On connaît l’hostilité du peuple, dans sa grande majorité, à la politique qui se mène sous l’étiquette « commission européenne ». D’où le rejet massif du prétendu « traité constitutionnel européen », une coproduction signée Giscard d’Estaing avec dans les rôles-titres les éminences socialistes et cléricales de toute l’Europe. Mais force est de reconnaître que la coalition des « non » de 2005 n’a jamais pu se transformer en force politique. Il est vrai qu’une coalition des « non » ne peut pas être une force positive, puisque ses membres ne s’accordent que sur ce qu’ils refusent, c’est-à-dire sur rien ! À l’intérieur de cette coalition, en effet, on trouve une large fraction de fédéralistes européens (de Fabius à Mélenchon et Besancenot) qui ne refusaient le TCE que parce qu’il n’était pas assez européen et pas assez « social », d’où la concentration du tir sur la troisième partie de ce traité alors même que les deux autres parties imposaient des principes politiques autrement contestables mais que les européistes « nonistes » se sont refusé à analyser (voir « Il n’y a pas de la troisième partie »). Ces européistes « nonistes » étaient surtout composés de socialistes, d’une partie des communistes (Francis Wurz) et des diverses variétés de gauchistes (LCR, LO, alternatifs de tous poils). À côté de ce premier groupe, on trouvait des républicains « de gauche », c’est-à-dire hostile au TCE parce qu’il niait la définition de la république comme démocratique, laïque et sociale: le TCE limitait l’exercice de la souveraineté populaire, imposait la reconnaissance des autorités religieuses et mettait en pièces le droit social des États au nom de la concurrence libre et non faussée. Dans ce camp des républicains démocrates, laïques et sociaux, on trouvait le PT et pour une large partie le MRC de Chevènement ainsi que quelques petits groupes socialistes assez isolés dans leur parti. Le dernier bloc des « nonistes » était formé des « souverainistes » nationalistes, qu’il regrettassent les grandes chimères gaullistes et ses rêves de grandeur nationale (les séguinistes « nonistes » par exemple), ou que leur opposition souverainiste fût motivée par l’idéologie de la France chrétienne et éternelle depuis les Clovis et les Capétiens (Paul-Marie Couteaux, par exemple), le tout mélangé d’une bonne dose de xénophobie (De Villiers, Le Pen).
On voit bien que la transformation de la victoire du « non » de 2005 en alternative politique était parfaitement chimérique. Même une fédération des « non de gauche » (socialistes fabiusiens, « emmanuelliste » ou « mélenchoniens », communistes, LCR, MRC, « antilibéraux » et POI) ne pouvait être qu’un attelage bigarré impossible à constituer. Ce que l’on a bien vu lors de l’élection présidentielle de 2007.
Laissons les rêveurs d’une « Europe sociale » à leurs rêveries et les fédéralistes européens à leur impossible fédération. Essayons de comprendre pourquoi les républicanistes défenseurs de la souveraineté de la nation ne dépassent pas le stade de petites minorités, régulièrement éjectée de la scène lors des consultations majeures. J’y vois plusieurs raisons :
-
Notre position (parce que je me situe bien évidemment de ce côté-là) apparaît comme purement réactionnelle. Aussi légitime qu’elle puisse être, elle semble consister seulement à dire « non », à faire demi-tour et revenir à une souveraineté nationale qui n’a jamais existé ou qui avait pour corollaire (un peu oublié…) l’existence de la France comme puissance impérialiste et coloniale. Je sais bien que ni les camarades du POI, ni ceux de la Sociale, ni les « républicains citoyens » n’ont de nostalgie pour cette France-là. Mais pour ceux qui nous lisent et nous écoutent, les choses sont certainement moins claires.
-
La sortie pure et simple de l’UE (que je n’ai jamais défendue, en ce qui me concerne) paraît aussi impossible que dangereuse. On peut la proclamer quand on se réunit en petit cercle où les discours n’ont que peu de portée. Mais imaginer la sortie de l’euro, le rétablissement des frontières, notamment douanières, la dévaluation massive du franc rétabli, c’est se préparer à des difficultés importantes pour une industrie française largement intégrée au niveau européen et mondial et, qu’on le veuille ou non, une baisse sévère du pouvoir d’achat dans un pays où l’industrie nationale ne pourrait pas du jour au lendemain prendre la relève des industries étrangères ou basées à l’étranger. Ce n’est pas un scénario-catastrophe, mais le minimum que doivent envisager les partisans de la sortie de l’UE. Il faut être prêt à ne promettre au pays que « du sang et des larmes », car n’en doutons pas la facture serait d’abord payée par les couches populaires. Et évidemment un gouvernement se prétendant représentant du peuple serait vite confronté à une crise sociale sérieuse.
-
Les jeunes générations, bien qu’elles soient autant sinon plus méfiantes vis-à-vis de la construction européenne que les plus anciens, ne perçoivent pas du tout les questions selon les mêmes termes que le républicanisme traditionnel. La seconde guerre est maintenant lointaine et avec elle le souvenir de la résistance. Comme se sont éloignés les combats anticolonialistes et pour l’indépendance nationale des pays colonisés (Algérie, Vietnam). L’anti-européisme dans la jeunesse n’est qu’une partie de l’hostilité générale aux politiciens et à la classe politique. Mais en même temps, les plus jeunes voyagent beaucoup plus – et pas seulement dans les classes aisées – et ressentent souvent beaucoup moins nettement l’attachement national. Il suffit de fréquenter un peu les jeunes gens entre la terminale et la fac pour comprendre que leurs références sur ce plan sont à mille lieues des nôtres. Et cependant ils ne sont souvent pas plus satisfaits de l’ordre existant que nous...
Il est nécessaire, pour bien comprendre tout cela d’aller au fond des choses, à leur racine. Et la racine, c’est que le concept de souveraineté est problématique. Il en existe au moins deux versions qui sont pratiquement antinomiques. La version hobbesienne, largement reprise par Hegel (même s’il y a chez Hegel une inconséquence notoire relativement à sa philosophie de l’histoire vue globalement) et ensuite par les théoriciens italiens du fascisme comme Gentile, pose comme corollaire de la souveraineté nationale l’état de guerre entre les nations – aucune nation ne peut véritablement être tenue par un traité. La souveraineté nationale s’identifie à la politique de puissance. L’autre version, celle que l'on trouve chez Rousseau et Kant et que je reprends à mon compte (voir Revive la république, Armand Colin, 2005) ne pose la question de la souveraineté que comme celle du peuple législateur mais elle s’inscrit nécessairement dans le cadre de la recherche de la « paix perpétuelle » pour reprendre une formule sur laquelle Rousseau et Kant ont réfléchi sérieusement. Cette conception de la souveraineté suppose le respect de la souveraineté des autres peuples, le refus de toute politique coloniale et la recherche d’accord de paix et de coopération stable en vue de former une « société des nations » (Kant) dans laquelle chaque nation sera à l’échelle de cet ordre cosmopolitique comme comptant pour un citoyen. Mais une telle « société des nations » ne peut être un « super-État » et par conséquent les décisions communes supposent un consensus et doivent donc se limiter à ce qui peut être l’objet d’un consensus entre nations ayant des traditions, des organisations politiques, des systèmes économiques différents.
À une Union Européenne technobureaucratique et entièrement au service des objectifs de formatage des nations selon les critères de la gestion capitaliste, nous devons opposer une confédération des nations d’Europe unies sur quelques principes simples :
-
Une politique étrangère convergente, plutôt qu’unique, basée sur la recherche la paix, la sortie de l’OTAN, la coopération avec les pays pauvres et l’engagement pour une paix perpétuelle en Europe.
-
Une coopération économique fondée sur une union douanière, c’est-à-dire la liberté de circulation des marchandises à l’intérieur de la confédération et des barrières douanières négociables avec les divers pays du monde aux frontières de la confédération.
-
La reconnaissance de droits « cosmopolitiques » pour tous les citoyens de la confédération : liberté de circulation et d’établissement et l’existence d’un cours supranationale compétente pour juger de la protection des libertés individuelles et politiques.
Tout cela pourrait être détaillé et peut-être même faire d’objet d’un projet complet. Mais sans une telle perspective qui combine les justes revendications à la souveraineté nationale et les bonnes raisons d’être « européen », les défenseurs républicains de la souveraineté de la nation resteront confinés au rôle de Cassandre de l’Europe, impuissants à agir sur la situation politique.
Denis Collin – le 15 janvier 2010.
Articles portant sur des thèmes similaires :
- Le basculement du monde - 11/09/24
- Comment envisager l'avenir sans désespérer? - 16/12/19
- En finir avec le régime sanguinaire des mollahs - 26/11/19
- Continuons le débat sur la laïcité - 24/10/19
- Pour un XXIe siècle plus heureux? - 07/09/19
- Povera Italia - 26/08/19
- l’affaire Andrea Kotarac, membre de la FI qui appelle à voter RN… - 20/05/19
- « Il nous faut un parti » réflexion entendue sur un barrage… - 11/02/19
- Pour la défense de la souveraineté de la nation et des droits sociaux - 11/01/19
- La souveraineté d'une république laïque, démocratique et sociale, n'est-ce pas suffisant pour rassembler? - 20/12/18
Je reconnais la pertinence de vos arguments, cela va être dur de sortir de l'UE, mais y rester sera de plus en plus néfaste pour nos libertés et pour les rares conquêtes sociales qui nous restent. Si il faut expliquer que nous devons passer par une période difficile, une « période spéciale », comme a été dit à Cuba, pour reconquérir notre liberté, nous devons le faire. La situation n'est bien sûr pas tout à fait la même, mais regardez, on promettait la ruine de l'Inde à Ghandi si il sortait de l'Empire britannique. Il y a eu des moments très difficiles, mais aujourd'hui regardez le résultat.