes, à sous-entendus et rémanences antisémites, soient fréquemment repris par Grillo, qui aurait en outre une fâcheuse tendance à voir « le Mossad » chez beaucoup de ses contradicteurs. C’est possible.
Mais avant d’en faire un « Mussolini », nous devons comprendre les limites qui donnent leurs bases à d’éventuelles dérives. Grillo arrive sur une table à la fois rase et très encombrée : celle de la politique du XX° siècle, et pas seulement l’italienne. Mais particulièrement, emblématiquement, l’italienne : pays des conseils ouvriers en 1919-1920, l’Italie fut aussi le pays du fascisme, de l’Eglise catholique et du plus puissant parti stalinien au monde en dehors du bloc soviétique. Ce parti, le PCI, fut ensuite le PC le plus « moderne » et finalement il occupa à lui seul la place du plus grand parti social-libéral d’Europe occidentale. Toutes les forces politiques en Italie parlent au nom du « peuple » et ne combattent pas le capital, mais seulement « la finance » et « les excès », toutes, même Berlusconi. Tous défendent « les PME », ces petites et moyennes entreprises de Lombardie ou de Toscane, qui doivent leur existence historique - chut défense de le dire … - aux meurtres, aux viols et à la terreur fasciste du début des années 1920 qui détruisirent les systèmes d’organisation collective du travail des municipalités, ligues agraires, syndicats et coopératives du premier socialisme italien (et aussi parfois de la première démocratie chrétienne). Tous affirment, la Ligue du Nord en tête, que le chef d’entreprise « productif » n’a rien à voir avec le capital financier « étranger ». En vérité, tout capitaliste n’est qu’un faisant fonction du capital. Le profit qu’il récolte ne provient pas de « son » entreprise mais de l’exploitation commune du travail par sa classe, et il le récolte proportionnellement au capital qu’il a investi. Cette réalité, exposée dans le livre III du Capital de Marx, est une réalité cachée de nos sociétés. Bref, la défense des « travailleurs » en général contre « la finance », voire contre « les fonctionnaires », est bien quant à elle, pour ces raisons historiques, un thème qui va de Grillo à Berlusconi, mais que l’on retrouve chez Bersani, dirigeant du PD, l’ex-PCI devenu parti « du centre ».
Celui-ci a fait pour sa part 29,54% des voix à l’assemblée (dont 25,4% pour le PD et 3,3% pour un mouvement se présentant comme beaucoup plus à gauche, SEL, « Gauche, Ecologie et Liberté »), et 31,63% au Sénat (dont 27,43% pour le PD, 3% pour SEL, et 0,18% pour le résiduel « parti socialiste » italien). De toute évidence, le souhait des « marchés financiers » et de « l’Europe » était qu’après la chute de Berlusconi et le rejet de Monti, le PD puisse former un gouvernement autour de lui pour pouvoir continuer la même politique, malgré les quelques « infléchissements » cosmétiques de Bersani. Le rejet des sortants et le caractère « captif » de l‘électorat de gauche, toujours lié au PD par des structures traditionnelles, associatives, municipales, culturelles, syndicales … remontant au PCI, devait assurer ce transfert, une fois de plus. Et cela n’a pas marché : le « peuple de gauche » a pour une grande part décidé de ne plus se faire avoir, et il a utilisé pour cela Beppe Grillo. On fait avec ce qu’on a …
Conséquence : le score du PD et de ses alliés est insuffisant pour former une coalition gouvernementale. Il faut d’autre part constater ici la faiblesse du résultat de la coalition « Révolution civile » (Rivoluzione civile), un peu imprudemment proclamée Front de gauche à l’italienne avec dynamique à l’appui, par Jean-Luc Mélenchon voici quelques semaines. Evidemment ceci est plus facile à dire après coup, mais il faut faire attention aux analogies : les « marées citoyennes » ont un fond commun mais ne surviennent pas toujours où on voudrait. Rivoluzione civile groupait les deux PC « maintenus », le Parti de la Refondation Communiste et le Parti des Communistes Italiens, avec les Verts -dont c’est cependant l’aile réputée la plus « à gauche » qui a formé SEL et s’est coalisée avec le PD … - et surtout avec le mouvement « Italie des valeurs ». Créditée par les sondages de 4% à 6% des voix, et classé par les commentateurs tantôt à « l’extrême-gauche » tantôt au « centre gauche », ce groupement a été largement débordé sur sa gauche par B. Grillo revendiquant haut et fort la réduction du temps de travail à 20 heures par semaines pour donner des emplois à tout le monde, un référendum sur le retour à la lire et la renégociation de la dette … Il vient de faire 2,24% des voix à l’assemblée et 1,79% au Sénat et n’a aucun siège.
Si nous regardons maintenant « la droite », en tête nous avons Silvio Berlusconi dont les partisans font 29,18% à l’assemblée, dont 21,6% à son parti Popolo della libertà et 4,1% à la Ligue du Nord, et 30,72% au Sénat dont 22,3% au PdL et 4,33% à la Ligue du Nord. De même, et plus encore, qu’à gauche la base électorale du PD a été siphonnée par Grillo, à droite la base électorale s’est majoritairement portée sur Berlusconi, évidemment candidat du capital, mais qui n’était pas le candidat des allées du pouvoir et en tout cas pas de Bruxelles et de Berlin, d’où son succès.
Qu’il s’agisse d’un corrompu dont on pourrait, si l’on n’avait que ça à faire, discuter de savoir quelle est la part du « cochon » en lui comparé à notre DSK national, n’avait objectivement aucune raison de dissuader un électeur de droite normalement constitué, un petit bourgeois italien, de voter pour lui, qui symbolise par excellence cette « réussite » de « l’Italie des PME » dont l’apologie est le fond de commerce de la quasi totalité des listes en présences. Cela dit l’électeur de droite aurait voté pour un autre si l’échec précédent et l’effondrement, laissant une trainée d’affaires et de procès non réglés, de ses années de pouvoir, n’avaient été dépassés par une autre question : celle de la situation du capital italien, de l’indépendance nationale et de la souveraineté du pays. En novembre 2011, ce n’est pas une « révolution citoyenne » qui a renversé l’indigne, le pourri, le bouffi … Berlusconi, c’est la pression des marchés financiers et des autres Etats européens qui ont imposé l’union nationale autour du gouvernement Monti pour « rembourser les déficits ». Berlusconi a opéré son « retour » en se positionnant démagogiquement contre cette union nationale et les coups qu’elle avait portés aux biens et aux droits du peuple italien. Et si cela a marché, c’est que la plaie est ouverte, que le problème est très réel.
Nous pouvons maintenant nous résumer par deux derniers chiffres, ceux des scores des partisans de Mario Monti à l’assemblée et au Sénat : 10,56% et 9,13% des voix !
Le candidat de l’union nationale, qui avait déjà réalisé dans les deux années précédentes une telle union nationale, soutenu par « les marchés », le candidat de la seule politique possible, de l’évidence, du bon sens, de ceux qui savent compter, s’est fait ratatiner. Mais il n’y a pas pour autant eu une insurrection révolutionnaire contre lui et contre tout ce qu’il représente. Les révolutions sont recherche d’une issue. C’est plutôt l’absence d’issue qui s’est exprimée à la base de l’électorat italien. L’électorat « de gauche » traditionnel s’est presque à moitié déplacé vers Grillo, et l’électorat « de droite » traditionnel a largement voté Berlusconi. Il n’y a pas de débouché politique révolutionnaire évident qui ressorte du vote italien, et à cet égard les Portugais, avec le mouvement « Que la troïka aille se faire voir », les Bulgares, qui viennent de chasser leur gouvernement et qui manifestent pour la nationalisation démocratique de l’énergie et la formation d’une véritable assemblée nationale, et, au Sud et pas loin, les Tunisiens et les Egyptiens, qui ont renversé leurs dictateurs et s’affrontent maintenant à leurs successeurs islamistes, sont si l’on veut plus avancés dans la recherche d’une véritable issue que les Italiens (ou que les Français). Chemin difficile et semé d’embûches …
S’il ne s’agissait que d’une crise électorale à la base, à la fois dans les électorats de gauche et de droite, les élections italiennes n’auraient pas été le catalyseur de la crise européenne qu’elles sont. Il y a une autre donnée.
Monti réduit au dixième ; l’indignation contre l’Union Européenne et contre les pressions allemandes, exprimée de manière démocratique ou de manière démagogique, prenant la première place dans les thèmes de la campagne ; et finalement un tableau de « rejet de l’Europe », comme disent les journalistes, c’est-à-dire rejet de la supposée « union » dite européenne, cela dans un pays qui, nous disait-on en 2005, n’aurait jamais dit « Non à l’Europe », un pays où l’on « aime l’idée européenne », un pays qui, avec l’Allemagne, ignore « le jacobinisme » (et est passé par le fascisme …). En terme convenus : « l’Italie ne veut plus de l’Europe », mama mia ! Qu’est-ce à dire ?
La clef du problème est que c’est le capital italien lui-même, les classes dominantes, qui constate que depuis quelques années, « l’Europe » lui enlève plus qu’elle ne lui apporte. La mise du pays en état de souveraineté limitée en novembre 2011, et sa mise simultanée en coupe réglée, ont provoqué un profond traumatisme, pas seulement dans la jeunesse et parmi les couches populaires. C’est bien le capital italien qui se déchire et qui hésite. N’aurait-il pas une meilleure carte à jouer en sortant de l’euro ? N’est-il pas en train de se faire siphonner par l’Allemagne ?
Avant même ces élections italiennes, les palinodies autour du budget de l’Union, les signes de détérioration dans plusieurs pays (Grèce, Irlande, Espagne, Portugal …) avaient amorcé la réouverture de la crise soi-disant conjurée depuis l’automne dernier par les rachats massifs de dettes publiques opérées par la BCE. Mais les « fondamentaux » n’ont en réalité pas cessé de se détériorer et ce qui s’est passé en Italie exprime une situation d’impasse, y compris du point de vue des classes dominantes.
Cela finira par aller mieux, « c’est une question de cycles », avait pourtant dit François Hollande …
VP, 3 mars 2013.
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